Allemagne: une élection à haut risque edit

10 février 2025

La campagne est entrée dans sa dernière ligne droite. Pour les partis qui étaient au pouvoir il y a quelques mois encore, les perspectives sont pour le moins inquiétantes : avec 15% des intentions de vote, la SPD pointe en troisième position, loin derrière l’AfD (20%). Les Verts sont à 12% tandis que les libéraux du FDP tournent autour de 4% : alors qu’en 2021, ils avaient obtenu 11,5%, l’un des meilleurs scores dans l’histoire du parti, ils risquent aujourd’hui de se heurter à la clause des 5% et ce faisant, de ne plus siéger au Bundestag. La CDU, de son côté, plafonne à 30%, une performance plutôt faible au regard du rejet que la coalition « feu tricolore » suscitait (85% selon une enquête de l’ARD), peu avant que le chancelier Scholz n’en annonce l’explosion.

Des protagonistes clivants et discrédités

La faute aux protagonistes, d’abord : Olaf Scholz, Robert Habeck, Christian Lindner. Les trois figures clés de la coalition de tous les rejets ont été désignées « têtes de liste » de leur parti – comme si les résultats des élections en Saxe, Thuringe et dans le Brandebourg (septembre 2024) n’avaient pas été entendus. Certains diront que l’avis des Allemands de l’est compte finalement peu dans cette élection : ils n’auront peut-être pas tort.

Il en va de même de Friedrich Merz : déjà peu apprécié pour ses positions en lien avec la guerre en Ukraine et plus globalement, le peu d’empathie dont il fait montre à l’égard de l’Allemagne de l’est, le candidat suscite une large aversion auprès de celles qui, socialisées à l’époque de la RDA, voient en lui le type même du conservateur rétrograde. En Allemagne de l’ouest aussi, il peine à rallier les voix des femmes, jeunes et moins jeunes. En cause : les critiques qu’il avait exprimées en 1997 à l’encontre d’un projet de loi visant à inscrire le viol conjugal dans le code pénal ; et plus récemment (novembre 2024), son opposition à un texte présenté par des députés de la SPD et des Verts visant à légaliser l'interruption volontaire de grossesse jusqu'à la douzième semaine. Merz, qui avait annoncé dès 2000 (!) vouloir briguer la chancellerie, était certes peut-être « inévitable » (Sara Sievert). Il n’en reste que pour beaucoup, il ne sera pas celui qui permettra à l’Allemagne d’apporter les réponses aux défis qui se posent au pays. En cause : son âge. À près de 70 ans, il est vu comme un homme de transition. Son successeur, probablement Hendrik Wüst, l’actuel ministre-président de NRW, aura fort à faire car le parti est encore loin d’avoir réglé ses comptes avec l’héritage d’Angela Merkel. Les récents soubresauts autour de la question migratoire en sont l’expression la plus éclatante.

Une campagne sans véritable débat de fond

Le fond, ensuite. La campagne n’a pas produit les débats d’idées que l’on était en droit d’attendre compte tenu du contexte géopolitique et des difficultés économiques auxquelles l’Allemagne est confrontée. Merz a bien évoqué ici ou là des décisions difficiles, notamment dans le secteur public, dans l’ensemble, les candidats semblent néanmoins surtout attachés à défendre le statu quo. Dans un pays dans lequel la peur a toujours été l’un des principaux ressorts de l’action politique (Frank Biess), promettre de la stabilité est le meilleur gage de succès. En 1957, le chancelier Konrad Adenauer avait été réélu sur la base d’un slogan : « Ne prenez pas de risques ! Votez Adenauer » (« Keine Experimente ! Wählt Adenauer »). De son côté, Angela Merkel doit une grande partie de sa longévité à sa capacité à produire de la stabilité à une époque marquée par une succession quasi ininterrompue de crises : économiques, financières et migratoires. Scholz l’a parfaitement intégré. La victoire de la SPD aux élections de 2021 s’explique aussi par l’image qu’il avait réussi à donner aux électeurs : celle d’un homme qui s’inscrirait dans la continuité des années Merkel. Aujourd’hui, le candidat axe sa campagne autour de cette même logique : lui seul disposerait du sang-froid (« Besonnenheit ») nécessaire pour affronter les crises du moment (Ukraine, relations transatlantiques) et garantir la stabilité du pays. Les affiches XXL que la SPD a placardées partout en Allemagne en jouent d’ailleurs ouvertement. Par-là, Scholz cherche aussi à accentuer le contraste avec Friedrich Merz dont le style claquant, souvent rugueux et parfois arrogant déstabilise nombre d’électeurs. C’est l’une des faiblesses supplémentaires du candidat de l’Union et probablement aussi l’une des raisons pour lesquelles les sondages restent bloqués à 30%. Pourtant, c’est justement ce style (moins l’arrogance) qui plait à l’international. Merz le sait et n’hésite pas non plus à en jouer pour marquer sa différence avec le chancelier.

