Les élections en Russie, mode d’emploi edit
Vladimir Poutine sera réélu en 2024 « avec plus de 90 % des voix », a assuré cet été au New York Times le porte-parole du Kremlin, ajoutant que « nos élections présidentielles ne sont pas vraiment la démocratie, mais une bureaucratie coûteuse ». Dmitri Peskov a ensuite expliqué que ses propos avaient été déformés « comme toujours par les Américains », tout en les réitérant en substance. Les élections « pourraient théoriquement ne pas être organisées », a-t-il affirmé, en effet, « il est déjà évident que Poutine sera élu ». La présidente de la Commission électorale centrale s’est déclarée en accord avec Peskov. « Qu’est ce que la démocratie, s’est-elle demandée. C’est seulement un moyen de former le gouvernement par des élections. » En Occident, « la démocratie n’est pas le règne de la majorité, mais de la minorité », a poursuivi Ella Pamfilova, pour conclure que « nous n’avons pas besoin d’une telle démocratie ». Au fil des ans, l’espace démocratique dans la Russie poutinienne n’a cessé de se réduire, mais ces prises de position récentes, émanant de proches du président russe, ne représentent pas moins un seuil supplémentaire dans la mise en question des formes démocratiques. Désormais, pour le Kremlin, il ne s’agit plus, comme l’avait expliqué, dès les années 2000, Dmitri Furman[i], d’imiter la démocratie, mais d’en contester ouvertement les principes. Avant même l’invasion de l’Ukraine, 2020 – année de la réforme constitutionnelle – a marqué un tournant, symbolisé par la tentative d’empoisonnement et la condamnation d’Alexei Navalny. L’épidémie de covid, puis l’invasion de l’Ukraine, ont justifié un renforcement sans précédent de l’arsenal technologique et juridique répressif, qui a conduit à l’éradication de toute opposition libérale organisée.
Pas plus que le système soviétique n’avait aboli les élections, le Kremlin n’entend renoncer à l’onction du suffrage universel. Schématiquement, l’autoritarisme poutinien a connu trois phases. A son arrivée au Kremlin, le successeur de Boris Eltsine bénéficie de la stabilisation politique et économique, engagée par Evgeny Primakov. Vladimir Poutine met au pas les oligarques (MM. Berezovski, Goussinski, Khodorkovski), il proclame son attachement à la réforme et aux valeurs démocratiques. Le contexte intérieur se dégrade à partir de la crise économique et financière de 2008, la contestation interne s’amplifie. Une deuxième phase s’ouvre en 2011-2 quand des centaines de milliers de Russes protestent dans les rues contre les fraudes électorales et marquent leur hostilité au retour de Vladimir Poutine au Kremlin. L’annexion de la Crimée en 2014 accorde un répit au régime de Vladimir Poutine, mais le « consensus de Crimée » s’érode après quelques années, la contestation retrouve de la vigueur, elle s’organise sur les réseaux sociaux et internet, à l’initiative d’Alexei Navalny. En 2018-9, le parti présidentiel Russie unie essuie des revers électoraux, notamment à Moscou. En 2020, les manifestations de grande ampleur suscitées à Minsk par les élections présidentielles truquées, qui menacent le président biélorusse Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, font craindre au Kremlin un scénario identique en Russie. L’invasion de l’Ukraine ouvre une troisième phase, qui conduit à une emprise encore plus forte sur la population, qui doit être convaincue de la justesse de ce combat et de la responsabilité de l’Occident dans la « guerre de civilisation » dont la Russie serait la victime.
Pour contrôler l’opinion, les spécialistes des « technologies politiques » du Kremlin ont, depuis plus de vingt ans, recours à un arsenal diversifié. La propagande, qui avait montré son efficacité dans la campagne pour la réélection de Boris Eltsine en 1996, a été largement mobilisée. L’une des premières mesures prises par Vladimir Poutine peu après son élection a été de retirer aux oligarques (Boris Berezovski, Vladimir Goussinski) le contrôle des principales chaînes TV (ORT, NTV). Le Kremlin n’a pas hésité à manipuler les procédures électorales, qu’il s’agisse de l’intimidation et de la disqualification des candidats d’opposition, des pressions sur les employés du secteur public, du bourrage d’urnes, du vote multiple (« carroussel ») et du recours aux « sultanats électoraux », notamment au nord-Caucase, réservoirs de voix pour le parti au pouvoir, souvent crédité de plus de 90% des voix dans ces régions. Selon des experts indépendants, qui traquent depuis des années les « anomalies électorales », aux élections législatives de 2021, le parti Russie unie aurait en réalité recueilli au plus 31-33% des suffrages, score très inférieur aux quelque 50 % qu’il revendique, qui lui a permis d’obtenir la « majorité constitutionnelle » ; de même le taux de participation réel s’élèverait à 38%, bien loin des 52% officiellement annoncés. Au total, Russie unie aurait bénéficié de 14 millions de votes falsifiés[ii]. L’introduction du vote électronique (« une boite noire que personne ne contrôle », selon Serguei Chpilkine) a produit des effets surprenants. À Moscou, les résultats des urnes, favorables à l’opposition, ont été inversés après l’intégration du vote en ligne. Les fréquents sondages, réalisés dans des conditions contestables, sont interprétés par le Kremlin comme autant de plébiscites et de marques de soutien au président russe, pour le légitimer et faire apparaître comme superflue la démocratie des urnes.
