Guerre en Ukraine: être réalistes? edit
Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, a donné récemment, dans un long entretien au Figaro, sa vision de la guerre en Ukraine et de ses perspectives. Autant nous nous accordons sur ce qu’il est nécessaire de faire dans le moment présent, soutenir militairement et économiquement l’Ukraine, autant certaines de ses analyses sur la nature du conflit et sur les conséquences qui en découlent doivent et peuvent être discutées au fond. Cela est d’autant plus utile qu’Hubert Védrine est en France le principal porte-parole de l’école de pensée « réaliste » dans le domaine des relations internationales, qui exerce une forte influence dans les élites diplomatiques et militaires françaises et sur le positionnement du Président de la République lui-même. Nous voudrions ainsi engager la discussion avec lui sur certaines de ses analyses que nous ne partageons pas.
Le point principal concerne la caractérisation que donne Hubert Védrine du conflit ukrainien. À la question suivante : « Ne croyez-vous pas que cette guerre oppose deux modèles, la démocratie libérale contre l’autoritarisme ? », il répond : « Le manichéisme est toujours tentant, mais ne rendons pas les choses plus insolubles qu’elles ne le sont. C’est une guerre pour un territoire : qui contrôle l’Ukraine ? Et, notamment, l’Est ? Je ne crois pas que nous soyons dans une guerre générale de civilisations, démocraties contre autocraties. » Notre désaccord porte ici sur deux points liés entre eux : cette guerre n’est pas selon nous seulement une guerre pour le contrôle du territoire de l’Ukraine, et elle est bien un conflit entre démocraties et autocraties.
Tout part de l’éclatement de la révolution de Maïdan à Kiev en novembre 2013. Celle-ci est une réaction populaire négative à la décision du président Viktor Ianoukovytch de suspendre l’accord d’association avec l’Union européenne –approuvé par le Parlement européen à une écrasante majorité, accord que la Russie avait tenté de faire rejeter – et de « relancer un dialogue actif avec Moscou ». Le 21 février, Ianoukovytch fuit Kiev et le lendemain, le Parlement ukrainien vote sa destitution par 328 voix contre 0. Le Kremlin considère le renversement de Ianoukovytch comme un coup d’État et le nouveau gouvernement comme illégitime. Dès le 28 février les troupes russes s’emparent de la Crimée, qui sera annexée par la Russie le 18 mars, tandis que des séparatistes pro-russes épaulés par des paramilitaires russes saisissent les bâtiments gouvernementaux et proclament les États indépendants de Donetsk et Lougansk, déclenchant ainsi la guerre du Donbass.
Il est important de rappeler cette chronologie pour montrer que ce n’est pas d’abord la question de l’OTAN et de son élargissement qui a provoqué l’intervention russe mais le refus du pouvoir poutinien de voir l’Ukraine s’arrimer à l’Union européenne. Pensons également à tous les moyens utilisés, bien avant le 22 février 2022, dans une guerre dite « hybride » contre les pays occidentaux : le chantage énergétique, la manipulation de l’information, la corruption d’élites nationales, les attaques cyber, les ingérences dans la vie politique, notamment par un soutien aux mouvements populistes d’extrême-droite, et la déstabilisation menée en Afrique contre la France. Il ne s’agissait pas seulement pour lui de récupérer le territoire de l’Ukraine, considéré comme les « terres historiques » de la Russie, mais d’empêcher son rapprochement avec une Union européenne démocratique.
En outre, l’invasion du territoire ukrainien le 24 février 2022 ne peut être considérée de manière isolée. Elle fait partie du projet de Poutine de reconstituer autant que faire se peut l’ancien empire soviétique. C’est ce qu’ont subi les populations tchétchène et géorgienne. C’est ce qu’ont compris les gouvernements baltes, polonais et tchèque, qui ont réclamé d’emblée le renforcement de la présence des forces de l’OTAN sur les frontières orientales de l’Union européenne, et ceux de Finlande et de Suède qui, malgré leur longue tradition de neutralité, se sont résolus à demander leur adhésion à cette organisation militaire.
