L’élection sans fin du président américain edit
Le refus de Donald Trump de reconnaître sa défaite après le scrutin du 3 novembre a des précédents dans l’histoire de ce pays mais cette position se déroule dans un contexte totalement inédit. Il y a eu des contestations dans le passé en raison des aléas du vote dans tel ou tel Etat. C’est la première fois, en revanche, qu’un président sortant se proclame réélu avant même le dépouillement des bulletins et envisage des procédures qui remettent en cause des choix pourtant clairs des électeurs et risquent de porter une atteinte irréversible au fonctionnement de cette grande démocratie.
On rappelle souvent en ce moment l’épisode de la présidentielle de 2000. Le candidat démocrate Al Gore refusa pendant plusieurs semaines de reconnaître sa défaite et donc l’élection de George W. Bush, en évoquant des irrégularités dans le vote en Floride qui donnait une majorité de moins de mille voix à Bush, sur plusieurs millions de votants. Son refus dura 37 jours et se termina le 12 décembre quand la Cour suprême donna finalement son assentiment à la requête du candidat républicain. Dès qu’il eut connaissance du verdict de la Cour, Gore s’inclina et Bush entra le 20 janvier suivant à la Maison Blanche.
Des affirmations sans preuve de trucage
En 2020, la situation est totalement différente. Trump et son équipe électorale affirment que le scrutin a été truqué dans une demi-douzaine d’Etats et qu’à cause de multiples fraudes dont ils n’ont pas apporté la moindre preuve, le président a en réalité la majorité du collège électoral et se considère donc comme élu. Biden et la quasi-totalité des observateurs constatent que le démocrate a d’ores et déjà recueilli la majorité des voix du collège électoral soit 290 sur 540 et prendra donc de manière parfaitement légale ses fonctions en janvier prochain.
A ce jour, les recours déposés par les républicains dans un certain nombre d’Etats-clés, la Pennsylvanie, le Nevada, la Géorgie, le Michigan et l’Arizona n’ont donné aucun résultat et ont été rejeté par les juges faute de preuves. En Géorgie, un recompte manuel a été décidé mais il est douteux qu’il change le résultat final qui sera favorable au Démocrate.
Deux questions se posent : comment expliquer l’entêtement de Trump fidèlement soutenu par les dirigeants du parti républicains ? Et quelles sont les éventuelles astuces juridiques qui pourraient lui donner malgré tout la victoire ?
Il est probable que le président est conscient que les électeurs ont parlé. Dans les Etats contestés Biden dispose, avant même un décompte définitif, de dizaines de milliers de voix de majorité qui n’ont aucune chance d’être revues à la baisse. Toutefois, comme le souligne Jeannie Suk Gersen dans un article du New Yorker du 10 novembre dernier, Trump mise sur son énorme popularité au sein de son électorat pour imposer son message. Après tout, il a recueilli 72 millions de voix sur le plan national, 5 millions de moins que Biden mais un total supérieur à celui qu’obtint Obama lors de son élection en 2008. Les élus républicains savent que s’ils se désolidarisent publiquement du président, celui-ci les attaquera par des tweets vengeurs et ils seront désavoués par leurs électeurs dans le cadre de primaires qu’ils seront assurés de perdre face à un candidat fanatiquement trumpiste. Actuellement le président contrôle totalement le parti républicain qui ne peut se permettre le moindre écart. Les plus récents sondages confirment cette situation. 70% des électeurs républicains sont convaincus que le scrutin a été truqué par les Démocrates et qu’en réalité leur candidat a gagné.
Des manœuvres juridiques légales mais contestables
Gersen, dans son article du New Yorker, évoque donc les manœuvres juridiques qui pourraient fausser les mécanismes du collège électoral et donner la victoire à Trump. L’article II de la Constitution précise que les assemblées d’Etat ont le droit de désigner la délégation du collège électoral sans tenir compte du suffrage populaire. On peut donc imaginer que la majorité républicaine d’un Etat comme le Michigan décide arbitrairement que le scrutin a été entaché de fraude et qu’une délégation favorable au président sortant est légitime puisque la majorité des voix en faveur de Biden résulte de manipulations des votes.
