Le nouvel espace politique européen edit
Depuis la Seconde Guerre mondiale, dans la plupart des pays démocratiques européens, le système politique a été structuré autour d’un clivage politique principal : le clivage gauche/droite. Plusieurs oppositions idéologiques se rabattaient sur ce clivage et c’est autour de lui que s’organisaient le plus souvent les majorités gouvernementales et les alternances au pouvoir. Or, depuis plusieurs années, ce clivage a perdu progressivement sa capacité à organiser le fonctionnement des systèmes politiques. En effet, un autre clivage est apparu et s’est accentué au fil du temps qui le concurrence désormais dangereusement. Je nomme ce clivage « européens/souverainistes ».
Ce clivage est orthogonal au clivage gauche/droite. Il crée ou réactive de profondes divisions au sein de la droite comme au sein de la gauche, séparant les radicaux des modérés. Gauches radicales et droites radicales s’opposent notamment aux gauches et aux droites de gouvernement sur la question européenne qui devient un enjeu politique majeur et qui réorganise l’espace politique européen autour d’elle. A droite, cet enjeu s’est politisé à partir de la question de l’immigration et de l’identité nationale. L’Europe est accusée à la fois de favoriser l’immigration et de miner la souveraineté et l’identité nationales. A gauche, la crise aidant depuis la fin des années 2000, l’Union européenne est accusée d’être à la fois le cheval de Troie du capitalisme financiarisé et la responsable des politiques d’austérité menées au niveau national. Si les critiques adressées à l’Union européenne ne sont donc pas identiques selon qu’elles proviennent de la gauche radicale ou de la droite radicale, toutes néanmoins visent à revenir sur les abandons de souveraineté nationale consentis au cours des soixante dernières années pour assurer le développement de la construction européenne.
Certes, gauches et droites radicales présentent des différences qui les empêchent de s’allier et de gouverner ensemble. Elles sont séparées notamment par les questions de l’identité nationale et de l’immigration. Encore que la situation en Grèce montre qu’une telle alliance n’est pas impossible. Mais beaucoup d’autres thèmes les rapprochent : leur attitude favorable aux gouvernements autoritaires, notamment celui de la Russie poutinienne, l’anticapitalisme et l’antiaméricanisme, le rejet de l’économie de marché et du libre-échange et la critique du régime représentatif qui s’exprime par la condamnation des élites politiques et des partis de gouvernement, et, du point de vue de la forme, la tendance à préférer les propos intolérants voire insultants à la libre discussion et à l’argumentation. Bref gauches et droites radicales s’inscrivent dans une tradition hostile aux sociétés ouvertes.
Cette radicalisation, à gauche comme à droite, a pour résultat de rendre presque impossible les coalitions entre modérés et radicaux. A droite, les partis modérés qui ont tenté d’associer les droites radicales à la gestion gouvernementale ont finalement renoncé, en Autriche et aux Pays-Bas notamment, même si une telle alliance existe aujourd’hui en Belgique, la droite modérée ayant préféré l’alliance avec le parti nationaliste flamand à l’alliance avec les socialistes. Les partis radicaux entendent conquérir la suprématie dans leur camp. C’est notamment le cas du Front national en France et de l’UKIP en Grande-Bretagne.
A gauche, les partis radicaux ont pour but de détruire les partis sociaux-démocrates pour prendre leur place et refusent de gouverner avec eux, rejetant « la tutelle bruxelloise ». C’est le cas de la Grèce où Syriza a réussi à marginaliser le PASOK et a préféré gouverner avec un parti de droite xénophobe et nationaliste plutôt qu’avec la gauche libérale. Ce pourrait être aussi le cas de l’Espagne où le parti Podemos a pour but de détruire le PSOE. En France, le Front de gauche, et, en Allemagne, Die Linke, ont la même stratégie et le même but.
