Le mille-feuille des politiques publiques, ou le retour du vieux monde edit
C’est irrésistible. Réduire la fiscalité est intensément populaire mais coûte cher à l’État. La tentation naturelle est de cibler les réductions sur des catégories bien précises, si possible celles qu’il est politiquement utile de séduire. Pour séduire au-delà des bénéficiaires directs, on en vante les mérites économiques avec des intitulés ronflants. Ça, c’était le B.A.BA du vieux monde, mais Macron semble en avoir redécouvert toute la saveur pour sortir de la crise des gilets jaunes. Le problème est que ça ne marche pas.
Une étude très soigneuse[1] montre comment ça se passe. Elle examine la baisse de TVA sur les restaurants mise en place en 2009. Le taux est alors passé de 19,6% à 5,5%. A l’époque, le manque à gagner pour l’État a représenté quelque 3 milliards d’euros, une somme qui continue chaque année à disparaître des recettes publiques, pour un montant certainement de plus en plus élevé. La promesse d’alors était de faire baisser les prix de la restauration (objectif : plaire au Français moyen friand de sorties culinaires), de stimuler l’emploi dans le secteur (objectif : faire baisser le taux de chômage) et d’y encourager les investissements (objectif : relancer la croissance après la crise financière). Tout ce beau raisonnement était basé sur l’idée que les prix de la restauration allaient baisser pour répercuter intégralement la baisse du taux de TVA, encourageant ainsi la fréquentation des restaurant et donc l’emploi. Pour s’assurer que ce serait bien le cas, le gouvernement avait convoqué les États généraux de la restauration, une expression aux relents délicieusement révolutionnaires. Cette réunion avait produit un inévitable Contrat d’Avenir, résumé ainsi par le Conseil des Ministres qui a suivi (source : http://discours.vie-publique.fr/notices/096001375.html) :
« Contrepartie à cette mesure, un contrat d'avenir a été conclu par l'Etat et neuf organisations professionnelles de la restauration à l'issue des États généraux de la restauration, qui se sont tenus le 28 avril dernier. Ce contrat traduit les engagements pris par la profession en matière de baisse des prix, de création d'emplois, d'amélioration de la situation des salariés et de modernisation du secteur.
Les organisations professionnelles signataires se sont engagées, dès l'entrée en vigueur du taux réduit de TVA, à répercuter intégralement cet allégement sur les prix d'au moins 7 produits, pour que chaque client puisse bénéficier d'une baisse de prix de 11,8 % sur un repas complet. Les restaurateurs identifieront les produits bénéficiant de cette réduction.
Les professionnels s'engagent également sur un objectif de 40 000 emplois supplémentaires en 2 ans, par la création de 20 000 emplois pérennes et le recrutement de 20 000 jeunes en alternance. Par ailleurs, une négociation sur les salaires et la protection sociale sera ouverte sans délai avec les syndicats de salariés, et devra aboutir d'ici la fin de l'année 2009.
Enfin, les professionnels engageront des investissements de modernisation du secteur. Un fonds de modernisation spécifique sera mis en place.
Un comité de suivi, composé des signataires du contrat et de personnalités qualifiées. Il rendra public chaque semestre les indicateurs de suivi. »
D’après l’étude, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Elle évalue la baisse moyenne de prix à 2%, ce qui ne surprendra pas les cyniques. Dans ces conditions, on ne peut pas s’attendre à une augmentation sensible de la consommation et donc de l’emploi. De fait, l’analyse ne détecte aucune augmentation d’activité : pas plus de repas, pas plus d’employés ni d’heures travaillées pas les employés. Mais alors, où sont passés les 3 milliards d’euros de baisse de TVA ? Plus de la moitié a été accaparée par les restaurateurs eux-mêmes, dont les profits ont augmenté de 24%. Le reste a été consacré à une modeste augmentation des salaires des employés, de l’ordre de 1%, et à une hausse des prix perçus par les fournisseurs des restaurants, évaluée à 5%.
Tout ceci est conforme à ce qu’aurait pu prévoir l’analyse économique. La concurrence est bien imparfaite dans la restauration, comme dans la grande majorité des activités, on parle en jargon économique de concurrence monopolistique, et ce n’est un oxymore. Dans ces conditions, les prix incorporent une rente de situation. C’est ce que confirme la faible baisse des prix au bénéfice des consommateurs. La baisse de TVA a simplement permis d’accroître la rente, et celle-ci a été récupérée par ceux qui se la partageaint, en fonction de leur pouvoir de marché. Très peu donc pour les employés, un peu plus pour les fournisseurs, la plus grosse part est allée aux restaurateurs. Les États généraux de la restauration étaient une mascarade et le contrat d’avenir n’a duré que le temps de sa déclaration solennelle.
Cette expérience est intéressante à plus d’un titre. Elle montre que les aides catégorielles que les politiques adorent ne produisent généralement pas les effets annoncés, même quand on essaye de les encadrer par des grandes réunions médiatiques du type des États généraux. Ces aides servent à accroître les rentes et, peut-être, à gagner des voix aux élections qui suivent, au détriment de l’intérêt général.
Ce que l’on voit aussi c’est la manière dont se complexifient les politiques publiques Il existe actuellement quatre taux de TVA et il faut plusieurs pages pour dresser la liste des produits soumis au taux intermédiaire (10%), au taux réduit (5,5%) et au taux super-réduit de 2,1% (dont la presse et « les 140 premières représentations théâtrales d'œuvres nouvellement créées ou présentées dans une nouvelle mise en scène »), sans compter les régimes spéciaux de la Corse et des DOM. C’est la même logique politique qui explique les centaines de niches fiscales que Macron avaient promis de supprimer, à juste titre, avant de reculer devant les pressions des rentiers concernés. Toutes aussi inefficaces (en général) et encore plus coûteuses sont les innombrables subventions accordées pour de nobles causes, en fonction des circonstances du moment, et rarement supprimées lorsque les circonstances ont changé ou leur inutilité a été établie. C’est ainsi que le célèbre mille-feuille budgétaire accumule des couches successives.
Tout ceci justifie le scepticisme face à un gouvernement qui annonce son intention à réduire le déficit public. L’étalon pour mesurer sa détermination est sans doute la destruction du mille-feuille. Les économies potentielles (réduction des dépenses et des avantages fiscaux) sont très significatives, tout comme les effets économiques en termes de croissance et d’emploi. La justification pour l’intérêt général est immédiate puisqu’il s’agit de réduire des rentes de situation financées par les contribuables. Le seul obstacle est la puissance politique des rentiers, individus ou entreprises. Devinez qui gagne !
[1] Youssef Benzarti et Dorian Carloni, “Who Really Benefits from Consumption Tax Cuts? Evidence from a Large VAT Reform in France”, American Economic Journal: Economic Policy 11(1), p. 38–63, février 2019.
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