Le groupe de Visegrad à l’épreuve de la guerre en Ukraine edit
Le Groupe de Visegrad s’effiloche. Depuis son retour au pouvoir en 2010, cette plateforme a été instrumentalisée par le Premier ministre hongrois Viktor Orbán pour renforcer son influence dans l’Union européenne. Mais au début de l’année 2023, le « V4 » semble plus fracturé qu’il ne l’a jamais été au cours des treize dernières années. La Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie ont manifestement du mal à revenir au type de coopération qu’elles avaient développé avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine.
La dernière réunion du V4, fin novembre, a été révélatrice à cet égard. Elle était centrée sur l’adhésion des pays nordiques à l’OTAN. Alors que la Hongrie est le seul membre de l’OTAN autre que la Turquie qui n’a toujours pas ratifié l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’alliance militaire, le reste du V4 la soutient. Alors que le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, le Premier ministre tchèque Petr Fiala et le Premier ministre slovaque Eduard Heger tentaient de convaincre Orbán de mettre enfin cartes sur table, il a donné une réponse cynique, soulignant que la Hongrie soutenait l’adhésion mais que le Parlement hongrois ne prendrait une décision finale qu’en 2023.
La fragmentation du V4 a commencé avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine, car ces dernières années les quatre pays ont adopté des approches différentes envers l’Union européenne. Alors que la Slovaquie et la République tchèque se sont prudemment rangées du côté des principales démocraties libérales de l’UE, la Pologne et la Hongrie se sont affrontées à Bruxelles sur un large éventail de questions stratégiques, de l’immigration à la conditionnalité de l’État de droit en passant par la suprématie du droit européen.
La République tchèque, à l’inverse, n’est pas en conflit avec l’UE sur la question de l’État de droit, ce qui mine le potentiel politique de la Pologne à devenir le leader régional, une position que son poids économique et démographique lui permettrait. Quant au seul membre de la zone euro au sein du groupe, la Slovaquie, elle s’est intégrée au cœur de l’Europe plus étroitement que les trois autres membres du V4, et cela a inévitablement façonné sa position en Europe. Cependant, comme le gouvernement slovaque vient de chuter, Bratislava est actuellement dans une telle agitation politique que cela pourrait finir par miner la démocratie.
La guerre en Ukraine a encore remodelé la dynamique du pouvoir au sein du V4. Alors que la Pologne a été à l’avant-garde de la condamnation internationale du Kremlin, demandant des livraisons d’armes à l’Ukraine et les sanctions les plus sévères possibles contre la Russie, la Hongrie a adopté une approche nettement différente. Viktor Orbán a fréquemment bloqué ou adouci les efforts visant à sanctionner la Russie, affaiblissant ainsi l’unité de l’Occident tant au sein de l’UE que de l’OTAN, dont son pays est membre. Si le patriarche Kirill, le chef de l’Église orthodoxe russe, n’a pas encore été inscrit sur la liste des sanctions de l’UE, c’est que le gouvernement hongrois s’y est opposé.
Ces divergences se sont également manifestées le 13 décembre lors du dernier sommet du Comité des représentants permanents (COREPER), lorsque tous les États membres de l’UE ont voté à l’unanimité pour suspendre les fonds destinés à la Hongrie. Cette unanimité a été rendue possible par le fait que la Hongrie avait fait chanter les autres États membres en mettant son veto à une aide de 18 milliards d’euros à l’Ukraine, ce qui s’est finalement avéré être un acte autodestructeur. Le président polonais Morawiecki a certes étonné tout le monde en menaçant lui aussi, au début du sommet de l’UE du 15 décembre, de bloquer ces 18 milliards, en réponse au blocage des fonds européens destinés à la Pologne. Mais il a fini par donner son accord et à la fin de l’année Orbán s’est retrouvé complètement isolé. Fait notable, ni le gouvernement polonais, ni le gouvernement italien n’ont opposé leur veto à la décision de suspendre le versement des fonds européens à la Hongrie – un accord qui a été négocié par la présidence tchèque de l’UE.
