10 mai 1981: le triomphe d’une stratégie longuement mûrie edit
Le 10 mai 1981 fut avant tout l’aboutissement victorieux d’une stratégie politique, celle adoptée par François Mitterrand dès 1962, après la révision constitutionnelle instaurant l’élection présidentielle au suffrage universel. Les gauches venaient d’être écrasées aux élections législatives et sa carrière politique personnelle était à l’arrêt. Les parlementaristes de toutes tendances avaient perdu leur combat contre « le régime de pouvoir personnel » du général de Gaulle. Les gauches n’avaient plus aucune perspective de pouvoir. C’est alors que Mitterrand, n’ayant pas renoncé à ses ambitions politiques, adopta la stratégie qu’à travers échecs et vicissitudes il poursuivit avec persévérance jusqu’à son élection le 10 mai 1981.
Cette stratégie comportait deux volets. Le premier était de réussir à incarner le combat de la gauche contre le gaullisme. Dès 1958 il s’était opposé résolument au retour au pouvoir du général de Gaulle. Après la révision de 1962, il condamna « le coup d’État permanent » dans un ouvrage où il se posa comme le principal adversaire du « régime de pouvoir personnel ». « Qu’est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme ? [...] J’appelle le régime gaulliste dictature », écrivait-il. Il s’agissait désormais de rassembler la gauche pour mener ce combat.
Le second volet était d’amener la gauche à accepter l’idée qu’une victoire présidentielle était le meilleur moyen de conquérir le pouvoir. Il avait compris, contrairement à la plupart des leaders de gauche, que la révision de 1962 allait transformer profondément le fonctionnement du système politique et s’imposer comme la consultation majeure. En outre, pour lui qui était isolé et sans organisation politique, ce type de consultation lui offrait une opportunité unique de jouer à nouveau un rôle politique. Dans son ouvrage d’entretien, Ma part de vérité, écrit en 1969, il déclarait : « Depuis 1962 j’ai toujours su que je serais candidat. »
À première vue, ces deux objectifs pouvaient paraître contradictoires. Comment unir la gauche sur une stratégie fondée sur l’utilisation d’une consultation qu’elle avait unanimement condamnée et qu’elle voulait supprimer ? Mitterrand atteignit cependant ces deux objectifs. Ce fut là une véritable prouesse politique. Il le fit de deux manières. D’abord, en se présentant à la première élection présidentielle au suffrage universel, en 1965, et ensuite en faisant fonds sur le résultat obtenu pour entreprendre l’unification de la gauche. Il parvint d’abord à obtenir le soutien de toutes les organisations de gauche, qui ne souhaitaient pas présenter de candidats – ce fut sa chance – et ensuite en mettant en ballotage le général de Gaulle puis en rassemblant 45% des suffrages exprimés au second tour, faisant ainsi la démonstration que la conquête du pouvoir au moyen d’une victoire présidentielle était un objectif qui pouvait être atteint un jour.
Ensuite en veillant continûment à préserver l’élection présidentielle dans les différents programmes élaborés successivement par les diverses organisations de gauche, dont le projet commun était la « suppression du pouvoir personnel ».
Au sein de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, d’abord, dont il était le président, puis ensuite à la tête du Parti socialiste, dont il prit la direction pour le refonder en 1971, il poursuivit avec ténacité et succès cet objectif. Il y réussit en opérant une distinction subtile entre le « pouvoir personnel » du général de Gaulle, qu’il combattit sans relâche, et les institutions de la Ve République qu’il s’efforça de préserver pour l’essentiel.
Dès sa campagne de 1965, les principaux jalons de sa stratégie étaient posés. Il limita au maximum les propositions de révision constitutionnelle. Sa courte plate-forme présidentielle condamnait certes le régime de pouvoir personnel mais, en même temps, il déclarait : « J’userai de tous les droits que la Constitution confère au chef de l’État ». Il alla plus loin encore en affirmant : « Nous avons ensemble souscrit un engagement au regard de l’opinion publique- ce qui veut dire que président je les mettrai en œuvre ». Dans son allocution télévisée du 22 novembre 1965, il déclara : « En dehors de l’article 16 qui donne des pouvoirs dictatoriaux au président de la République, aucun des articles qui assurent la stabilité du gouvernement ne sera modifié ». Et dans l’important discours qu’il prononça devant la Convention des Institutions Républicaines le 10 octobre 1965, il affirma : « Il ne faut pas enlever au peuple ce qui lui appartient, c'est-à-dire la désignation du chef de l’exécutif, il faut seulement remettre l’exécutif à sa vraie place et garder à l’arbitrage du président de la République sa valeur permanente ». Enfin, dans sa conférence de presse du 17 novembre 1965, il alla plus loin encore : « Tout en restant fidèle à ma conception d’un chef de l’État arbitre, je ferai en sorte que cet arbitre remplisse pleinement son rôle en veillant au respect des engagements pris et en stimulant la mise en œuvre des options fondamentales ». Cette conception de l’arbitrage se rapprochait de celle du général de Gaulle. Ce faisant, il affirmait la suprématie du président. Ce fut ainsi, paradoxalement, en incarnant l’espoir de la gauche de se débarrasser du « régime gaulliste » qu’il put l’amener progressivement à accepter, au moins tacitement, la suprématie présidentielle qui en était l’élément majeur.
