Après les élections en Espagne, où en est-on? edit
Le résultat des élections législatives espagnoles de juillet dernier n’a pas été, et de loin, celui prévu par des sondages. Ils avaient donné en effet une confortable avance au Parti populaire (PP) d’Alberto Nuñez Feijóo, dans la foulée des élections régionales et locales remportées haut la main le 28 mai. Ce fut un résultat serré entre les deux coalitions concurrentes : celle de droite dominée par le PP qui, avec le parti d’extrême-droite, Vox, plafonne à 172 députés alors que la majorité absolue est à 176, et celle de gauche, dirigée par le Premier ministre socialiste sortant, Pedro Sánchez, avec l’extrême-gauche (Sumar), qui n’a au départ que 152 sièges garantis, mais peut espérer des ralliements (pas encore concrétisés à ce jour). Ce résultat ne permettrait pas de les départager lors d’un vote à la majorité relative puisque la coalition de droite semble n’avoir aucune marge au-delà de ces 172 voix, tandis que celle de gauche n’est pas certaine d’obtenir plus de oui que de non lors d’un vote d’investiture, même si elle se trouve remise en selle de façon inespérée. Le scénario du pire serait de devoir revoter dans les six mois, comme ce fut déjà le cas en 2016 et en 2019. Outre que cette éventualité minerait la confiance des électeurs dans leur classe politique et que rien ne garantit que le résultat permette ensuite de trancher, elle condamnerait l’Espagne au blocage politique et à l’ingouvernabilité. De façon compréhensible, chacun cherche à éviter cette répétition, et donc à négocier.
Les regards se sont tournés alors vers Junts, le parti indépendantiste catalan, dirigé par Carles Puigdemont, hier honni, aujourd’hui courtisé ! Ses sept députés, n’étant pour l’instant dans aucun des deux camps, semblent se poser en « faiseurs de roi », au moins arithmétiquement. Politiquement, il faut y regarder de plus près. A priori, Junts a le choix entre trois scénarios : (1) permettre l’investiture de Feijóo, (2) ne soutenir aucun parti de gouvernement et donc provoquer de nouvelles élections, (3) permettre l’investiture de Sanchez.
Le premier scénario se fonderait sur le calcul suivant : « portons au pouvoir à Madrid nos ennemis jurés, pour qu’en Catalogne nos électeurs perdus reviennent à nous ». Cette politique du pire serait très risquée. Une partie des électeurs pourraient en effet ne pas la comprendre ni l’accepter, et le résultat pourrait bien être, pour un Junts enfermé dans son discours indépendantiste et sur le déclin, l’inverse de celui recherché. On peut pratiquement écarter ce scénario même si Feijóo avait annoncé qu’il avait l’intention de prendre langue avec lui avant le vote d’investiture. Cette déclaration a créé un malaise réel au sein du PP. Depuis lors, Feijóo a cessé de faire semblant de croire que le dialogue avec Junts pourrait déboucher sur un résultat positif.
Le second scénario repose sur l’idée suivante : « cette investiture concerne l’Espagne, c’est-à-dire un autre pays et nous nous en désintéressons ». Ce serait cohérent avec la rhétorique indépendantiste de Junts mais ne le grandirait pas aux yeux des électeurs catalans dont l’indépendance a cessé d’être la préoccupation principale, du moins pour la majorité d’entre eux. En octobre 2022, Junts s’est fait expulser du gouvernement régional catalan où il était en coalition avec les indépendantistes de gauche de ERC et avec lesquels il est, depuis lors, en délicatesse. Le 28 mai, il n’a pas remporté la mairie de Barcelone comme il y prétendait, court-circuité par une curieuse alliance ad hoc du PSC (socialistes), du PP et du Podemos catalan. Et surtout, le 23 juillet, c’est le PSC qui a triomphé en Catalogne, où il a remporté 19 sièges, fournissant ainsi une contribution tout à fait significative à la remontada du PSOE dans toute l’Espagne. Dès lors, il est permis de penser qu’une répétition électorale ne serait pas du tout dans l’intérêt d’un Junts en petite forme, et qu’il ne s’y risquera pas.
Reste alors, par élimination, le troisième scénario. Si c’est finalement celui que choisit Junts, ce sera « faire de nécessité vertu ». Car, lors de la précédente législature, ce parti a voté systématiquement contre les propositions de loi du PSOE, et, en particulier, contre le budget, pas tant, d’ailleurs, en raison de désaccords insurmontables sur le contenu que pour imposer une image d´opposition radicale à « l´Etat espagnol » sur le thème : « plus catalan que moi tu meurs ! » Il s´agissait de se démarquer d´ERC, la gauche radicale catalane qui, elle, s’est comportée en allié plutôt fiable du gouvernement mais l’a payé le 23 juillet par un recul plus marqué que celui de Junts (de 13 à 7 sièges, là où Junts passait de 8 à 7). Soutenir aujourd’hui l’investiture de Sánchez ne va donc pas entièrement de soi pour Junts car il s’agirait d’une forme de reniement. C’est au regard de cette situation qu’il faut rappeler ici la brève déclaration de Miriam Nogueras, porte-parole parlementaire de Junts, le soir même du 23 juillet : « "Nous ne voterons pas l’investiture de Pedro Sánchez en échange de rien. »
Des trois scénarios, c’est bien l’investiture de Sánchez qui constitue l’hypothèse la plus vraisemblable. Il existe un espace pour la négociation, matérialisé notamment par le fait que Nogueras a soigneusement évité de mettre sur la table les deux revendications traditionnelles de Junts, maintes fois réaffirmées par Puigdemont lui-même : l’amnistie des indépendantistes condamnés et la tenue d´un référendum sur l´indépendance, deux revendications régulièrement rejetées par le PSOE comme inconstitutionnelles. En d’autres termes, lorsque l’on en vient aux choses sérieuses, Junts peut mettre la rhétorique indépendantiste entre parenthèses.