Les «deux frères» s’éloignent
Lorsque le parti Droit et Justice (PiS) est arrivé au pouvoir en Pologne en 2015, ses dirigeants ont fait des relations bilatérales polono-hongroises le principal pilier de Visegrad. Mais au début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, l’alliance eurosceptique du Fidesz hongrois et du PiS a été fondamentalement ébranlée. Alors que la société polonaise se mobilisait pour aider l’Ukraine, l’image d’Orbán s’est brutalement détériorée en Pologne, en raison de sa rhétorique anti-Kyiv très dure. La menace existentielle que représente encore la Russie aux yeux des Polonais, et la peur historique de subir un nouveau « partage de la Pologne » expliquent en grande partie la sensibilité polonaise. L’agression russe a élevé l’anxiété collective à un tel point que même le PiS n’a pas pu ignorer l’amitié d’Orbán avec Poutine.
Par conséquent, dès le printemps 2022, Jaroslaw Kaczynski, le leader du PiS, a ouvertement critiqué la position du Premier ministre hongrois sur l’évaluation de la guerre et le rôle de la Russie dans celle-ci. Dans un esprit similaire, le président Morawiecki a souligné que « les chemins de la Hongrie et de la Pologne ont divergé ». Une réunion entre le président polonais Andrzej Duda et le président hongrois János Áder a été annulée en mars, et le 15 mars c’est la première fois en dix ans que des invités polonais ne se sont pas rendus à Budapest pour soutenir Orbán lors de la Marche de la Paix, une manifestation pro-gouvernementale organisée par les GONGO hongroises (GONGO : les ONG gouvernementales). Des tribunes publiées dans les journaux conservateurs polonais ont exigé que l’administration du PiS rompe ses liens avec le Fidesz. En avril dernier, des sondages ont montré que plus de la moitié des personnes interrogées en Pologne appelaient à repenser et réévaluer complètement la relation avec l’administration Orbán.
Depuis septembre, cependant, il semble que le gouvernement polonais envisage une réconciliation avec la Hongrie, afin de pouvoir représenter plus efficacement leurs intérêts communs dans l’Union européenne et dans le V4. Dans une interview début octobre, on a demandé au Premier ministre polonais si les désaccords avec Orbán avaient été résolus. Morawiecki a répondu : « Ils n’ont pas été résolus, mais si nous avons des malentendus dans une famille, devons-nous nous enfermer dans des pièces séparées et prétendre que nous ne vivons pas dans la même maison ? L’Europe centrale est notre maison. »
Cette inflexion suggère que les considérations de politique intérieure, dans un contexte de polarisation extrême, tendent à redéfinir le programme de politique étrangère du PiS, comme c’est aussi le cas en Hongrie, du reste. À dix mois des élections générales polonaises, la rivalité interne devrait s’intensifier entre les deux flancs du gouvernement, entre Morawiecki et le ministre de la Justice, le radical Zbigniew Ziobro, principal responsable de la refonte judiciaire à laquelle l’UE s’est opposée. Cela explique sans doute que Morawiecki ait joué les eurosceptiques durs lors du dernier sommet de l’UE, mettant en péril l’aide à l’Ukraine.
Ce qui pourrait maintenir une alliance tactique entre la Hongrie et la Pologne, c’est qu’elles sont mutuellement dépendantes l’une de l’autre au Conseil de l’UE en ce qui concerne la procédure de l’article 7, qui donne la possibilité à l’UE de sanctionner un État membre qui ne respecterait pas ses valeurs. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle en septembre 2022 le PiS a rejoint les autres partis nationalistes et n’a pas voté pour la résolution du Parlement européen qui classait la Hongrie comme une « autocratie électorale ».