Dans ces conditions, les partis modérés, de gauche et de droite, qui ont désormais rarement à eux seuls une majorité parlementaire, sont obligés, s’ils veulent gouverner, de former des coalitions gouvernementales entre eux. Certes, de nombreux désaccords opposent les partenaires de ces coalitions mais ils ont également des points d’accords importants : la préservation de l’Union européenne et de l’euro pour les pays de cette zone, l’attachement à l’économie de marché et à la démocratie représentative, la défense des valeurs universalistes, le choix de l’Alliance atlantique et le rejet des régimes autoritaires de gauche et de droite. Ainsi, dans les pays où le mode de scrutin est proportionnel, ce type de coalitions, ou, au moins, d’ententes parlementaires, existe aujourd’hui dans une quinzaine de pays de l’Union européenne. C’est notamment le cas en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Italie, en Finlande et au Luxembourg. Face à la poussée probable de Podemos, le nouveau parti de la gauche radicale, il n’est pas impossible que ce soit également le cas demain en Espagne.
Si ces coalitions ont l ‘avantage de permettre aux partis modérés de conserver le pouvoir, elles présentent néanmoins quatre inconvénients majeurs. D’abord, elles ouvrent un espace électoral important et croissant en période de crise aux partis anti-européens qui, n’assumant pas le pouvoir, peuvent rejeter sur l’Europe et donc sur les partis au pouvoir les responsabilités des difficultés actuelles. Ces partis mettent en cause les élites gouvernantes, proclamant leur faillite collective et appelant au sursaut national et à la reconquête des identités et des pouvoirs nationaux. Ce fut le cas récemment en Grèce où les partis de la coalition modérée et pro-européenne ont été battus par la gauche radicale. Le second inconvénient tient au fait que ce nouveau clivage politique correspond à un clivage de nature sociale. En effet, tandis que le clivage gauche/droite permettait jadis aux grands partis de gauche et de droite d’attirer à eux un large électorat composé à la fois de classes populaires et de classes moyennes, le clivage Europe/Nation provoque une forte polarisation sociale. Les électorats populaires sont en effet davantage attirés par les partis anti-européens et protestataires que les classes moyennes plus favorables à la construction européenne. Une telle polarisation sociale recèle des dangers réels pour l’action gouvernementale et pour la légitimité et la stabilité de tels systèmes politiques.
En outre ces coalitions provoquent des divisions internes dans les partis qui y participent, y générant troubles et mécontentements. En effet, les clivages idéologiques entre les gauches et les droites de gouvernement subsistent, qu’il s’agisse du choix du modèle économique, des questions sociétales et des politiques sociales et migratoires. Le clivage gauche/droite, comme clivage ordonnant le fonctionnement des systèmes politiques, peut être aisément réactivée, à gauche sur la question des inégalités ou du capitalisme, à droite sur les questions du souverainisme et de l’identité nationale. Ces partis sont donc fragilisés et pourraient se briser sur la menace radicale, d’autant que leurs électorats sont eux-mêmes divisés selon les mêmes lignes de fracture. Enfin, et ce point est lié au précédent, le nouveau clivage ne permet plus, par définition, les alternance entre des partis modérés, certes différents mais acceptant les règles du jeu politiques et économiques établies en commun. L’alternance ne peut donc plus alors avoir lieu qu’avec des partis radicaux. C’est ce qui s’est passé en Grèce. Ce sont donc les systèmes politiques nationaux eux-mêmes qui sont menacés de déstabilisation.
Dans les pays où le scrutin est majoritaire, la France et la Grande-Bretagne, ce type de coalitions gauche/droite n’est pas – ou pas encore- nécessaire. Cependant, en Grande-Bretagne, il n’est pas exclu que le mode de scrutin à un tour ne permette pas de donner aux prochaines élections une majorité à l’un des deux grands partis de gouvernement, même en coalition avec les libéraux qui sont en perte de vitesse. Il se peut donc que ces deux partis soient obligés de s’allier pour gouverner. A moins que le parti conservateur ne préfère préserver le clivage gauche/droite en s’alliant avec le parti UKIP. Mais dans ce cas, la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne en serait sans doute la conséquence. On en revient ainsi à la question européenne qui sera le grand enjeu des élections nationales dans l’avenir. Le maintien du clivage gauche/droite, compte-tenu de la progression des partis radicaux, signifierait dans de nombreux pays la remise en cause de leur appartenance à l’Union européenne. Quant à la France, qui présente la particularité d’avoir un mode de scrutin majoritaire à deux tours, nous examinerons sa situation dans un prochain article.
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