Lettres sur la laïcité, fin edit
(Nous donnons ici la suite et fin de l'échange épistolaire entre Alain Bergounioux et Laurent Bouvet copublié par Telos et la Fondation Jean-Jaurès. La version complète de cette correspondance est disponible en PDF sur le site de la Fondation Jean-Jaurès).
La laïcité au miroir de l’islam
Alain Bergounioux, 3 juin 2019
La lecture de la dernière lettre de Laurent Bouvet montre que son titre, « Une nouvelle question laïque », n’est pas rhétorique. Il considère en effet que l’islam pose la question de l’identité française et nous invite à nous demander si la laïcité à la française a bien les armes pour y répondre.
Le propos qui donne la synthèse de son livre paru récemment sous le titre La Nouvelle Question laïque. Choisir la République offre une cohérence certaine. Si l’on pense, en effet, que l’islam est un problème identitaire, il serait tout à fait insuffisant de s’en tenir à des débats sur des procédures juridiques. Cela serait, encore, une erreur plus grande d’accepter une conception libérale de la laïcité qui a fait le cœur de nos échanges précédents et de nos désaccords. En effet, le seul respect des droits de l’individu ne peut fonder un réel « vivre-ensemble ». La laïcité libérale tendrait à former un ensemble de règles désincarnées sans histoire et sans origine. Elle serait donc particulièrement peu apte à traiter avec une religion qui se veut aussi une civilisation. L’importance que donne Laurent Bouvet au contexte sociohistorique dans lequel la laïcité française s’est constituée se trouve au cœur de l’argumentation. Celui-ci explique les liens qui, malgré de vifs affrontements, unissent les laïques et les catholiques – c’est la « catholaïcité » mise en évidence par Émile Poulat – en leur donnant des valeurs communes. Afin que les principes et les règles laïques soient finalement acceptés, il faut disposer, pour reprendre les termes de Laurent Bouvet, d’« une culture politique et historique commune qui serve de cadre au choix de l’agencement des principes de régulation de la société ».
Ce « substrat civilisationnel », comme il l’appelle, est invoqué aujourd’hui dans les débats par des auteurs laïques comme catholiques. Laurent Bouvet cite le philosophe politique Pierre Manent, du côté catholique, qui part des mêmes prémisses dans l’analyse[1]. La laïcité est un ensemble de principes généraux qui ne peut pas s’appliquer de la même manière à toute religion, selon qu’elle est intérieure ou extérieure à notre société. Pierre Manent voit une solution, non dans un État de plus en plus laïque, mais dans la société, en acceptant une certaine communautarisation pour les différentes religions où elles trouveront chacune leur place dans la nation. Et, dès lors, du fait de cette reconnaissance, elles pourront établir des relations pacifiques. Ce que Laurent Bouvet ne peut évidemment pas avaliser. La laïcité, rappelle-t-il, est une véritable « rupture » et l’unité nationale républicaine ne s’est pas faite sur des fondements religieux. L’État doit demeurer pleinement laïque et il lui revient d’assurer l’intégration de la population. Ce ne sont donc pas les religions comme telles qu’il faut prendre en compte, sans plus chercher, notamment, ce que peut être le « bon » ou le « mauvais » islam dans de savantes études théologiques, mais essentiellement les réalités politiques, sociales et culturelles qui sont mises en pratique. Seul, donc, importe véritablement l’islamisme, et non l’islam.
Les thèses sont claires. La discussion n’est cependant pas close. Je ne reviendrai que peu sur la définition de la laïcité libérale qui nous oppose, Laurent Bouvet et moi. Je persiste à penser qu’il se donne des facilités dans la description qu’il en fait. La défense de la liberté de conscience est le fondement essentiel. De cela découle la nécessaire neutralité de l’État entre les différentes convictions. La finalité politique de la laïcité est de rendre compatibles les différentes libertés qui existent dans la société. Ce qui ne veut pas dire que l’État républicain n’a pas à expliciter les raisons de sa politique et à la promouvoir. Dans les démocraties libérales (qu’il faudrait penser à défendre résolument aujourd’hui et demain), les individus sont à la fois, mais sous deux rapports différents, et de manière indissociable, des particuliers et des citoyens. Cela est aussi le produit de l’histoire et ne s’identifie pas à des conceptions désincarnées et abstraites. Mais bon, nous ne nous convaincrons pas.
