La fabrique de l’ennemi au Proche-Orient edit
Après la chute de l’Etat Islamique, de nouvelles figures de l’ennemi réapparaissent au Proche-Orient, notamment en Turquie. Elles ne se réduisent pas à celles de la coalition menée par les Etats-Unis dans un contexte de guerre civile qui a contribué durablement à installer le chaos dans la région. La lutte contre l’EI avait généré jusqu’ici une sorte de consensus face à un ennemi commun à abattre. Mais la guerre a contribué à renforcer l’islamisation de la Turquie, faisant émerger de nouveaux ennemis – après ceux du passé, les Arméniens et les Grecs. Qui sont-ils aujourd’hui ?
La radicalisation actuelle de la Turquie n’est pas un fait isolé. Elle doit se comprendre en miroir avec les pratiques coercitives et la radicalisation conservatrice de nombreux autres Etats de la région.
Mais elle traduit aussi une réaffirmation nationaliste qui s’inscrit dans le contexte d’une concurrence régionale entre puissances moyennes. En tablant sur de nouveaux jeux stratégiques avec l’Iran et la Russie, après la récente visite de Poutine à Téhéran, souhaitant renforcer son hégémonie au Proche-Orient, la Turquie s’est redéployée autour d’un nationalisme arrogant. Elle entend assumer les destinées nouvelles du sunnisme dans un monde musulman devenu plus partagé et compétitif.
La situation politique intérieur, enfin, constitue une troisième piste d’explication. Après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, la chasse aux sorcières dans l’espace public se poursuit en interne : l’armée et la bureaucratie sont remises au pas, journalistes, avocats, professeurs ou députés arrêtés, fonctionnaires mutés ou exclus. Mais la volonté affichée de rompre avec les fondements kémalistes de la modernité et de la laïcité, fondés dans le passé sur un même mépris de l’Arabe mais aussi des minorités nationales, devient un défi supplémentaire pour une société confrontée à la globalisation, malmenée par l’urbanisation rapide et la commercialisation de ses grandes villes, sur un modèle de consommation américain financé en partie par un néo-libéralisme islamique issu des monarchies du Golfe.
Fermeture et agressivité
Ce néo-conservatisme autoritaire prétend aujourd’hui lutter contre une subversion de l’identité islamique, venue de l’étranger. D’où le verrouillage de l’espace public et la montée en puissance d’une culture de la fermeture et de l’agressivité. La haine est désormais portée ouvertement contre l’étranger mais aussi contre les intellectuels, vecteurs de cette modernisation, qualifiés de sous-professeurs, mis sous silence ou emprisonnés. Près de 5000 ont été chassés de leurs postes pour devenir des exilés de l’intérieur. La tradition académique européenne est pourfendue, malgré les nombreuses traductions et publications.
Cette persécution des élites universitaires occidentalisées n’est pas sans lien avec l’origine plébéienne des dirigeants turcs actuels, soucieux d’une revanche sur l’Europe des Lumières. Leur culture du ressentiment se fonde sur des discours patriotiques légitimant un néo-ottomanisme dominant depuis des décennies mais toujours plus kitsch, clivé entre passé et modernité. La rapidité des transformations de l’espace public depuis le 15 juillet 2016 est impressionnante avec plus de 130 000 fonctionnaires démis, des milliers de détenus, une société réorganisée sous le mode d’un « surveiller et punir » modernisé pour asseoir durablement un système coercitif.
Sous fond de populisme et de nationalisme ambiant, ce tournant brutal a permis aussi de réactiver l’islamisation de la société turque à des fins politiques. Il se traduit par l’institution d’un climat de peur et l’extension de brimades au quotidien : répression contre les signataires de la charte d’appel à la paix avec les Kurdes, procès et exclusions des universités, élections truquées, officialisation du mariage musulman contre l’avis d’une majorité de femmes, culte des martyrs et lavage de cerveau dans les écoles, diatribes contre les agents de l’étranger, qui rappellent l’URSS des années 1930. La même rhétorique d’inspiration soviétique est employée entre « Eux » (Onlar) et « Nous » (Biz) pour désigner l’Autre. Par exemple, Erdogan en voyage aux Etats-Unis lors d’une rencontre avec la communauté turque pouvait déclarer que « la jeunesse éduquée à l’étranger devient agent secret de ces pays étrangers »…
Mais que désigne cette notion extensible d’étranger et d’ennemis qui chercherait aujourd’hui à « nous couper la route » ? L’ennemi principal est évidemment Fethullah Gülen, prédicateur musulman réfugié aux Etats-Unis depuis 1999 et ses réseaux, mais aussi les Kurdes sécessionnistes assimilés aux Juifs : il ne faudra pas créer un « deuxième Israël » au Proche-Orient.