Le projet poutinien se lit également dans l’évolution de la politique russe concernant la Biélorussie et la Moldavie. Contrairement à ce qui est souvent dit, ce ne sont pas les pays occidentaux qui sont à l’offensive dans l’est-européen mais la Russie elle-même, et pas seulement en Ukraine. Un document interne du bureau exécutif de Poutine datant de l’automne 2021, et qui a fuité, détaille la stratégie du Kremlin pour prendre le contrôle total de son voisin biélorusse. Selon cette note, Moscou veut créer, d’ici à 2030, un «État de l’Union de la Russie et de la Biélorussie» qui conduirait à la vassalisation complète du pays de 9,3 millions d’habitants. Cette vassalisation est déjà largement entamée et présente une menace accrue pour l’Ukraine, mais aussi pour la Lettonie, la Lituanie et la Pologne. De même, le président Poutine a révoqué le 21 février dernier un décret de 2012 qui engageait la Russie à rechercher des moyens de résoudre la question séparatiste « sur la base du respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de la neutralité de la République de Moldavie dans la détermination du statut spécial de la Transnistrie ». Le Kremlin vient de déclarer que les relations de la Russie avec la Moldavie, qui a approuvé la semaine dernière un nouveau Premier ministre pro-occidental qui a promis de poursuivre ses efforts pour rejoindre l’UE, étaient très tendues. Il a accusé la Moldavie de poursuivre un programme antirusse. Ce décret fait partie d’une série de mesures anti-occidentales annoncées le même jour par Poutine. Il faut donc cesser de présenter la politique russe, depuis au moins 2014, comme une politique défensive et reconnaître clairement que la Russie poutinienne est à l’offensive, et pas seulement en Ukraine, et que sa politique est dirigée d’abord contre l’Union européenne.
Cette politique est non pas seulement destinée à reconquérir des territoires mais aussi à s’opposer à l’Occident démocratique au sens large. Il ne s’agit pas là d’une interprétation mais du sens que Poutine lui-même lui donne publiquement. Il ne cesse de clamer que son ennemi est l’Occident dont le régime « néo-nazi » ukrainien n’est que la marionnette. C’est donc bien une guerre à l’Occident qu’il mène, un Occident qui partage des valeurs démocratiques et libérales qu’il rejette logiquement puisqu’il dirige la Russie de manière autoritaire, voire totalitaire (le contrôle de l’information, la réécriture de l’histoire et l’intensification de la propagande doivent être pris pour ce qu’ils sont).
S’agit-il alors d’une guerre civilisationnelle ? Hubert Védrine le nie mais Poutine l’affirme. Il a ainsi déclaré le 21 février : « Ils ne cessent d’attaquer notre culture, l’Eglise orthodoxe russe et les autres organisations religieuses traditionnelles de notre pays. Regardez ce qu’ils font à leurs propres peuples : la destruction de l’identité culturelle et nationale de la famille, l’abus d’enfants jusqu’à la pédophilie sont déclarées la norme, la norme de leur vie. Mais j’aimerais leur dire, eh bien, regardez, excusez-moi, les Saintes Écritures, les livres principaux de toutes les autres religions du monde. Elles disent tout, y compris que la famille est une union, entre un homme et une femme. Des millions de gens en Occident comprennent néanmoins qu’on les mène à cette catastrophe spirituelle. Les élites deviennent folles et ça devient un problème intraitable en termes de médecine. Mais nous devons protéger nos enfants. »
En admettant même que nous, Occidentaux, estimions que nous ne menons pas une guerre civilisationnelle à la Russie, le seul fait que le pouvoir russe estime, lui, qu’il en mène une contre nous devrait nous faire prendre conscience que dans ces conditions, c’est bien de cela dont il s’agit. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas admettre que, même si cette guerre qui nous est faite n’est pas de notre fait, nous sommes obligés de défendre nos valeurs démocratiques et libérales face à cette offensive ? Carl Schmidt, qui faisait de la relation « ami-ennemi » le fondement de la politique, avait résumé cette réalité ainsi: « L’ennemi fait entendre ce qui nous définit. » Contrairement à ce que pensent souvent les tenants de la vision réaliste des relations internationales, les valeurs jouent un rôle majeur dans les relations entre les États. C’est en tout cas ce que pensent les Chinois et les Russes. Et de notre côté, il n’est que d’écouter les discours des autorités occidentales, européennes et nord-américaines, pour constater que c’est au nom de la défense de ces valeurs qu’elles mobilisent leurs populations et légitiment leur aide à l’Ukraine. Nous défendons l’Ukraine comme État européen démocratique. Et ce n’est pas parce que ces valeurs occidentales ne sont pas partagées largement dans le monde qu’il nous faut éviter de nous placer sur ce terrain et de les revendiquer publiquement. Oui, il s’agit bien d’une guerre de civilisation que des États autoritaires, aux tendances totalitaires de plus en plus marquées, livrent à l’Occident.