Au cas où le collège électoral réuni le 14 décembre ne parviendrait pas à trancher le conflit entre les deux candidats, Gersen rappelle que le 12e amendement propose une solution. La décision finale est prise par la Chambre des représentants début janvier. Toutefois, il ne s’agit pas d’un vote de l’assemblée plénière qui est à majorité démocrate. Le scrutin a lieu avec une voix par Etat. Comme la majorité des Etats est contrôlée par les Républicains, ce vote conduirait inéluctablement à l’élection de Trump.
On sait par la presse américaine que Trump a évoqué ces différentes hypothèses avec ses conseillers et le New Yorker signale que le gouverneur républicain de Floride, Ron de Santis, a publiquement demandé à ses collègues de demander à leurs assemblées de se substituer au vote populaire. Le fait que le ministre de la Justice William Barr ait ordonné aux procureurs fédéraux d’enquêter sur les fraudes éventuelles dans un certain nombre d’Etats-clés peut aussi être interprété comme un moyen de pression sur des Etats républicains pour qu’ils remettent en cause le scrutin.
Il est cependant douteux qu’on arrive à une situation où Trump serait proclamé élu en dépit d’une nette majorité du vote populaire et d’une probable majorité de 306 voix en faveur de Biden au sein du collège électoral. Le New Yorker cite une déclaration des dirigeants républicains des deux assemblées de Pennsylvanie, un des Etats-clés, qui affirme que « le seul et unique moyen de choisir les électeurs présidentiels de Pennsylvanie est le vote populaire. Les assemblées n’ont pas à intervenir dans ce processus. » Dans les autres Etats où les comptes se poursuivent, les élus républicains font preuve d’une égale prudence.
Des conséquences graves pour l’avenir
Toutefois, les conséquences des manœuvres de retardement de Trump et de ses alliés républicains, qui ne cesseront vraisemblablement qu’à la veille de la réunion, le 14 décembre, du collège électoral auront de profondes et graves répercussions sur le fonctionnement de la démocratie américaine.
Le fait que ces procédures légales en théorie mais jamais utilisées en pratique aient été évoquées dans les plus hautes sphères de l’administration révèle un mépris préoccupant du suffrage universel qui est pourtant la base de tout régime démocratique au XXIème siècle. Aux yeux de Trump et de ses partisans, le fait d’obtenir une majorité des suffrages ne justifie pas l’accès au pouvoir.
Même si Biden entre à la Maison Blanche le 20 janvier prochain, il n’aura pas la tâche facile. Il est prévisible que Trump, devenu le leader de l’opposition, continuera à soutenir, avec l’appui d’un électorat républicain fanatisé, que le scrutin a été faussé et qu’il aurait dû être réélu. Le nouveau président devra donc affronter une crise de légitimité nourrie par 30 ou 40% de l’électorat, une situation qu’on a fréquemment rencontrée dans divers pays d’Amérique Latine mais qui semblait impensable aux Etats-Unis. Il ne pourra guère compter sur la bienveillance des dirigeants du parti républicain. Ceux-ci, comme le dit Gesen, auront comme souci principal de rester proches de leur électorat sous peine d’être écartés lors des élections intermédiaires de 2022 qui pourraient leur permettre de reconquérir le Congrès.
Cette accumulation de faits et de décisions pose une question de fond : est-ce que la démocratie américaine peut survivre au phénomène du trumpisme ? Dans un ouvrage qui est devenu une référence aux Etats Unis : La Mort des démocraties (Calmann Levy 2019), Steven Levistsky et Daniel Ziblatt décrivent les processus possibles et irréversibles de déclin d’un régime libéral et pluraliste. Les deux prochaines années seront décisives pour l’avenir de la démocratie américaine.
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