Les Kurdes font donc également partie de cette instrumentalisation idéologique d’autant plus que dominés en Turquie, ils sont apparus récemment comme de nouveaux vainqueurs en première ligne contre l’EI. Introuvables, ces 32 millions de Kurdes divisés, considérés comme frères ennemis, restent majoritairement dispersés entre l’Iran, l’Irak, la Syrie, et la Turquie. En décembre 2002, déjà, Erdogan pouvait déclarer lors d’une visite en Russie « qu’en Turquie, la question kurde n’existe pas. Si tu crois qu’il y en a une, elle apparaîtra, si tu refuses d’y croire, cette question n’existera plus ».
Ce nationalisme arrogant est l’une des clés du rapprochement récent avec Poutine, lui-même fossoyeur de 200 000 Tchétchènes et protecteur de la Syrie de Bachar Al Assad, lui-même responsable de 300 000 morts. De son côté, à partir de mars 2016, Erdogan éradiquera ses villes et villages kurdes. Au delà de leurs populismes respectifs, nombre de points communs rassemblent Erdogan et Poutine, entre la nostalgie d’empires défunts, l’alliance du religieux et du nationalisme, la mise en place de systèmes autoritaires pour verrouiller leurs espaces publics toujours plus fragilisés… et la mise en avant d’une figure de l’ennemi, qui justifie l’autoritarisme et en simplifiant l’espace public contribue à la popularité des autocrates.
La rhétorique de l’ennemi se double chez Erdogan d’un antisémitisme assumé : commentant récemment une photo de l’ex-président kurde irakien Massoud Barzani et de Bernard Kouchner avec Bernard-Henri Levy, Erdogan reprenait ouvertement ses accusations dans les médias : « Il n’y a qu’Israël qui te soutient. Sur la photo, tu as fait asseoir à ta droite l’ancien ministre des Affaires étrangères français et à ta gauche le juif (Yahudiyi). »
Mais Erdogan, comme Poutine, a face à lui une société qui a un pied dans la modernité. Et la société civile ne baisse pas les armes. Les discours archaïques dans les médias coexistent avec d’autres à l’opposé dans certaines universités turques où l’on revendique une réflexion sur les droits des minorités (LGBT notamment), comme récemment à Istanbul dans des séminaires confinés, conviant des chercheurs étrangers à contrecarrer l’offensive idéologique du pouvoir. Mais pour combien de temps encore ?
Par ailleurs une proportion significative des Turcs (comme des Russes) se retrouve dans le discours officiel. Aux frontières du Proche-Orient, l’afflux de milliers de réfugiés syriens inquiète une partie de la population qui, effrayée par la menace d’attentats aveugles, dénonce aussi ces « étrangers orientaux » comme de nouveaux ennemis de l’intérieur.
Aujourd’hui, en Turquie comme en Iran, on s’efforce de survivre au quotidien sur un mode de vie schizophrénique pour faire semblant, dans la crainte d’être arrêté le lendemain si votre comportement ou votre parole a déplu. Aux fondement mêmes d’un « néo-stalinisme islamique », forme nouvelle d’une tendance insidieuse mais réelle au totalitarisme politique et religieux, un mot de trop peut faire basculer votre vie.
Dans ce contexte où les dénonciations se multiplient, les communications sont contrôlées, les réseaux sociaux sont surveillés, la télévision est verrouillée, des formes inédites de résistance d’une partie de la société civile émergent néanmoins à la marge grâce aux réseaux sociaux encore actifs. Face aux dérives autoritaires de la Turquie et de la Russie, membres aussi du Conseil de l’Europe, la France récemment continuait à prôner une politique de dialogue. Le rôle d’une Europe, elle-même en crise et trop souvent en porte-à-faux avec ses propres valeurs, celles des droits de l’Homme, n’est-il pas plutôt de contredire cette résurgence de figures ennemies imaginaires, dont l’histoire nous a appris la portée ?
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