Convergences à gauche? - 3 - L’Europe et le monde edit
Dans une récente tribune publiée par le journal Le Monde, Christiane Taubira appelle la gauche à s’unir: «Nos convergences sont suffisantes pour nous permettre de gouverner ensemble cinq ans». En exposant ici les positions des différentes organisations de gauche ainsi que celles de la Primaire populaire, présentées dans trois volets (politique économique et sociale, institutions, politique extérieure et de défense), nous examinons les convergences et divergences entre les projets. Troisième et dernier épisode : l’Europe et le monde.
Sur la politique extérieure et de Défense ainsi que sur la construction européenne, les gauches se divisent plus profondément encore que sur les autres sujets, rendant totalement inenvisageable qu’elles puissent gouverner ensemble. Partons de l’Europe, sujet clivant s’il en est.
L’Europe
L’UE incarne tout ce que Melenchon déteste, c’est une libre alliance de démocraties libérales sociales, c’est un cercle de la raison économique notamment grâce à l’euro et aux disciplines budgétaires librement consenties, c’est un partenaire et un allié des États-Unis, c’est enfin une puissance régulatrice et multilatérale.
Pour un candidat adepte du bruit et de la fureur, ami des régimes autoritaires de gauche, naguère fédéraliste et aujourd’hui souverainiste, l’Europe pacifique qui cherche à s’inventer un rôle entre les puissances d’hier (États-Unis et Russie) et d’aujourd’hui (Chine) est devenue l’ennemie.
Jadot à l’inverse incarne un courant de pensée qui voit dans l’UE une force motrice en matière écologique, un adversaire du nucléaire, une entité qui apprend la solidarité avec la crise du covid, bref un allié contre le productivisme nucléaire national, l’inventeur d’un modèle humaniste, féministe, écologique et inclusif.
Hidalgo vient d’un parti et est portée par un électorat qui a fait le choix de l’Europe comme vecteur du dépassement des égoïsmes nationaux qui croit aux vertus de l’intégration et des disciplines communes. Mais la logique de l’opposition porte le PS et sa candidate à dénoncer mécaniquement l’Europe austéritaire tout en adoptant sur le fond une ligne proche de celle d’Emmanuel Macron avec plus de social de revenu universel pour les jeunes etc.
Comment imaginer un programme commun et un candidat commun pour porter des politiques aussi dissemblables ?
Si l’on considère plus en détail les programmes européens des candidats, une opposition nette apparaît entre celui qui choisit d’emblée de sortir des traités et ceux qui aspirent à approfondir l’union.
Pour une partie de la gauche, en particulier à LFI, les traités européens sont frappés d’une double illégitimité, démocratique car ils ont été rejetés par les citoyens, politiques car ils brident les actions dès gouvernants face à l’urgence climatique et sociale. Pour Mélenchon la solution est simple : soit on sort des traités actuels et on renégocie sur la base de ses propositions (plan A), soit on sort des traités pour reprendre sa liberté et mener une politique de relance de la dépense publique face à l’urgence climatique et sociale (plan B). Mais Mélenchon est trop avisé de la logique des rapports de force pour imaginer un ralliement paisible à ses thèses, d’où un discours de confrontation avec l’Allemagne qu’il ne cesse de développer notamment dans son pamphlet de 2015 (Le Hareng de Bismarck, chez Plon), dans lequel il définit la frontière franco-allemande comme une division qui court depuis 2000 ans entre deux mondes, celui de la Cité et du citoyen de l’un, de la tribu et de l’ethnie de l’autre. Mélenchon se sent de plus conforté dans ses choix par les résultats du référendum de 2005 qui a ses yeux a clos l’aventure de l’intégration.
Mais Mélenchon sait aussi être tacticien, il a pris conscience de la radicalité de son alternative notamment s’il veut séduire les troupes de Jadot et Hidalgo, d’où sa dernière trouvaille. Le Plan A est reformulé en ces termes : Mélenchon au pouvoir appliquerait son programme même s’il contrevient aux normes européennes. Dans cette situation, il chercherait à négocier une clause d’opt out et en cas d’échec il passerait au Plan B. En fait c’est une demi-habileté dont il n’est pas dupe, car il sait que les clauses d’opt out se négocient au moment de l’élaboration d’un nouveau traité ou de l’élargissement des compétences de l’Union. Imposer une nouvelle règle du jeu aux 27 n’est pas à la portée d’un nouveau gouvernement même français.
À l’inverse si l’on suit le détail des propositions du PS sur l’Europe on est frappés de constater le parallélisme presque parfait avec l’action que développe Emmanuel Macron : reconquête de la souveraineté européenne, politique industrielle audacieuse avec multiplication des plans Airbus dans les énergies renouvelables et ailleurs, harmonisation sociale, régulation des Gafam…. Seule déviation si l’on ose dire, la revendication d’un revenu universel étendu à l’ensemble de l’UE.