Une fois à la tête du Parti socialiste, il continua de poursuivre simultanément ses deux objectifs. Unir la gauche – ce fut son engagement au Congrès d’Epinay d’opérer une « rupture » avec le capitalisme. Et la mener à la victoire – qui pouvait mieux y parvenir que le candidat unique de la gauche de 1965 ? Le Programme commun de juin 1972 consacra sa troisième partie aux institutions. Les communistes cédèrent sur presque tous les points en discussion. Certes, le texte établissait, plus clairement que celui du programme socialiste, une définition parlementariste du fonctionnement du régime. Il était ainsi précisé : « Il appartient au gouvernement responsable devant l’Assemblée nationale de déterminer et de conduire la politique de la nation ». Ce texte refusait ainsi la primauté du président de la République. Mais, comme cette primauté n’était pas inscrite dans la Constitution, cela ne changeait pas grand-chose.
Sa désignation comme candidat commun de la gauche à l’élection présidentielle de 1974 allait permettre à Mitterrand de renforcer considérablement son leadership sur la gauche et de lui imposer plus nettement encore sa vision des choses. Dans sa campagne, il accentua davantage encore le ralliement à la Ve République : « Si je suis élu, je ferai d’abord ce qui dépendra de moi. Et ce qui dépendra de moi de par la Constitution ce sera de nommer le Premier ministre. Ce Premier ministre, comme c’est parfaitement normal, je le choisirai parmi les députés socialistes, membres de mon groupe parlementaire. J’ai besoin d’un homme en qui j’ai une pleine confiance amicale et la certitude d’une compétence en même temps que l’exacte longueur d’onde ». « Mon gouvernement sera, selon l’expression de M. Pompidou, à l’image de la majorité présidentielle.»
Dans un entretien au journal Le Matin du 23 décembre 1977, il développa sa conception de la présidence : « Le président de la République en France est devenu indûment mais réellement le chef de l’exécutif et il a toujours été le chef de la majorité en place. Il est donc le chef de la coalition qui, aux élections, tentera de résister aux progrès de l’opposition. Le président de la République, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, est un homme engagé [...] Il essaye de combiner dans sa personne le rôle de président présidentiel qu’il est en réalité et le rôle de président-arbitre qu’il simule. Ce double jeu ne résistera pas à l’évènement. [...] Il est condamné par les institutions sinon par son tempérament à se conduire en chef de la majorité sortante qui peut être demain la minorité ». Il réaffirma cette position sur Antenne 2 le 9 octobre 1978 : « Puisque les institutions le veulent, le président de la République est devenu le maître absolu de toutes les décisions du pouvoir exécutif ».
Lors de sa campagne présidentielle de 1981, dans ses 110 propositions, trois seulement étaient consacrées aux questions institutionnelles. Dans son ouvrage Ici et maintenant, il indiquait quelle serait sa pratique des institutions s’il était élu. Elle était clairement présidentialiste : « Le nouveau président indiquera au pays le chemin à suivre et l’invitera à envoyer au Parlement une majorité en harmonie avec le choix présidentiel. [...] Puis il dissoudra l’Assemblée et constituera un gouvernement pour assurer la transition ». Et pour marquer encore davantage la primauté présidentielle, il déclara le 5 mai 1981, entre les deux tours de scrutin, s’agissant du gouvernement qu’il nommerait au lendemain de son élection : « Ce ne sera pas un gouvernement transitoire mais le gouvernement tout court ».
Le 10 mai, François Mitterrand devenait le premier président de gauche de la Ve République.
À peine élu, il déclara dans son interview du 2 juillet 1981 au journal Le Monde : « les institutions n’ont pas été faites à mon intention mais elles sont bien faites pour moi », avant de poursuivre : « j’exercerai dans leur plénitude les pouvoirs que me confère la Constitution. [...] Nul n’ignore, au sein du gouvernement, comme ailleurs, que le président peut à tout moment faire prévaloir l’opinion qu’il a de l’intérêt national ». Le 8 juillet, dans son message au Parlement, il affirmait : « Mes engagements constituent la charte de l’action gouvernementale. J’ajouterai, puisque le suffrage universel s’est prononcé une deuxième fois, qu’ils sont devenus la charte de l’action législative ». Il reprit à son compte la conception de la hiérarchie entre le président de la République et le Premier ministre qui était celle du fondateur de la Ve République, lors d’un entretien à la BBC le 8 septembre 1982 : « Il est entendu, déclara-t-il, […] que le Premier ministre doit s’écarter le jour où c’est nécessaire. [...] J’agis ou j’interviens pour ce qu’on pourrait appeler les grandes directions, les grandes orientations. [...] Le Premier ministre agit tout à fait à sa guise pour les problèmes de la vie quotidienne ».
François Mitterrand avait ainsi endossé les habits d’un président de la Ve République avant même de pénétrer à l’Élysée. Sa stratégie s’était révélée gagnante. Non seulement il avait été élu président de la République mais encore il avait réalisé une première alternance pacifique. Il s’affirmait bien ainsi comme le quatrième président de la Ve République. Sous ses deux septennats, celle-ci allait se perpétuer sans drame.
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