Les mots d’Éric Zemmour edit

30 septembre 2021

Est-il encore utile de lire le livre d’Éric Zemmour ? Avec le tintamarre médiatique qui a accompagné sa sortie, on peut avoir une impression de déjà lu. Tout le corps du livre est répété ad nauseam dans les multiples interventions qui se succèdent depuis sa parution : la France s’effondre, un « grand remplacement » est en cours avec la complicité d’élites démissionnaires, les anciens colonisés arabes et africains colonisent les anciens colonisateurs, les prologues d’une guerre civile se déroulent dans les banlieues, la Seine-Saint-Denis est l’avenir de la France. Il faut donc admettre que l’islam est incompatible avec la République, il faut donc en finir avec l’immigration, sans hésiter à remettre en cause les juridictions, nationale et européenne, qui limiteraient la souveraineté du peuple pour abolir le droit du sol, interdire le regroupement familial, restreindre fortement le droit d’asile ; l’assimilation enfin est la seule politique possible pour les immigrés naturalisés…

Rien de nouveau dans ces propos, et au fond il n’y a pas de discussion d’ensemble possible avec une vision entièrement fermée sur elle-même : chez Éric Zemmour les problèmes réels qui existent en France (comme dans tout pays d’immigration) sont à ce point globalisés et essentialisés que les démonstrations contraires, même fondées sur des analyses et des statistiques sérieuses, sont rejetées comme des dénis de la réalité.

Pourtant, on peut tirer davantage de ce livre, aussi formaté soit-il par une volonté propagandiste.

Il convient, d’abord, de dire un mot du procédé narratif, qui juge l’auteur. Le livre, en effet, se présente comme un carnet de rencontres avec des personnalités diverses, de 2006 à 2020 (le plus souvent dans des grands restaurants parisiens... les élites ont du bon!). Les conversations tenues sont rapportées par celui qui était alors un journaliste. L’ensemble des propos, vrais ou faux (certains ont été démentis), sont retirés de leur contexte et viennent conforter les thèses de l’auteur, qui dresse ainsi un tableau accablant des élites françaises. La plupart des personnalités citées sont soit ignorantes, soit résignées, quand elles ne font pas preuve de cynisme ou de lâcheté. Cette galerie de « démissionnaires » est là pour nourrir le mépris des « élites ». Éric Zemmour n’entonne pas le « tous pourris » (voir son éloge de Vincent Bolloré...), mais le « tous complices ».

Le plus important est de voir qu’Éric Zemmour s’inscrit au croisement de deux types d’influences. La première relève de toute une tradition historique, le nationalisme identitaire, qui s’est cristallisée à la fin du XIXe siècle. La seconde tient d’une réalité présente, le moment populiste, illustré aux États-Unis, par le trumpisme que la défaite à l’élection présidentielle de novembre 2021 n’a pas effacé, et en Europe par la Hongrie de Victor Orban pour prendre le cas le plus emblématique.

Dans les traces de Maurras et Jean-Marie Le Pen

Le nationalisme, on le sait, est un sentiment et une doctrine qui ont pris naissance avec la Révolution Française. Il a été longtemps porté par la gauche libérale et républicaine qui lui donnait une vocation universelle. Ce n’est qu’à la fin du au XIXe siècle qu’un nationalisme d’une autre nature, qui partageait avec le premier le patriotisme, a pris corps, avec à la fois une dimension protestataire, fondée sur l’appel au peuple, la recherche d’un « sauveur », la critique du parlementarisme (bien illustrée au moment de la crise boulangiste), et une dimension identitaire, franchement xénophobe, avec un antisémitisme affirmé, une vision d’une France purgée des « juifs, des protestants, des franc maçons, des métèques » (les « anti-France » de Charles Maurras), que l’Affaire Dreyfus a précipitée. Ce nationalisme composite, revendiqué désormais à l’extrême- droite, a marqué de son empreinte le débat politique français et réapparaît régulièrement dans les épreuves du pays.

Car il ne faut pas s’en tenir à la seule histoire des idées. Ce courant nationaliste s’est cristallisé à la faveur d’importants bouleversements économiques et sociaux, avec l’industrialisation et l’urbanisation, mais tout autant politiques et culturels, avec le raidissement d’une France catholique qui perdait son influence sur la société sous la pression d’une législation républicaine aboutissant à la loi de 1905 sur la Séparation des Églises et de l’État. C’était tout un mode de vie et un ensemble de traditions qui étaient en cause.

Il ne faut donc, pas s’étonner si l’idée de « décadence » est au cœur de ce courant. On ne parlait pas alors de « grand remplacement » mais d’ « invasion ». La question de la race (qui paraissait légitimée par la science de l’époque) et de son intégrité était directement liée à l’obsession du déclin. La critique de la modernité, tout particulièrement l’individualisme amené par les Lumières et la Révolution Française, faisait contraste avec la nostalgie d’un « âge d’or » (situé avant 1789 tandis qu’Éric Zemmour parle, lui, des années 1960, où les hiérarchies sociales et l’autorité étaient respectées. La valorisation d’une France catholique (l’antisémitisme dominant rendait difficile la notion de « civilisation judéo-chrétienne »...) accompagnait ce mouvement politique. Même si, pour reprendre l’expression pénétrante d’Albert Thibaudet, il s’agissait plutôt d’un « catholicisme du dehors » qui voyait dans le catholicisme, avant tout, un facteur d’ordre.