Ces technologies électorales sont aussi destinées à compenser un manque d’adhésion aux institutions, ainsi que l’absence de tout projet de modernisation, car susceptible de déstabiliser le régime de Vladimir Poutine, fondé depuis l’origine sur une économie de rente, une corruption à grande échelle et un système oligarchique, d’où le maître-mot qui le caractérise, la « stabilité ». A cet arsenal technique s’ajoute depuis 2012 – année où le pouvoir de Vladimir Poutine a vacillé – un narratif politique de plus en plus prégnant, fondé sur le culte de la guerre (la « grande guerre patriotique » de 1941-1945) et la figure de l’ennemi, la diabolisation de l’Occident, la victimisation du peuple russe, le ressentiment et la nostalgie impériale. Ce sont ces « mythes » que le directeur de l’Institut des Etats-Unis et du Canada de l’Académie des sciences vient de fustiger dans une tribune, qui a provoqué son limogeage deux jours plus tard [iii]. « La Russie est en proie à un syndrome post-impérial très prononcé », écrit Valeri Garbouzov, avec pour caractéristique le fait qu’il ne s’est pas manifesté immédiatement après l’effondrement de l’URSS en 1991, mais « beaucoup plus tard, avec l’arrivée au pouvoir de Poutine ». Ce syndrome, auquel on n’accordait pas auparavant d’importance particulière, a « pris un caractère menaçant ». « Otage de son propre complexe impérial », la Russie tente de formuler son « programme géopolitique global » qui, d’après Valeri Garbouzov, reste pour l’instant « trop mouvant, instable et éclectique » (eurasisme, « monde russe », antiaméricanisme agressif, opposition au monde unipolaire et à « l’Occident décadent »). Quant au conservatisme russe du début du XXe siècle, qui est « parfois pris pour modèle aujourd’hui », il n’est « guère adapté aux conditions actuelles », selon le politologue.
La propagande, la fraude et la criminalisation de l’opposition sont complétées par une stratégie, ancienne, de dépolitisation, il s’agit de dissuader de toute action collective, de persuader l’opinion qu’elle n’a pas prise sur les événements, qu’elle doit se contenter de vaquer à ses occupations et s’en remettre au « chef » (« вождь »). Cette approche a fonctionné tant que le système a été en mesure de redistribuer une partie de la rente énergétique, mais le refus de la modernisation économique et sociale a conduit à une impasse et à la stagnation des revenus, rendant de plus en plus difficile d’acheter la loyauté de la population. L’invasion de l’Ukraine a mis à jour les limites du discours officiel et ses incohérences. Contrairement au calcul initial, les Ukrainiens ont résisté, Moscou n’a pu rééditer l’opération menée sans coup férir en 2014 en Crimée et empocher en termes de popularité les dividendes d’une prise de contrôle de l’Ukraine. Ce conflit, qui s’inscrit dans la durée, nécessite une mobilisation des esprits et des ressources, comme le demandent les militaires et les « turbo-patriotes ». Le Kremlin accuse l’Occident de faire peser sur la Russie une « menace existentielle » mais, dans le même temps, il refuse de décréter la « mobilisation générale » et tente de maintenir une apparence de normalité, en tous cas dans les grandes villes. Le régime ne s’oppose pas au départ de plusieurs de centaines de milliers de jeunes Russes –exode qui lui sert de « soupape de sécurité » – l’armée recrute en priorité dans les républiques nationales du Caucase et de Sibérie et a recours à des milices, illégales en Russie, et à des travailleurs d’Asie centrale en contrepartie de l’octroi de la nationalité russe. La mutinerie du groupe Wagner dévoile la fragilité du système Poutine (attentisme des institutions, inertie de l’opinion), elle montre que la principale menace vient de l’intérieur et conduit le président russe, « bunkerisé » depuis la pandémie de Covid, à rechercher à nouveau le contact avec la population.
