Européennes: rapports de force et clivages politiques edit
Les clivages politiques évoluent en Europe. Traditionnellement, les différents clivages, gauche-droite, pro/anti-intégration européenne ainsi que des clivages nationaux ont été des facteurs clés pour la formation des compromis et des majorités au niveau européen. Cependant, il semble que ce modus operandi pourrait prendre fin. De plus en plus, d’autres dimensions façonnent le discours politique et les points de vue sur des questions essentielles telles que l’immigration ou les valeurs sociétales, donnant lieu à des types de coalitions non conventionnelles au niveau national. Dans une récente étude que nous avons publiée pour l'Institut Jacques Delors (pour une bonne lisibilité des graphiques, nous renvoyons les lecteurs à cette étude), nous montrons que cette nouvelle dynamique aura un impact sur les prochaines élections européennes, et donc sur l'équilibre et la direction politiques de l’Union européenne.
À l’issue des prochaines élections européennes, le Parlement européen sera probablement plus fragmenté et moins pro-européen, il contiendra un plus grand nombre d’eurodéputés issus de la droite « anti-establishment ». Le graphique 1 illustre nos estimations pour la composition du futur Parlement européen (2019-2024). Les partis pro-européens détiendront probablement une majorité, bien que plus faible qu’aujourd’hui. Les partis de centre-gauche (S&D) et de droite (PPE) connaîtront une baisse significative de leur nombre de sièges et ne pourront donc plus bâtir une coalition majoritaire avec plus de 50% des sièges. En outre, cette composition exclurait également des majorités de coalition fondées sur des similitudes idéologiques, à gauche (gauche radicale, verts et S&D), au centre-gauche (S&D, ALDE et verts), au centre-droit / droite (ALDE et EPP) et à droite (PPE et droite « anti-establishment »). La seule majorité possible et plausible se situera entre les groupes pro-européens, ce qui obligera ALDE à s'associer avec le PPE et le S&D pour la nomination de la nouvelle Commission. Il est notable que le Brexit et les élections européennes au Royaume-Uni n’auront pas d’impact déterminant sur ces nouveaux rapports de force.
Remarque: nous utilisons une approche plus «prudente» que les projections existantes pour tenir compte d'éventuelles erreurs de vote. À cette fin, nous corrigeons les résultats en extrapolant les erreurs de sondage observées en 2014 au niveau des groupes politiques. Cela a pour effet de donner plus de poids aux partis verts et eurosceptiques que les sondages existants, ceux-ci ayant sous-estimé le rendement de telles formations politiques lors des élections précédentes.
Cependant, le nouvel équilibre politique des pouvoirs au sein de l'UE ne peut être pleinement évalué qu'en tenant compte de l'équilibre actuel au Conseil européen, où le S&D, le PPE et les centristes / libéraux (ALDE / LREM) détiennent également une majorité qualifiée. Sur la base de l'affiliation politique du chef d'État ou de gouvernement de chaque État membre au Conseil européen, il est possible de comparer l'équilibre politique du Conseil avec celui du Parlement européen (graphique 2). En mars 2019, les dirigeants des États membres de l'UE étaient affiliés aux groupes PPE (9), ALDE (9), S&D (6), GUE / NGL (1), ECR (2), ENF / EFDD (1). Malgré les victoires électorales des partis « anti-establishment », par exemple en Italie, les représentants affiliés à des groupes pro-européens (S&D, PPE, ALDE et LREM) représentent toujours plus de 55% des Etats membres, représentant au moins 65% de la population de l'UE (les conditions requises pour atteindre une majorité qualifiée au Conseil). Dans ce contexte, le soutien de l'ALDE et de LREM au Conseil et son rôle pivot en tant que membre de la coalition au Parlement seront essentiels pour la nomination de la nouvelle Commission. Là encore, le Brexit ne sera pas déterminant.
Nous analysons également dans quelle mesure les clivages traditionnels et de nouveaux clivages ont un impact sur la politique de l'UE. En particulier, les clivages traditionnels ont-ils encore des implications pratiques? Des catégories telles que gauche et droite sont-elles encore utiles pour comprendre la politique d'aujourd'hui? Les données empiriques permettent de répondre positivement à ces deux questions. Cheysson et Fraccaroli (2019) ont jeté un nouvel éclairage sur les transformations idéologiques au Parlement européen depuis 15 ans. En collectant tous les votes par appel nominal de 2004 à 2019, ils ont reconstitué les principales dimensions du comportement électoral des députés. Le graphique 3 montre les positions des groupes politiques sur la dimension gauche-droite et pro / anti UE pendant la législature actuelle du Parlement européen (2014-2019). Chaque point représente un député européen, coloré par l'appartenance à son groupe politique et situé en fonction de son score sur les deux dimensions principales. Les résultats montrent que le clivage le plus important, c’est-à-dire la dimension permettant d'expliquer la plus grande partie des votes (26,42%), correspond à la dimension pro / anti-UE, alors que le second clivage (20,39%) correspond à la dimension gauche-droite.
