Les Européens (et les Français) croient-ils toujours à la démocratie? edit
La récente publication du « Democracy Index Report » du journal The Economist (2 février 2021) a relancé le débat sur l’affaiblissement de la démocratie dans le monde. Le rapport souligne que la note moyenne[1] sur l’ensemble des pays recule depuis cinq ans. Les résultats ont frappé les esprits en France, notre pays ne se classant qu’au 24e rang et étant relégué en 2020 – pour un centième de point – dans le groupe des « démocraties défaillantes » (avec une note de 7,99 sur 10).
Les doutes sur le fonctionnement et la solidité des démocraties ne datent pas d’aujourd’hui. Les régimes autoritaires paraissent de plus en plus arrogants et n’hésitent à vanter, sans aucun complexe, la supériorité de leur modèle sur celui des démocraties occidentales, la Chine s’illustrant particulièrement dans cet exercice. Au sein même des démocraties occidentales, la solidité et l’unicité du modèle démocratique sont interrogées. La capacité du système électif à rendre compte des aspirations démocratiques des citoyens est questionnée et certains suggèrent qu’il faut lui adjoindre diverses formes de démocratie directe.
Plusieurs leaders européens se font les chantres d’un modèle démocratique « illibéral ». Cette notion introduite en 1997 par le politologue américain d’origine indienne Fareed Zakaria[2] consiste à admettre que la démocratie, tout en respectant certains principes démocratiques comme le choix des dirigeants par des élections, puisse être conduite à restreindre certaines libertés au nom de la souveraineté populaire. Les dirigeants illibéraux comme Viktor Orban, veulent promouvoir un mode vie particulier au nom d’une supposée «substance historique et culturelle des peuples»[3] . Concernant la Hongrie et la Pologne, ce mode de vie particulier repose évidemment principalement sur la culture chrétienne et les valeurs traditionnelles qu’elle promeut. La promotion de cette identité suppose aussi, pour ces dirigeants, de refuser l’introduction en nombre d’éléments allogènes qui ne pourraient pas la partager, d’où le refus de l’immigration et de quotas d’accueil des réfugiés un moment imposés par l’Europe.
Que pensent les Européens de la démocratie?
Les pays européens ont des scores extrêmement contrastés sur le Democracy Index de The Economist : la Norvège, en tête de classement, obtient une note de 9,81 sur 10, tandis que la Russie a une note de 3,31, la Hongrie de 6,56 et la Pologne de 6,85. Mais ce score, même s’il comprend une dimension de participation et de culture politique, ne nous renseigne sur le fait de savoir à quel degré sa variation d’un pays à l’autre reflète un attachement variable des citoyens eux-mêmes à la démocratie. Les citoyens qui vivent dans un pays faiblement démocratique sont-ils des citoyens frustrés de ne pouvoir exercer leurs droits, ou des citoyens consentants, voire des citoyens propagandistes d’un contre-modèle ?
La vague 2017 de la European Values Study réalisée dans la plupart de pays d’Europe et qui comportait un module assez complet sur le rapport à la démocratie permet de répondre au moins partiellement à cette question. La figure 1 synthétise plusieurs informations issues de cette enquête en y adjoignant la valeur moyenne par pays du Democracy Index. Sur le graphique les pays sont classés par valeurs croissantes de cet index.
La courbe grise est un score d’adhésion à la démocratie construit à partir de deux questions sur l’importance de vivre dans un pays gouverné démocratiquement et d’avoir un système politique démocratique. Ce score est corrélé au Democracy Index (en pointillé sur le graphique), mais la valeur de la corrélation n’est pas très élevée (0,203) et l’on voit surtout que (à l’exception de la Russie), les habitants des pays peu démocratiques ont néanmoins des aspirations démocratiques assez élevées avec des scores au-dessus de 7,5 (tous les scores du graphique varient de 0 à 10).
La courbe noire est un score d’équité démocratique ressentie par les citoyens du pays concerné : le comptage des votes est-il juste ? Les candidats d’opposition peuvent-ils poser leur candidature ? Y-a-t-il des menaces exercées sur les électeurs ? etc.[4] Cette courbe (en pointillé la droite d’ajustement linéaire) est très corrélée au Democracy Index (0,447). Cela signifie que les citoyens ont une bonne perception de l’équité effective de leur système démocratique. Ils ne sont pas crédules : ceux qui vivent dans des pays effectivement peu démocratiques en ont bien conscience.
Ces deux résultats sont plutôt rassurants pour ceux qui sont attachés au modèle démocratique. Ils signifient en effet que l’aspiration démocratique reste solide, y compris dans les pays réputés peu démocratiques. La faiblesse du système démocratique de ces pays ne tient pas d’autre part à l’aveuglement ou au consentement des citoyens eux-mêmes. Ces derniers détectent assez bien semble-t-il les entorses au fonctionnement normal de la démocratie. Et cette clairvoyance ne mine pas leur attachement de principe à la démocratie.