Yannick Jadot va encore plus loin : il ne propose rien de moins qu’une fédération disposant d’un budget propre quatre fois supérieur à l’actuel et d’une gouvernance assainie, et pour cela il ne craint pas de multiplier les impôts pour doter l’Europe d’une capacité financière propre. Cette Europe, il la veut également inclusive avec un socle de protection sociale européen, une politique commune de RSE. Cette Europe enfin doit être exemplaire en matière écologique d’où l’accélération proposée du « Green Deal » (600 milliards d’euros d’investissements sur deux ans), un plan européen de relocalisation industrielle (oubliant au passage que l’UE est déjà une puissance industrielle, exportatrice nette de biens) et des investissements massifs pour la transition énergétique, l’innovation et l’emploi.
Bref si Macron devait négocier avec Jadot ou Hidalgo sur la base de leur programme européen il n’aurait aucun mal à trouver un accord… ce qui est loin d’être acquis avec les 26 partenaires de la France !
À l’inverse les positions sont clairement irréductibles entre Jadot-Hidalgo et Mélenchon car à travers la question européenne ce sont tant des projets économiques que des stratégies géopolitiques qui divergent fondamentalement.
On retrouve la même ligne de fracture en matière de politique extérieure et de défense, et la nature de la fracture se précise.
Deux visions du monde
Dans leur vision des relations internationales et des alliances souhaitables, les gauches sont fracturées selon une ligne de partage très ancienne, héritée directement de la guerre froide. LFI et le PCF s’opposent ici radicalement au PS, tandis qu’EELV et la Primaire populaire, ici encore prisonniers d’une culture de mouvement plus que de gouvernement, n’abordent même pas ces questions.
Comme souvent, c’est LFI qui défend les positions les plus claires, notamment sur la question des alliances. Mélenchon s’affiche souverainiste mais, en réalité, c’est avec la Russie qu’il entend nouer un partenariat. À la veille des élections européennes de 2019, il déclarait que la France avait « intérêt à avoir des députés qui ne participeront pas à l’hystérie antirusse et pro-OTAN qui sévit au Parlement européen ». « La peur des Russes est absurde, ajoutait-il. Ce sont des partenaires naturels », dénonçant la « paranoïa russophobe » d'Emmanuel Macron. Développant son programme pour la Défense nationale, il déclarait : « Les Russes sont des partenaires fiables alors que les États-Unis ne le sont pas. Cessons de nous rabâcher que nous avons des valeurs en commun avec les Nord-Américains ! Ce n’est pas vrai que nous défendons les mêmes principes. » Concernant l'OTAN, il estime que « nous n'avons rien à y faire », jugeant qu’il s'agit d'« une alliance incertaine ». Il faut donc selon lui « sortir de l'OTAN et refuser la participation de la France à toute alliance militaire permanente à l'exception des opérations de maintien de la paix sous égide de l'ONU ». Il estime également que l’éventuelle adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN serait une « provocation grossière et stupide » à l’égard de Moscou, se plaçant ainsi sur les positions de Vladimir Poutine.
Mélenchon ne soutient pas seulement la Russie poutinienne, il a plus généralement un penchant pour les régimes autoritaires. En particulier, son admiration pour le régime chaviste du Vénézuela ne s’est jamais démentie, et il défend aujourd’hui la légitimité de Maduro. Reconnaissant en Chavez son mentor il déclarait en 2013, quelques jours après la disparition de ce dernier : « Ce qu’est Chavez ne meurt jamais. C’est l’idéal inépuisable de l’espérance humaniste, de la Révolution ». C’est ce type de régime qu’il entendait substituer chez nous à « l’infecte social-démocratie ». « Chavez, déclarait-il encore, a été la pointe avancée d’un processus large dans l’Amérique latine, qui a ouvert un nouveau cycle pour notre siècle, celui de la victoire des révolutions citoyennes ». « Il n’a pas seulement fait progresser la condition humaine des Vénézuéliens, il a fait progresser d’une manière considérable la démocratie. C’est sans doute ajoutait-il, sa contribution majeure à la lutte socialiste de notre siècle. » Il pointait notamment parmi les contributions essentielles du chavisme la création « des référendums révocatoires ». « Ayrault [alors Premier ministre socialiste] ne proposera jamais un tel pouvoir au citoyen. Mais Chavez l’a fait », remarquait-il alors. Mélenchon estime enfin que l’ONU est fondée sur une conception fausse qui fait prévaloir les Droits de l’Homme sur le réalisme.
Un ton au-dessous, le PCF exige également la sortie de la France de l’OTAN, le renforcement du rôle de l’ONU et la levée des sanctions contre la Russie : trente ans après la fin de l’URSS l’alliance avec Moscou contre Washington reste au cœur de la vision des communistes français.
Sur le bord opposé, les socialistes sont partisans de l’appartenance à l’OTAN, mais d’une manière flottante qui dépend en réalité d’un critère principal : qu’ils soient dans l’opposition ou au gouvernement. En 2008, le premier secrétaire du PS, François Hollande, avait fait déposer une motion de censure par le PS contre la décision du président Sarkozy de réintroduire la France dans le commandement intégré de cette organisation, condamnation qu’il n’a pas renouvelée après son élection à la présidence de la République.