La pertinence constante du clivage sur l'intégration européenne indique que le positionnement des partis sur la question pourrait constituer une force centrifuge dans la formation d'une coalition au Parlement européen pour la nomination du président de la Commission au prix d'une hétérogénéité significative sur le spectre gauche-droite. Le graphique 4 présente la position des différents partis nationaux, ainsi que leur taille et leur appartenance à un groupe politique, en fonction de leur positionnement sur l'intégration européenne (axe des ordonnées) et sur le spectre gauche-droite (axe des abscisses) tel qu’évalué par le Chapel Hill Experts’ Survey. Ce graphique peut être comparé au graphique 3, qui montre le comportement de vote selon les mêmes dimensions que les députés européens lors du mandat précédent. Les chiffres indiquent donc que, si d’autres clivages apparaissent en Europe, les positions sur l’intégration européenne sont plutôt homogènes et cohérentes entre la majorité des partis nationaux et les députés actuels. Ce clivage semble donc à même de réunir le S&D, le PPE et l'ALDE (et si nécessaire également les Verts) pour constituer une majorité de députés.
Néanmoins, même si des clivages traditionnels tel que celui sur l'intégration européenne devraient encore jouer un rôle dans la formation d'une majorité pour la Commission, les clivages liés aux valeurs sociétales façonnent de plus en plus le discours politique et les positions sur des questions essentielles telles que l'immigration. Ces clivages pourraient constituer la base de la formation de majorités ad hoc sur tel ou tel sujet au cours de la prochaine législature. Ceci est en partie le résultat d'un changement stratégique des partis traditionnellement eurosceptiques qui ne défendent plus officiellement le rejet du principe de l’appartenance à l’UE (europhobie). À l'heure actuelle, le soutien à l'UE et à la monnaie unique atteint un niveau record et, dans ce contexte, les partis eurosceptiques semblent considérer que les gains électoraux d'un discours purement anti-européen (anti-UE et / ou anti-euro) ont diminué. La structuration du débat politique européen se concentre donc de moins en moins sur le clivage entre pro / anti UE et de plus en plus sur les valeurs sociétales opposant le «libéralisme culturel» au conservatisme ou même à une idéologie réactionnaire. Il est notable que le positionnement sur les valeurs sociétales est très corrélé au positionnement sur le spectre gauche-droite (graphique 5), ce qui pourrait contribuer à redéfinir ce dernier et lui redonner de l’importance.
Cela explique également pourquoi les forces politiques eurosceptiques cherchent à promouvoir au niveau européen leur combat pour les valeurs et leur discours politique sur l'identité avec leurs implications en termes de politiques publiques, en particulier dans le domaine de l'immigration. Au-delà des facteurs politiques et économiques, le renforcement de la droite « anti-establishment » en Europe est lié à l'impact de la crise migratoire sur l'importance croissante de la question de l'immigration pour l'opinion publique européenne: les Européens considèrent désormais l'immigration comme le problème le plus important auquel l'UE est confrontée selon les données de l’Eurobaromètre, comme le montre la graphique 6. Cette question politique reste plus prioritaire que la situation économique, qui a reculé dans la plupart des États membres depuis le pic de la crise économique (graphique 6).
L'importance croissante de l'immigration a également accru les perspectives politiques des partis situés plus à droite (graphique 7). Alors qu'une majorité stable reposant sur le clivage sur l'immigration semble improbable tant qu'une majorité du PPE s'en tient aux valeurs fondamentales actuelles de l'UE et soutient le renforcement de l'intégration européenne (graphique 4), les partis du centre droit et de la droite « anti-establishment » pourraient former des majorités ad hoc là où leurs positions idéologiques sont plus proches, en particulier sur des sujets tels que l'immigration et certains aspects de la politique économique. En outre, dans des domaines politiques spécifiques tels que le commerce, les partis anti-mondialistes, d'extrême droite et d'extrême gauche peuvent adopter des positions similaires et s'unir pour tenter de bloquer des accords et des propositions législatives. Et lorsque la droite « anti-establishment » ne peut atteindre ses objectifs en formant des majorités alternatives, ils peuvent chercher à perturber le processus législatif sur des questions politiques qui les intéressent, en utilisant les députés qui occuperont des postes clés au sein des commissions parlementaires ou en déposant de nombreux amendements. Il est important de noter que cette dynamique peut également avoir un impact sur le centre de gravité du PPE et rendre plus difficile pour le S&D et l’ALDE de former une coalition stable avec le PPE au-delà de la nomination initiale de la Commission.
En conclusion, notre analyse suggère que le prochain Parlement européen sera plus fragmenté, indépendamment du Brexit. Par nécessité arithmétique, le positionnement des groupes politiques sur l'intégration européenne est susceptible d'être la clé pour former la majorité nécessaire à la nomination de la prochaine Commission européenne. Cette majorité sera cependant plus faible. Elle sera également hétérogène en termes de positionnement sur le spectre gauche-droite, les valeurs sociétales et les sujets politiques clivants. Cela pourrait conduire à des propositions législatives moins ambitieuses et à la formation de majorités ad hoc alternatives sur tel ou tel acte législatif. L'hétérogénéité de la coalition qui soutiendra la nouvelle Commission européenne et sa faiblesse au sein du Parlement européen pourraient en outre avoir un impact sur l'équilibre interinstitutionnel des pouvoirs au profit du Conseil européen et de l'approche intergouvernementale de la politique européenne, aux dépens de la Commission, du Parlement européen et de la méthode communautaire.
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