Femmes politiques à l’Est: de l’autorité éthique au pouvoir politique? edit
En dépit de la pandémie, qui a contraint une large partie de l’humanité à se replier chez soi, 2020 a été une année riche en manifestations et en combats pour les libertés. Les femmes y ont pris toute leur place, notamment dans des sociétés marquées par le féminisme d’Etat au XXe siècle. Non seulement, les pays dirigés par les femmes ont mieux fait face à la Covid-19 – il faut probablement y voir le symptôme de sociétés modernes plus qu’une cause directe – mais là où elles ne sont pas au pouvoir, elles ont exercé une autorité forte cette année.
« Autorité » ? Précisons. Là où le pouvoir se situe au niveau de l’individu inscrit dans une structure ou un appareil, l’autorité relève du charisme personnel, ou repose sur d’autres vecteurs comme la menace et la corruption.
Le prestige continental de résistantes à l’autoritarisme
Plusieurs figures charismatiques féminines de l’Est du continent ont été consacrées en 2020 par trois distinctions d’importance : le Prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, le prix de la femme européenne de l’année de la revue italienne Linkiesta et le prix du héros de l’année du journal russe Novaya Gazeta. À chaque fois, c’est un courage personnel, un charisme individuel et un engagement éthique qui ont été salués plutôt qu’un programme politique.
Le Prix Sakharov du Parlement européen, décerné depuis 1988 pour distinguer les acteurs de la libéralisation de l’Europe, a été attribué à l’opposition biélorusse, qui manifeste depuis le 9 août dernier contre le détournement de l’élection présidentielle par Alexandre Loukachenko. Et c’est Svetlana Tsikhanovskaïa, la candidate de l’opposition à cette élection, qui a reçu ce Prix dans l’enceinte du Parlement. Elle a su incarner les espoirs d’une grande partie de la population, lasse d’un Président au pouvoir depuis 1994. L’opposition biélorusse est également représentée par Svetlana Alexievitch, autrice Prix Nobel de littérature, ainsi que par de nombreuses femmes ayant pris une place décisive dans la campagne électorale (Maria Kolesnikova et Veronika Tsepkalo) comme dans les manifestations. Ainsi une femme de 73 ans, Nina Bahinskaïa a défendu le drapeau blanc-rouge-blanc dans une vidéo devenue virale.
Le Parlement européen n’est pas le seul à saluer le courage et l’engagement des femmes biélorusses. « Aucun événement de ces dernières années n’a eu un visage plus beau et courageux que la manifestation permanente depuis le 9 août », dit en substance le média d’information en ligne Linkiesta (de link, lien en anglais et inchiesta, enquête en italien). Indépendant mais plutôt proche de la gauche, il a attribué son prix de femme européenne de l’année aux femmes biélorusses et polonaises. En effet, la Pologne, voisine de la Biélorussie, a connu un mouvement social de grande ampleur visant à défendre le droit à l’avortement menacé par le parti conservateur PiS appuyé par le Tribunal constitutionnel. Quarante ans après l’émergence de Solidarnosc, la société civile polonaise, à travers la « grève des femmes », a montré une détermination forte, ébranlant jusqu’au gouvernement conservateur et eurosceptique PiS et même l’Église catholique dans ses fondements.
Plus à l’Est encore, le journal russe libéral Novaya Gazeta décerne lui son titre de « héros de l’année » à Ioulia Navalnaïa. Elle n’est pas une politicienne à proprement parler mais lorsque son mari Alexei Navalny a été empoisonné au Novitchok en août 2020, c’est elle qui était présente à ses côtés. C’était encore le cas quand il a été arrêté à son retour d’Allemagne. Comme lors des rassemblements, dans les hôpitaux, ou des divers centres de détention, elle était auprès de son mari, en premier soutien. Une présence aussi discrète qu’indispensable depuis une vingtaine d’années pour l’opposant le plus influent de Vladimir Poutine. Arrêtée lors des manifestations de masse du 23 janvier, elle est relâchée par le pouvoir le lendemain.
Dans les débats publics d’Europe orientale, les femmes ont donc pris une place importante mais encore « secondaire », selon les catégories de Simone de Beauvoir dans l’introduction au Deuxième sexe. Elles sont des consciences morales contre la corruption, des dissidentes courageuses à l’autoritarisme et des manifestantes infatigables contre les réactionnaires, mais elles n’ont toutefois pas encore pris la direction politique du pays. Résistantes, elles ne sont pas encore des leaders. Opposantes, elles ne sont pas encore au pouvoir. Influentes, elles n’ont pas la capacité à décider.
De l’autorité au pouvoir?