Toute cette tradition affleure dans les pages du livre d’Éric Zemmour avec l’adaptation de vocabulaire due au passage du temps. Mais c’est bien le même noyau de pensée, qui réapparaît régulièrement lors des grandes crises que traverse notre pays, dans les années 1930 et à Vichy, où une part de ce nationalisme identitaire a versé dans le fascisme, comme l’illustre le roman Gilles de Drieu la Rochelle, paru en 1938, qui mériterait d’être lu en parallèle avec les écrits d’Éric Zemmour ; et au moment de la Guerre d’Algérie, avec le poujadisme, nationalisme protestataire par excellence, et les théoriciens de l’Algérie française, puis avec le premier Front national, celui de Jean-Marie Le Pen dont Éric Zemmour se revendique (« Le Front national est le syndicat des indigènes de ce pays », disait Le Pen). La menace que faisait courir l’immigration pour l’identité française était mise en avant dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. Tous les problèmes du pays, politiques, économiques, sociaux, culturels étaient vus à travers ce seul prisme. Le livre d’Éric Zemmour mérite d’être rapporté à celui de Jean-Marie Le Pen paru en 1985, La France est de retour (on n’ose penser que l’équipe de Donald Trump l’ait lu...). Il y a des différences de style, mais sur le fond, c’est largement du « copié-collé ».

Trumpisme

Qu’il n’y ait pas grand-chose de neuf dans ces idées n’est pas pour autant rassurant. Car si la crise multiforme que connaît la société française n’est pas une crise ouverte de régime, elle s’inscrit, néanmoins, dans un moment de trouble qui touche nombre de pays occidentaux. Si la couverture du livre d’Éric Zemmour plagie l’affiche de campagne de Donald Trump, en 2016, c’est tout à fait volontaire. Il rapporte, d’ailleurs, dans son livre, qu’une responsable féminine des équipes de Trump lui aurait confié alors : « Le Trump français, c’est vous. » Et les points de comparaison ne manquent pas : la familiarité médiatique, la régularité des provocations (l’interdiction des prénoms étrangers-," on est du pays où l’on est enterré"-, en parlant des petites victimes juives de Toulouse en 2012, Pétain défenseur des juifs français etc.), les « faits alternatifs » (la moitié des retraites versées bénéficieraient à des étrangers, il y aurait deux millions d’immigrés supplémentaires depuis 2017 etc.). Mais le point essentiel tient dans un fait sociologique et politique majeur : la grande majorité des électeurs républicains américains ont la crainte de devenir minoritaires dans leur pays avec la croissance démographique des minorités, et ils se battent pour conserver le pouvoir politique. Les rapports numériques ne sont pas les mêmes en France, et ne le seront pas à la fin du siècle, et encore moins si l’on prend en compte le nombre croissant des mariages mixtes. Mais qu’importe, Éric Zemmour, avec une droite radicale, joue sur cette peur aussi : demain, il sera trop tard.

Un autre fait important doit être souligné. Donald Trump a gouverné, et de quelle manière ! Malgré la réalité des contre-pouvoirs aux États-Unis, c’est bien la démocratie qui a été atteinte par sa pratique du pouvoir, sa volonté de contrôler la justice, par le refus de reconnaître les résultats de l’élection présidentielle, par, ce qui apparaît de plus en plus, a posteriori, comme une tentative de coup d’État, par l’adoption de législations électorales restrictives dans tous les États républicains. Quand, chez nous, Éric Zemmour parle (ce ne sont que des paroles aujourd’hui) de changer la Constitution pour empêcher les juridictions, nationale et européenne, de jouer leur rôle face à des mesures contraires aux Droits de l’Homme, nous sommes dans une logique de remise en cause de l’État de droit, notion qu’il relativise dans son livre. L’éloge qu’il fait de la Hongrie de Victor Orban montre bien quel est son modèle de régime politique. Or, contrairement à ce qu’il est parfois dit, une « démocratie illibérale » n’est pas une démocratie. Il lui manque une dimension essentielle, le respect du droit et de la légalité. Il faut avoir présent à l’esprit la phrase de Vladimir Poutine, dont Éric Zemmour fait grand cas : « L’idée libérale est révolue ». Donald Trump, interrogé, avait réagi un ton au-dessous en disant qu’il y avait « un problème avec la liberté occidentale »…

Alors, oui, cela vaut la peine, pour répondre à la question initiale de cet article, de lire Éric Zemmour. Il est toujours utile de savoir à quoi l’on a affaire. Bien sûr, si sa campagne se concrétise effectivement, il fera des concessions pour élargir son socle électoral. Et des contradictions apparaîtront, plus nettement, entre ses propositions politiques, économiques, sociales. Mais le fond est fixé et il n’en changera pas. Il n’existe que par une radicalité qu’il a trop besoin de cultiver pour s’imposer à toute une partie de l’opinion, aggravant ainsi les risques de conflits dans notre société.

Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Paris. Rubenpré, 2021.