Il suffit d’observer l’attitude du gouvernement chinois à l’égard du conflit ukrainien pour s’en convaincre. Le régime chinois, sous l’autorité sans partage de Xi Jinping, ne cesse de contester le modèle démocratique occidental pour proposer le sien. Ses intérêts économiques, bien plus considérables que ceux de la Russie, et nécessaires à son équilibre interne, le conduisent à une certaine duplicité, mais son projet, également de nature impériale, ne lui permet pas d’accepter un trop grand affaiblissement de son allié russe.
Alors, que penser et qu’espérer maintenant ? Hubert Védrine dit lui-même : « Je ne vois pas, pour le moment, d’“issue” au conflit. Comment un président ukrainien, après de telles horreurs, pourrait se mettre à parler aux Russes ? De quoi ? Je ne vois pas non plus, à ce stade, de disponibilité russe. Est-ce que tout cela n’a pas été pulvérisé par la guerre ? » Il ajoute que le Président de la République a raison de dire que « l’agression russe doit échouer ». Personne n’oublie cependant que la Russie est une puissance nucléaire. Mais, dirons-nous, et ce n’est pas un paradoxe, c’est justement parce qu’elle est une puissance nucléaire qu’elle ne doit pas l’emporter. Car, sinon, tout sera permis – il suffit de penser à l’Iran et à la Corée du Nord, et à bien d’autres pays autoritaires qui possèdent l’arme atomique. Les États-Unis et les pays de l’Otan évitent la confrontation directe, comme d’ailleurs l’Union Soviétique l’avait évitée jadis lors des guerres de Corée et du Vietnam, tout en armant continument ses alliés. Que la guerre d’Ukraine ne soit pas seulement une guerre de territoires mais aussi une guerre de principes et de valeurs n’empêche pas de la maîtriser, contrairement à ce que dit craindre Hubert Védrine.
Le point important est de savoir ce que veut dire gagner la guerre pour les Ukrainiens. Le respect du droit international et de l’intégrité des pays, membres de l’ONU, doit servir de boussole. Et cela peut être compris largement dans le monde. La Russie doit évacuer les territoires qu’elle occupe indûment. Cela pourrait, alors, et seulement alors, s’accompagner d’une négociation fixant les termes d’une paix durable, avec des garanties internationalement reconnues pour chaque pays. Mais l’Ukraine, comme le reconnaît aujourd’hui, Henry Kissinger – figure éminente de l’école réaliste – a gagné pleinement le droit de concrétiser ses choix démocratiques et de rejoindre l’ensemble européen et atlantique. Être « réaliste », c’est percevoir toute la réalité. Nous sommes bien dans un enjeu de civilisation. Assumons-le clairement et expliquons-le. N’ayons pas une vision tronquée de ce qui est souvent présenté en France comme la tradition « gaullo-mitterrandienne ». Car, lorsqu’il s’agit de l’essentiel, le général De Gaulle, en 1962, lors de de la crise des fusées à Cuba, n’a pas hésité un seul moment à affirmer sa solidarité avec les États-Unis, et François Mitterrand, pas davantage, lors de la crise des SS20, en 1983. Or ils étaient tous deux de grands « réalistes »…
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