Au cours de son quinquennat, il a critiqué – et critique encore aujourd’hui – le refus des nos alliés britanniques et américains d’intervenir en 2013 contre le régime syrien, refus « qui a ouvert la voie au sentiment d’impunité de la Russie qui l’a conduite à annexer la Crimée ». Il déclarait en mars 2018 : «Nous pouvons faire pression, le faire sur les sanctions, les règles commerciales, la question du pétrole et du gaz. Il faut que l’Occident se rende compte de ce qu’est le danger. On doit parler à Vladimir Poutine, on peut évoquer les relations historiques entre la France et la Russie. Mais ce n’est pas une raison pour la laisser avancer ses pions sans réagir. »
Aujourd’hui, les socialistes appellent les Européens à s’organiser pour assurer leur propre sécurité, estimant compatibles l’adhésion à l’OTAN et le développement d’une Europe de la défense. En 2019, Olivier Faure, premier secrétaire du PS, déclarait ainsi : « L'Otan est un parapluie qui ne protège plus suffisamment. Mais je préférerais, plutôt que d'accélérer la mort cérébrale, qu'on fasse une défense européenne ». Des positions plus proches de Macron que de Mélenchon, en somme.
Les écologistes n’ont pas développé leurs propositions dans ces domaines mais se montrent très inquiets des attaques du régime russe contre les libertés. Ce fut notamment le cas à propos de l’affaire Navalny où, avec les socialistes, ils ont condamné le traitement infligé à cette figure de l’opposition à Poutine. Le premier secrétaire du Parti socialiste, l’eurodéputé Raphaël Glucksman (Place publique), et l’eurodéputé EELV, Yannick Jadot ont adopté à l’époque une position commune. Ils estimaient qu’une Europe unifiée est nécessaire de toute urgence pour renforcer l’équilibre des pouvoirs avec le Kremlin. Tandis que ces deux partis condamnaient les atteintes aux Droits de l’Homme en Russie, LFI et le PCF demeuraient, eux, silencieux. Le demeureront-ils à propos de la récente liquidation de l’ONG Memorial, jadis présidée par Andreï Sakharov ?
Conclusion générale
Au terme de ce parcours en trois étapes, force est de constater que de fortes divergences se manifestent entre les gauches, en particulier sur la question des institutions et sur celle des relations internationales. Sur ce dernier point l’héritage de la guerre froide pèse encore très lourd, et il s’enchevêtre aux rapports contrastés à la construction européenne, investie différemment par les gauches radicales, les écologistes et les socialistes. Les gauches radicales procèdent par adversité et se cherchent des ennemis (Bruxelles ou l’oncle Sam), nouent des alliances de revers (Poutine) ou cultivent des affinités (Maduro) sur des bases idéologiques. Écologistes et socialistes raisonnent différemment, avec une prédilection pour la coopération et le libéralisme politique associés aux pays occidentaux. Les uns et les autres ont une étonnante tendance à ignorer le défi chinois.
En ce qui concerne les institutions, sous les apparences d’une commune appétence à renouveler celles de la Ve République au profit notamment du Parlement, et sous un vocabulaire commun de la participation citoyenne parée de toutes les vertus, on distingue trois postures : l’horizon de la démocratie directe façon « section des Piques », le culte de la participation projetée de bonne pratique mouvementiste à idéal démocratique (sans grand souci des différences de nature et d’échelle), un réformisme de façade chez les partis de gouvernement (PCF et PS) qui ont pratiqué le pouvoir et graduellement accepté les règles de la Ve, bien pratiques quand on exerce la fonction exécutive. Ici encore, les divergences sont profondes.
En ce qui concerne le social et l’économique, enfin, sous les logiques de « différenciation » relevant des cultures politiques mais aussi d’une forme de marketing électoral, on distingue deux formes de convergence en trompe l’œil. La première est celle du Tax & Spend, classique à gauche mais dont les réglages peuvent être fort différents : un gouvernement commun butterait ici inévitablement sur un « moment 1983 », quand à la fièvre dépensière succéderait la douche froide de la rigueur. L’autre convergence en trompe l’œil est celle de l’inflation des promesses, LFI se voyant ici concurrencé par l’audacieuse Anne Hidalgo, cherchant sans succès dans le doublement du salaire des enseignants un marqueur susceptible de faire décoller sa candidature. C’est peut-être le plus désolant de cette affaire : une telle promesse traduit au fond l’abandon, provisoire ou durable, de l’ambition de gouverner.
Que sur des sujets majeurs les divergences l’emportent, c’est un fait. Mais in fine la vérité est une convergence, bien éloignée de celle affirmée par Christiane Taubira : entre l’immaturité politique des gauches radicales qui se révèle dans la promotion tous azimuts de la participation (projetant inconsidérément l’imaginaire des groupes militants sur les institutions) et le renoncement aux « leçons du pouvoir » chez les socialistes, les gauches semblent converger dans un abandon commun de toute ambition sérieuse de gouverner.
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