Dans ce tableau, la Russie fait néanmoins un peu exception. D’une part, l’adhésion des Russes à la démocratie est la plus basse de tous les pays enquêtés. D’autre part, bien que la Russie ait le Democracy Index le plus bas, les Russes sont nettement moins sévères que les habitants d’autres pays peu démocratiques à l’égard de leur système électif. Les Russes semblent donc moins exigeants ou moins lucides que les citoyens d’autres pays de l’Est à l’égard de l’équité de leur système électoral et les moins attachés aux principes de la démocratie. Au vu de ces résultats, les militants russes pour la démocratie sont loin d’avoir gagné la partie.
L’hypothèque illibérale
L’enquête permet également d’évaluer, avec toutes les limites d’un tel exercice, la propension des Européens à adhérer à des thèses illibérales. La courbe jaune sur la figure 1 montre les variations d’un indice d’illibéralisme selon les pays enquêtés (variant toujours de 0 à 10, note maximale possible d’illibéralisme). Cet indice est construit à partir de deux questions sur les « caractéristiques » reconnues par les personnes comme « essentielles de la démocratie ». Neuf intitulés étaient testés (dont le fait de « choisir les dirigeants lors d’élections libres ») et parmi cette liste, deux peuvent être associés à l’illibéralisme, s’ils sont contestés à un certain degré comme une caractéristique de la démocratie : le fait que « les droits civiques protègent les personnes de l’oppression de l’Etat » et le fait que « les femmes ont les mêmes droits que les hommes » (ces deux variables sont bien corrélées). En effet, l’illibéralisme peut combiner la reconnaissance du vote comme principe de la démocratie et l’accord pour limiter certains droits des citoyens ou certains droits de catégories données de citoyens.
Un premier constat est que l’illibéralisme ainsi défini ne rencontre pas un succès foudroyant parmi les Européens, y compris dans les pays réputés illibéraux. La note moyenne d’illibéralisme sur l’ensemble des pays est de 1,69 et aucun pays n’a une note supérieure à 3, sur un indice qui, rappelons-le, peut atteindre 10 pour ceux qui adhéreraient totalement aux deux intitulés testés.
Il y a bien sûr des écarts selon les pays et, globalement, la tendance à l’illibéralisme décroît tendanciellement à mesure que l’adhésion à la démocratie se renforce. Sur l’ensemble des individus enquêtés on enregistre une corrélation négative assez élevée (-0,356) entre les deux scores. Néanmoins, les pays les plus souvent cités comme « illibéraux » n’ont pas des scores d’illibéralisme particulièrement élevés : 1,82 pour la Hongrie et 1,3 pour la Pologne (nettement en dessous de la moyenne pour ce dernier pays). Finalement, parmi les pays de l’Union européenne, c’est en Slovaquie que la tendance à l’illibéralisme est la plus marquée (2,63). Mais un pays d’Europe de l’Ouest comme la France se distingue également par un score élevé (2,37). L’illibéralisme n’est donc pas obligatoirement une spécialité orientale. En revanche, les pays scandinaves et germaniques sont les plus préservés.
La figure 2 donne un contenu plus concret à ce contraste, en Europe de l’ouest, entre la France et les pays scandinaves et germaniques sur le niveau d’adhésion de leurs populations à des thématiques illibérales. Les Français sont nettement moins exigeants que leurs voisins du nord ou d’outre-Rhin à l’égard de la préservation des droits civiques comme composante essentielle de la démocratie.
Lecture : % de répondants se plaçant en 0-8 sur une échelle allant de 0 (pas du tout essentielle) à 10 (caractéristique essentielle de la démocratie) à propos de la protection des droits civiques contre l’oppression de l’Etat ; et en 0-9 pour le fait que les femmes aient les mêmes droits que les hommes (comme caractéristique de la démocratie).
Ainsi, si les dirigeants français ne se réclament en aucune manière de l’illibéralisme et sont souvent tentés de tancer leurs voisins orientaux qui s’en prévalent, la France n’est sans doute pas à l’abri d’une poussée illibérale qui pourrait peut-être un jour trouver une traduction politique.
[1] Etablie à partir de cinq critères : les élections et le pluralisme, le fonctionnement gouvernemental, la participation politique, la culture politique et l’état des libertés civiques.
[2] Zakaria F., L’Avenir de la liberté. La Démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le Monde, Odile Jacob, 2003.
[3] Mineur D., « Qu’est-ce que la démocratie illibérale ? », Cités, 2019, p. 105-117.
[4] L’indice est construit à partir de sept questions très corrélées sur ces thèmes de l’équité du système démocratique
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