Les scrutins régionaux et locaux (gouverneurs, maires, assemblées régionales et municipales), organisés du 8 au 10 septembre sur tout le territoire de la fédération et dans les régions d’Ukraine annexées, auxquels 65 millions d’électeurs étaient conviés, illustrent la volonté de contrôle total de l’espace politique, mais aussi les contradictions de la stratégie du Kremlin. Nouveau signe de durcissement, Grigori Melkoniants, co-président du mouvement Golos, spécialisé dans l’observation électorale, a été arrêté en août. La palette habituelle des instruments juridiques (« ressources administratives ») permettant de disqualifier les candidats indépendants et d’opposition et de restreindre les possibilités de vérification des opérations électorales a été utilisée à plein, afin d’éviter la répétition du scenario qui avait vu en 2018 Sergueï Fourgal, fort d’un soutien populaire réel, s’imposer comme gouverneur de Khabarovsk contre le candidat du pouvoir (démis de ses fonctions en 2020, Sergueï Fourgal a été condamné cette année à 22 ans de prison). L’un des seuls endroits à susciter l’intérêt des observateurs a été la Khakassie. Dans cette petite république de Sibérie, le Kremlin a tenté, sans succès, d’évincer le gouverneur sortant, communiste. Contrairement à ses déclarations initiales, Russie unie n’a pas présenté de vétérans des opérations en Ukraine. La volonté des candidats du pouvoir d’éviter autant que possible de parler de « l’opération militaire spéciale » en Ukraine a été manifeste – à Moscou, Sergueï Sobyanine ne l’a pratiquement pas mentionnée – mais c’est moins vrai de « l’opposition systémique » (communistes du KPRF et populistes du LDPR).
Selon les chiffres officiels, 45 millions d’électeurs ont pris part au vote, soit un taux de participation de 43,5%, le niveau le plus élevé depuis 2017, s’est félicitée Ella Pamfilova. La vingtaine de postes de gouverneur a été pourvue dès le premier tour et, à deux exceptions près (dont la Khakassie), par des candidats de Russie unie, avec des scores oscillant entre 70 et 86%. Sergueï Sobyanine est réélu avec 76,4% des suffrages qui, pour l’essentiel, proviennent du vote électronique (participation de 43%). Ces résultats, imposants, se situent néanmoins en-deçà du seuil des 90%, évoqué par le porte-parole de Vladimir Poutine, dont la popularité ne doit pas être contestée. D’après le bilan dressé par Golos[iv], ces élections « ont été encore moins libres et honnêtes que les précédentes », elles montrent que « des dispositions essentielles de la constitution, en particulier celles relatives au pluralisme idéologique et à la liberté de pensée et d’expression, n’existent plus ». La dérive autoritaire est particulièrement marquée dans les régions ukrainiennes, occupées par l’armée russe (corps électoral et circonscriptions indéterminés, qui ont entraîné la mise sur pied de « commissions électorales extraterritoriales », absence d’observateurs indépendants). Le parti communiste KPRF a perdu des pans importants (protestataire et belliciste) de son électorat, alors même que, selon nombre de politologues indépendants, on assiste à un retour aux pratiques soviétiques[v]. Dans les régions, note Andreï Pertsev, le Kremlin concentre le pouvoir dans les mains des gouverneurs, désormais représentants du parti et de l’Etat, sans ancrage local, assez comparable au rôle des secrétaires d’Obkom, les « préfets » de l’ère soviétique. Une idéologie conservatrice officielle fait également son retour, observe Andreï Kolesnikov, avec les nouveaux manuels d’histoire et les cours sur « les fondements de la souveraineté russe », désormais obligatoires dans les universités, qui rappellent les cours de « communisme scientifique », instaurés dans l’URSS brejnévienne.
À n’en pas douter, ce dernier cycle électoral avant l’échéance présidentielle de mars prochain sert de répétition générale pour tester la stratégie (par exemple l’importance à accorder au thème de la guerre en Ukraine) qui permettra d’assurer un nouveau mandat à Vladimir Poutine. Il reste que l’impression d’unanimité derrière le président russe est trompeuse (cf. les réactions à la rébellion de Prigojine), les élections ne jouent plus leur rôle, le Kremlin s’est privé d’une connaissance précise de l’état de l’opinion (carence que les sondages confidentiels qu’il commande ne peuvent pallier) et, en cas de crise, le régime ne peut guère s’appuyer sur les élites régionales qu’il a mises en place et qui manquent de légitimité.
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[i] Le livre de Dmitri Furman sur la « démocratie de l’imitation », paru peu avant sa mort en 2011, a été traduit en anglais en 2022, sous le titre Imitation Democracy : The development of Russia’s post-soviet political system, Verso books.
[ii] « Statisticians Claim Half of Pro-Kremlin Votes in Duma Elections Were False », The Moscow Times, 21.09.2021
[iii] Valeri Garbouzov, « Les illusions perdues d’une époque finissante » (en russe), Nezavissimaïa Gazeta, 29.08.2023
[iv] Statement on the election observation results for the single voting day of September 10, 2023, golosinfo.org
[v] Andrey Pertsev, « Russia’s September elections mark a return to Soviet-style regional management », Ridl.io, 08.09.2023 ; Andrei Kolesnikov, « Scientific Putinism : Shaping Official Ideology in Russia », Carnegieendowment, 21.11.2022.