La flotte de la mer Noire coule-t-elle l’Ukraine? edit
Les violences qui ont éclaté la dernière semaine d’avril au Parlement ukrainien à propos de la Flotte de la mer Noire promettent de ne pas rester isolées. Pour autant, on peut se demander si la fracture entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine, partisans de la Russie et partisans de l’Occident, n’est pas une fois encore exagérée par les observateurs. Dénoncé par ses détracteurs comme une atteinte à la souveraineté nationale, l’accord de Kharkiv modifie-t-il radicalement la donne géopolitique ?
L’enjeu principal de l’accord est simple : en échange d’une baisse du prix du gaz, l’Ukraine accepte de prolonger le bail de la Flotte russe de la mer Noire. Plus précisément, au lieu d’achever son bail en 2017, Moscou pourra maintenir sa flotte en Crimée un quart de siècle (2042), voire trente ans (2047). En échange de quoi, l’Ukraine obtient une baisse assez substantielle du prix du gaz, de 100 dollars par 1000 m3, ce qui représente un rabais important pour un pays extrêmement énergivore et dont le PIB vient de chuter de 15%. Si l’accord a permis de boucler un budget 2010 bien mal engagé, il n’en a pas moins suscité de grands remous, polarisant la société et le monde politique ukrainiens. Les images du Président du Parlement, Volodymyr Litvin, abrité sous des parapluies en pleine session pour éviter les jets d’œuf provenant des bancs de l’opposition ont largement circulé sur la toile. L’assemblée a offert le spectacle d’une bataille rangée, le territoire étant rendu hostile par l’utilisation des fumigènes. Une opposition ragaillardie menée par Ioulia Timochenko se targue déjà de rassembler une masse nombreuse pour dénoncer un accord considéré comme ignominieux. Le président Viktor Ianoukovitch est accusé par son ancien rival Viktor Iouchtchenko de « trahir le pays » en le menant à une « vassalisation de la Russie », les accords étant présentés comme une « capitulation ». La virulence de l’opposition sur ce sujet n’a d’égale que sa détermination à réviser ces accords.
On peut toutefois se demander si une telle montée de tension fait véritablement sens, en analysant trois questions essentielles relatives à l’accord : celle de la souveraineté liée au maintien d’une base russe ; celle de la dimension géostratégique réelle de Sébastopol ; enfin, celle de la viabilité de l’accord.
Tout d’abord, il faut remarquer que la première question peut renvoyer à plusieurs dimensions de la souveraineté, allant du choix des alliances internationales (OTAN ou Organisation du traité de sécurité collective) au risque de l’intégrité territoriale (séparatisme). En ce qui concerne les alliances internationales, l’argument de la perte de souveraineté paraît étrange si l’on se souvient des termes du débat et de la position des acteurs quant à l’adhésion à l’OTAN. L’intégration dans l’OTAN (aujourd’hui inenvisageable, tant pour des raisons internes qu’externes) aurait pu conduire au même résultat : la présence de troupes étrangères en Ukraine, que seul un statut de pays neutre permettrait d’éviter. En ce qui concerne l’intégrité territoriale de l’Ukraine, on observera que la situation présente est simplement prorogée, et que sur le plan local, la présence de la flotte russe recueille un large assentiment de la population, les habitants de la Crimée y voyant l’un des poumons de leur économie en même temps que l’un des garants de leur identité. Les partisans du départ de la base n’arrivent d’ailleurs pas à convaincre de l’existence d’une alternative permettant la réhabilitation économique de la région. Les termes du débat reviennent ici à répondre à un dilemme classique : l’accord de Karkhiv renforce-t-il un séparatisme local, ou au contraire ancre-t-il la Crimée dans le territoire ukrainien ? Jusqu’à présent, force est de constater que l’Ukraine a su trouver un terrain d’entente avec les autorités locales.
Ensuite, il faut constater que la perception du port de Sébastopol, tant du point de vue russe qu’ukrainien, porte une part d’irrationnel. En effet, côté russe, il pourrait militairement tout aussi bien être remplacé par le port syrien de Tartus, et ce à moindre coût. A ceci près que s’il existe une présence militaire russe dans les eaux syriennes remontant à plusieurs décennies, on ne peut qu’être sceptique sur le fait que Damas verrait d’un bon œil l’installation d’une base militaire. Un certain nombre d’experts russes ont d’ailleurs questionné ouvertement le coût de l’accord. En outre, la mer Noire est une mer fermée, pour laquelle les Turcs et les Russes souhaitent garder le maximum d’influence ; c’est de là que vient leur attachement commun à la convention de Montreux (1936), qui limite l’accès des flottes extérieures. La Flotte de la mer Noire peut avoir une influence régionale, comme lors de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, où l’opposition du président d’alors (Viktor Iouchtchenko) n’avait pas empêché son utilisation. Elle ne semble toutefois pas faite pour aller au-delà, sa capacité de projection étant limitée, contrairement à celle de la Flotte du Nord.
Enfin, la question de la viabilité de cet accord à plus long terme reste posée, à un moment où la Russie souhaite davantage coopérer avec l’Ukraine dans certains domaines (nucléaire, aéronautique) mais moins dans d’autres comme le transit gazier, où les projets de gazoducs russes (South Stream et Nord Stream) contournent l’Ukraine. En cas d’alternance politique, rien ne garantit effectivement la permanence de cet accord, dont la force constitutionnelle s’avère très faible d’après ses détracteurs.
In fine, alors que l’on disait l’influence russe en Ukraine moribonde suite à la « Révolution Orange » de 2004, Kiev étant « perdue » par l’ancienne métropole, Moscou serait-il en passe de retrouver une mainmise politique et militaire sur le pays ? La position de la Russie semble plus fragile qu’il n’y paraît, car il faut rappeler que l’Ukraine cultive d’autres partenariats. En effet, les mêmes acteurs des industries métallurgiques et chimiques qui vont bénéficier des accords gaziers à tarif réduit (à l’exemple des oligarques Firtash et Akhmetov) ont également fort à gagner d’un accord de libre-échange approfondi entre l’Ukraine et l’UE. En la matière, l’offre européenne paraît même plus engageante qu’un accord douanier avec la Russie. Rien n’exclut enfin à l’avenir la présence plus forte d’autres puissances, à l’instar de la Chine, qui vont à terme augmenter les marges de manœuvre ukrainiennes.
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