Dans ce panorama, l’élection en novembre 2020 d’une présidente en Moldavie, Maïa Sandu, avec plus de 57% des voix au second tour, constitue une exception. Mais la féminisation du pouvoir ne signifie pas, pour autant, une féminisation de l’agenda politique. Elle montre la possibilité d’un passage de l’autonomie au pouvoir, sans l’induire pour autant.
De ce point de vue, les trois prix s’inscrivent dans des dynamiques différentes. Ainsi, la Pologne a beau avoir eu récemment une Première ministre du PiS (conservateurs eurosceptiques à tendance illibérale), Beata Szydlo (2015-2017), mais la situation des femmes ne s’est pas améliorée sous sa responsabilité. La situation s’est encore dégradée ensuite, ce qui a engendré un mouvement social sans précédent depuis plusieurs décennies. De son côté, la Biélorussie voit une féminisation de l’opposition, qui incarne l’alternative au machisme bon teint d’un Alexandre Loukachenko. Les revendications féministes sont toutefois minoritaires au sein du mouvement, c’est davantage l’État de droit (et en premier lieu la tenue d’élections libres et justes) qui est au centre des revendications des manifestants. Dans son ouvrage Pour un féminisme universel, paru en 2020 dans la collection « La République des Idées » (Seuil), Martine Storti souligne d’ailleurs combien les femmes et le féminisme sont rapidement éclipsés par des combats politiques s’affirmant plus importants.
Ioulia Navalnaïa, elle, incarne la figure plus traditionnelle des « femmes de décembristes » – ces épouses des activistes des mouvements aristocrates réformistes russes en 1825 ayant suivi leur mari en Sibérie, en dépit des pressions sociales et de la perte de leurs titres de noblesse. Novaya Gazeta rappelle que derrière chaque grand homme – et Alexeï Navalny est vanté dans le quotidien libéral russe – il y a une femme, ce qui, tout en rappelant des mérites qui lui sont propres, n’apparaît pas comme mettant en avant le rôle moteur des femmes dans l’histoire. Comme l’ont abondamment souligné Simone de Beauvoir et Elisabeth Badinter, cette « secondarisation » de la femme en politique la rétrograde tout en faisant mine de lui conférer un rôle déterminant.
On le voit, le rêve d’une société égalitaire, portée par Vera Pavlovna, l’héroïne de Que faire ? (1862-1863) de Nicolaï Tchernychevski, est un combat de longue haleine. D’autant que la dynamique historique de l’Est contraste avec celle de l’Ouest. Pour cela, il faut prendre en compte le poids de la période communiste dans les représentations et la place des femmes dans les sociétés concernées.
À ses débuts, le régime soviétique avait souhaité radicalement changer la place des femmes au sein de la société, reconnaissant l’égalité des femmes et des hommes. Le Jenotdel (département chargé de l’action du Parti auprès des femmes) a pour but officiel « d'éduquer les femmes dans l'esprit du socialisme et de les impliquer dans la direction de l'économie et de l'État ; de coordonner le processus de transformation des institutions du mariage et de la maternité ; de changer les conditions de vie ». Preuve de ce volontarisme politique, l’URSS a ainsi été le premier pays au monde à légaliser l’avortement en 1920. Parmi les héroïnes de ces temps, Alexandra Kollontaï (1872-1952), fille d’un général tsariste et aristocrate, occupe une place de choix, étant la première femme contemporaine à avoir été membre d’un gouvernement – celui de Commissaire du peuple à l’Assistance publique, ainsi que l’une des premières diplomates. Si les premières femmes à voter sur le continent purent le faire après la Première Guerre mondiale (Hongrie, Royaume-Uni, Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Allemagne…), elles n’ont pas pour autant acquis des postes de responsabilités rapidement.
Toutefois, à l’opposé de l’Ouest du continent où le sens de l’histoire semble une conquête progressive de l’égalité, les combats des femmes à l’Est nous rappellent que les droits ne sont jamais totalement acquis définitivement. Avec l’effondrement de l’URSS, les inégalités entre femmes et hommes ont largement augmenté et deviennent un sujet de société. La Pologne s’est ainsi singularisée de ce point de vue : autorisé et gratuit de 1956 à 1993, l’avortement n’est plus accepté que dans trois cas après cette date, avant d’être remis en cause plus directement encore en 2020. Pourtant, au XXIe siècle, à côté d’une réaction traditionnaliste, le combat des femmes doit affronter l’hostilité des acteurs du pouvoir (par exemple sur les violences conjugales) et de la société civile, persuadée que cette question a déjà été réglée. D’autorité éthique, on mesure combien le pouvoir politique et la marche vers l’égalité restent une affaire de conquête.
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