Mais il faut quand même qu’il obtienne quelque chose de substantiel en retour, qui permette de ne pas se présenter les mains vides. Tout l’objet de la négociation est alors de définir le substantiel en question.
La situation est donc aujourd’hui la suivante. Le 17 août, les Cortès se sont réunies et ont élu leur bureau. Celui-ci veille notamment à la constitution des groupes parlementaires et établit l´ordre du jour des débats : cela permet notamment de freiner ou au contraire d´accélérer la discussion des propositions de loi, ce qui a un impact certain.
La socialiste Francina Armengol a été élue au premier tour présidente du bureau par 178 voix (majorité + 2) contre 139 à la candidate du PP, Cuca Gamarra, Junts ayant voté pour Armengol, tandis que Vox, mécontent d´être écarté du bureau, n´a pas soutenu Gamarra.
Le PSOE et Sumar vont aider respectivement Junts et ERC, à qui il manque les effectifs suffisants, à former leur groupe parlementaire.
Armengol a annoncé sa disponibilité à accepter que les langues co-officielles dans leur régions respectives (le catalan, le basque, et le galicien) puissent être utilisées aux Cortes, ce qui n’est pas le cas jusqu´ici. Le gouvernement en fonction de Pedro Sánchez a annoncé qu´il demandera au Conseil européen de permettre l´emploi de ces langues. Il est toutefois douteux que cette demande aboutisse car elle créerait un précédent délicat. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment le rôle de l’Europe de résoudre les questions intérieures d’un État membre.
Quelques jours plus tard, le chef de l´Etat (le roi Philippe VI) a confié à Feijóo, à sa demande, la mission de tenter l’investiture. Cette question a fait débat car le temps presse (le délai pour organiser de nouvelles élections en cas d´échec commence à courir) et que l’on sait bien que la tentative de Feijóo a très peu de chances d´aboutir. Mais son parti est arrivé en tête des élections.
Feijóo a en outre réclamé un délai suffisant pour prendre contact avec tous les partis (sauf Bildu, la coalition indépendantiste basque). Le PNV a déjà fait savoir qu´il ne joindrait pas ses voix à celles de Vox, et ne voterait donc pas cette investiture.
Ce délai lui a été accordé par Armengol, qui a fixé le débat d´investiture aux 26 et 27 septembre prochain. Dans l’intervalle, Sánchez poursuivra ses propres consultations et se tient prêt pour un débat d’investiture dans la foulée.
La situation est donc fluide et les négociations PSOE-Junts, appuyées par des efforts convergents de Sumar, ERC, PNV et Bildu, sont en cours. Le vote de Junts lors de l’élection du bureau constitue un pas significatif, mais pas encore décisif. Il donne un signal positif, laissant ouverte la possibilité d’investir Sánchez, manifestant ainsi que Junts considère, dans la perspective des votes des futurs projets de loi, préférable l’élection d’un tel bureau. De son côté, avec l’aide d’experts, le PSOE explore les possibilités de faire voter une loi d’amnistie sans sortir du cadre constitutionnel. Mais il doit être prudent et ne pas paraître céder à des exigences inacceptables car c’est exactement ce point qui a failli lui coûter la défaite le 23 juillet et il n’y a échappé que de justesse. Bien sûr, il peut arguer que sa politique d’apaisement en Catalogne, pour laquelle il a pris des risques, a porté ses fruits et qu’il doit continuer dans cette voie. Mais pas au prix de concessions excessives. Par exemple, il ne saurait être question d’accepter la tenue d’un référendum en Catalogne. Ainsi, l’idée que Junts détiendrait les clés de la situation est à relativiser. C’est vrai en théorie mais sa marge de manœuvre est en réalité limitée.
A ce jour, on ne sait donc pas si les différents acteurs parviendront à temps à trouver le point d’équilibre de la négociation. On peut simplement dire que l’hypothèse Sánchez est celle qui tient la corde, qu’elle a des chances crédibles de se réaliser et qu’elle est en cours de réalisation. Mais une incompréhension, ou un écueil de dernière minute pourraient toujours survenir, vu le nombre élevé d’acteurs et la diversité de leurs sensibilités. Pour en savoir plus, il convient d’attendre que se décante la situation après le tour de piste de Feijóo. On peut cependant espérer que l’affrontement entre deux Espagne, l’une conservatrice, centralisatrice et autoritaire et l’autre progressiste, fédéraliste et européenne, débouchera sur un déblocage de la situation politique et un renforcement de la démocratie espagnole.
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