Je veux surtout m’attacher à l’essentiel du texte de Laurent Bouvet, « au combat résolu et total contre l’islamisme » qui, à ses yeux, est la clé de l’intégration. La distinction opérée entre « islam » et « islamisme » est, effectivement, fondamentale. Mais il ne s’ensuit pas que la régulation de l’islam, au double sens cultuel et culturel, comme il est suggéré, soit secondaire. L’État n’a certes pas la « capacité » et la « légitimité », de l’extérieur, à trancher en matière religieuse. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas à prendre en considération, et à respecter, la religion qu’est l’islam, pour ne considérer que l’islamisme. Sa tâche est aussi d’assurer « la liberté des cultes », comme le demande la loi de 1905. Les républicains laïques de la IIIe République avaient rencontré un problème de même nature. Ils en étaient arrivés à distinguer clairement le catholicisme du cléricalisme. Gambetta avait donné le ton dans sa célèbre apostrophe : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » Il est sûr que nombre d’entre eux pensaient plutôt, avec Voltaire, qu’il fallait plutôt « écraser l’infâme ! » Mais, après des décennies de débats, ils ont publiquement fait leur la distinction entre catholicisme et cléricalisme, et à ne pas faire de la laïcité un athéisme. Lutter contre l’instrumentalisation politique, sociale, culturelle de la religion est un devoir républicain, interdire toute expression religieuse dans la société et l’espace public est une faute. Cette attitude ne pourrait conduire qu’à renforcer le communautarisme que l’on veut justement combattre. Savoir respecter les équilibres dans la société est au cœur de la laïcité républicaine telle qu’elle a été forgée par l’histoire.
La société française aujourd’hui n’est évidemment pas celle de 1905. Les mutations anthropologiques, sociologiques et idéologiques qu’elle a connues sont majeures. Elles dessinent plutôt un « archipel » où les différents groupes sociaux tendent à avoir leurs propres modes de vie et des visions du monde particulières, comme vient de le détailler de manière précise Jérôme Fourquet dans son étude L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée[2]. Nous ne reviendrons pas en arrière. Et, si les origines de la France, ses caractères historiques sont une chose dont il faut cultiver la mémoire, les fondements de la France d’aujourd’hui sont une autre chose qui ne s’identifie pas seulement à son histoire. C’est, d’ailleurs, le révolutionnaire Rabaut-Saint-Étienne qui, devant l’Assemblée constituante, avait dit : « Notre histoire n’est pas notre code[3]. » Ce qui importe fondamentalement est que tous les groupes et tous les citoyens partagent une même culture démocratique. L’identité est une réalité présente et, tout autant, un horizon commun. L’État républicain doit y jouer un rôle majeur. Mais chacun est appelé aussi à assumer sa part de responsabilité dans la société. La lutte contre l’islamisme et contre tous les intégrismes quelle que soit leur nature demande de réaliser la « promesse » républicaine, faite d’un combat toujours à recommencer pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Les croyants ont ainsi leur part de responsabilité, car ils sont dans la société, mais ils n’ont pas de privilèges particuliers en matière politique et en matière morale. Face à l’islamisme, j’ai la conviction qu’une victoire est possible, car nous sommes libres et tenons fermement à notre liberté de conscience.
[1] Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.
[2] Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
[3] La phrase complète est encore plus explicite : « l’ancienneté d’une loi ne prouve autre chose, sinon qu’elle est ancienne. On s’appuie de l’histoire, mais l’histoire n’est pas notre code. Nous devons nous défier de la manie de prouver ce qui doit se faire parce qui s’est fait. » Jean-Paul Rabaut-Saint-Étienne, Considérations sur les intérêts du tiers-état, 1788.
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