Cette alliance a aussi un intérêt de politique intérieure. En poussant un récit eurosceptique, Fidesz et PiS prétendent que Bruxelles sape la souveraineté, l’identité et la culture nationales de manière impérialiste. Il s’agit d’une tactique populiste qui a fait ses preuves tant en Hongrie qu’en Pologne. Les critiques de l’UE envers les gouvernements de ces deux pays ont été représentées comme un simple prétexte pour que les « élites corrompues » attaquent les pays d’Europe centrale pour avoir défendu des valeurs « traditionalistes » tout en rejetant l’immigration, les droits des femmes et des LGBT+. Alors que le PiS canalise la frustration électorale vers Bruxelles en accusant le chef de l’opposition, Donald Tusk, d’être un collaborateur allemand, le Fidesz affirme que l’élite corrompue de l’UE sert les intérêts des démocrates américains bellicistes, dirigés par George Soros. Le dernier lien symbolique qui unit la Hongrie et la Pologne est la « protection du modèle familial traditionnel formé par les hommes et les femmes », un bastion qui doit être défendu contre l’assaut de la modernité.
Pour autant, les relations bilatérales entre la Hongrie et la Pologne n’ont pas été entièrement rétablies. Malgré la détente rhétorique, le ministre polonais des Affaires étrangères Zbigniew Rau ne reçoit toujours pas son homologue hongrois Péter Szijjártó. Cela signifie que le PiS ne veut toujours pas de séances de photos avec le Fidesz au niveau gouvernemental. La coopération n’est maintenue n’est qu’au niveau de la présidence : on a ainsi vu le président polonais Andrzej Duda rencontrer la nouvelle présidente hongroise Katalin Novák.
Orbán a atteint ses limites en Europe
L’isolement d’Orbán au Conseil de l’UE illustre que sa politique de veto a atteint ses limites. On l’a vu avec l’accord sur l’aide de 18 milliards d’euros à l’Ukraine et celui sur le taux minimum de l’impôt sur les sociétés, quand bien même le gouvernement hongrois a présenté cet accord comme un succès du Premier ministre. Certes, les représentants d’Orbán ont réussi à obtenir certains amendements, mais ils ont dû accepter l’accord pour l’Ukraine, auquel le gouvernement hongrois s’était opposé.
Orbán continuera à exploiter tous les clivages politiques qu’il pourra, tout comme il continuera à nouer des alliances en dehors du courant euroatlantique, en particulier avec les républicains américains et les fondamentalistes religieux d’extrême droite en Europe.
La Hongrie traverse de multiples crises économiques, et elle renforcera aussi délibérément ses liens avec la Chine. Un des enjeux de ces liens est de développer des opportunités commerciales pour le réseau clientéliste dont Orbán est le centre. La Hongrie n’en profite pas de manière significative, mais le Premier ministre en bénéficie, car cela enrichit ce réseau qui en retour l’aide à cimenter son pouvoir. Par conséquent, on peut prévoir que la Hongrie continuera à mener une politique d’obstruction aux décisions critiques de l’UE concernant la Chine.
Il n’est évidemment pas crédible qu’elle puisse faire passer son lien avec la Chine avant son appartenance à l’Europe, puisqu’elle dépend entièrement des fonds de l’UE et que 80% de son commerce extérieur se fait toujours au sein de l’UE et avec les États-Unis. Mais les perceptions comptent. Le renforcement des relations avec Beijing est bien vu dans le noyau dur des électeurs du Fidesz. Dans les tensions croissante entre la Hongrie et l’UE, l’audience des médias pro-gouvernementaux perçoit les liens étroits avec Beijing comme une évaluation positive de la position du gouvernement hongrois sur la scène mondiale. Ces liens renforcent la légitimité intérieure du régime, en suggérant que la Hongrie est un acteur si important sur la scène politique mondiale que même une superpuissance veut être dans ses bonnes grâces.
La version anglaise de cet article a été publiée par la Fondation Heinrich Böll dans son Focus on Hungary
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