L’Europe au cœur de la stratégie de Merz

La politique étrangère ne joue en règle générale qu’un rôle minime dans une élection de ce type. N’en déplaise à Friedrich Merz qui consacre une part importante de sa campagne à parler d’Europe. Son constat est simple et du reste, partagé par de nombreux analystes : les tergiversations et positions changeantes du chancelier sortant ont considérablement affaibli le poids du pays en Europe et l’ont placé en porte à faux avec la plupart de ses partenaires. Merz, qui s’inscrit volontiers dans la tradition représentée par Helmut Kohl et Wolfgang Schäuble, promet clarté et fermeté ainsi qu’une politique constructive au service d’un « agenda de souveraineté ». Emmanuel Macron appréciera.

Ramenée à la France, la démarche du candidat a ceci d’intéressant qu’elle replace le partenaire historique au centre du jeu. L’occasion pour lui de critiquer l’indifférence qu’Angela Merkel a opposée au président français – « une grossière impolitesse » (4 décembre) – durant les quatre années où ils étaient tous les deux au pouvoir. Le discours est pragmatique. Merz reconnaît que la relation avec la France est complexe ; elle reste toutefois un élément central (même si de moins en moins suffisant) de la politique européenne. Après quatre années de tourmente et de tempête, les conditions d’une relance semblent donc réunies. Une bouffée d’oxygène pour Emmanuel Macron, lui qui avait fait de la coopération franco-allemande l’un des axes de son projet présidentiel et de sa politique du « en même temps ».

Le volontarisme affiché par le probable futur chancelier est une chance pour l’Europe à un moment où celle-ci est confrontée à une « double accélération » (Thomas Gomart), géopolitique et géoéconomique. Mis au service d’une politique cohérente, intégrée et intégrante, il pourrait permettre à l’Europe de réaliser un nouveau saut qualitatif – dans le domaine de la défense notamment. La main tendue en direction de la Pologne, pays avec lequel Merz dit vouloir signer un traité d’amitié, en est un gage supplémentaire.

Déterminé à s’impliquer « beaucoup plus activement dans les grandes questions de la politique européenne » (23 janvier 2025), Merz devra néanmoins apprendre à composer avec les divergences et sensibilités de ses partenaires. Lui qui entend privilégier l’approche intergouvernementale a en effet laissé entendre à plusieurs reprises qu’il n’hésiterait pas à passer en force si la situation « l’imposait ». C’est notamment le cas de l’accord UE-Mercosur, rejeté par la Pologne et la France. À cela s’ajoute le fait qu’une victoire de Merz aux élections du 23 février renforcerait le sentiment, du reste déjà très répandu en Europe (et pas seulement en France et en Pologne), que l’UE est à la botte de la CDU. La rencontre Ursula von der Leyen – Manfred Weber – Friedrich Merz du 17 janvier à Berlin en aurait, pour certains, déjà posé les fondements.

Le défi de la gouvernabilité

Si la controverse suscitée par le soutien que l’AfD a apporté à la proposition de loi de la CDU/CSU sur l’immigration (31 janvier) ne manquera pas d’avoir des conséquences sur les sondages, elle ne devrait toutefois pas empêcher Friedrich Merz d’accéder à la chancellerie. Il n’en reste qu’elle pourrait passablement compliquer la formation d’une coalition de gouvernement – déjà rendue difficile par les attaques personnelles qui ponctuent les débats – et au final, la mise en œuvre d’une politique qui devra en tout état de cause réapprendre à composer avec des positions (parfois diamétralement) opposées. Dans un pays où la politique intérieure pèse lourdement sur les choix de politique étrangère (« Primat der Innenpolitik »), on en mesure tout l’enjeu.