Vers une guerre entre l’Amérique et la Chine? edit
La méfiance du monde occidental à l’égard de la Chine n’est pas née d’hier : la minimisation initiale de l’épidémie de coronavirus, les douteuses statistiques chinoises, les arrestations de médecins qui voulaient alerter le monde sur les risques de pandémie ont accéléré un retournement de l’opinion publique mondiale déjà amorcé : le n°1 chinois inquiétait déjà par ses références au maoïsme et au marxisme, par la répression menée contre les Ouigours du Xinjiang et les étudiants de Hong-Kong, par les menaces enfin contre Taïwan. Mais ce changement de perception vient de plus loin encore : il est non pas provoqué par, mais à tout le moins associé à l’extraordinaire développement économique et militaire de la Chine, en passe, et avec une rapidité stupéfiante - de rattraper et même de dépasser dans certains domaines les Etats-Unis.
Telle est la thèse que Graham Allison, politologue, professeur émérite à Harvard et conseiller de plusieurs présidents américains, avance dans son ouvrage récemment traduit en français : Graham Allison, Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide? (Odile Jacob, 2019, 29,90 euros). La question centrale du livre est celle-ci : cette nouvelle perception, très négative, de la Chine ne détermine-t-elle pas l’ouverture d’une conjoncture particulièrement dangereuse sur le plan géopolitique, conjoncture que l’auteur désigne sous le nom de piège de Thucydide ? Le développement très rapide de la puissance chinoise ou, dit autrement, le différentiel grandissant de performances entre la puissance montante chinoise et la puissance encore régnante, les Etats-Unis, ainsi que la peur, en tout cas l’inquiétude et les soupçons que ce différentiel y suscite, sont les deux éléments constitutifs, les deux mâchoires du redoutable "piège de Thucydide". Tel est ce piège : l’association d’une part de données objectives facilement mesurables en termes de PIB, de production d’acier ou d’ordinateurs, et d’autre part d’un sentiment de peur. Un piège qui fonctionnait déjà il y a 1500 ans puisqu’il se referma sur Sparte et Athènes, Sparte, puissance dominante, qui finit par déclencher la guerre lorsqu’elle elle se sentit trop menacée par Athènes, la puissance montante. "C’est la peur inspirée à Sparte par l’ascension d’Athènes qui a rendu la guerre inévitable" écrit Thucydide. Telle fut la naissance de la guerre du Péloponnèse.
L’ouvrage revient souvent sur cette guerre fameuse de l’Antiquité. Mais il examine aussi bien d’autres cas - seize exactement - de fonctionnement et parfois de dysfonctionnement du « piège ». Tout au long de l’histoire, des puissances montantes provoquant l’inquiétude des puissances dominantes de l’époque, la guerre s’est profilée à l’horizon. Et a même bien souvent éclaté : sur les 16 cas examinés, 12 se terminent par une guerre.
Sans doute, le lecteur attaché à la spécificité des conjonctures historiques s’inquiètera de voir énoncée une loi si générale, d’autant qu’Allison la juge universellement valable et même hors de son champ géopolitique.
Aux yeux de Graham Allison, il n’est pas nécessaire d’entrer dans l’analyse du régime politique de la Chine. C’est son développement global qui importe et le type d’impact que ce développement rapide peut avoir sur l’opinion publique et les décideurs des Etats-Unis. Une sorte d’effet mécanique se produit, comme si, au delà d’un certain seuil d’angoisse - et de rationalisation de cette angoisse sous la forme de préjugés hostiles, de critiques, de menaces - la guerre se déclenchait.
Sur la montée en puissance de la Chine, les données fournies par Allison parlent d’elles-mêmes : en 1980, le PIB chinois représentait 7% de celui des Etats-Unis. En 2015, 61%.Il y a même des domaines où la Chine a déjà dépassé les Etats-Unis : n’est-elle pas « le plus gros producteur de navires, d’acier, d’aluminium, d’ameublement, de vêtements, de téléphones mobiles, de produits pharmaceutiques et d’ordinateurs ? » Veut-on encore quelques autres exemples, disparates mais précis?
- Entre 2011 et 2013, la Chine a produit et utilisé plus de ciment que les Etats-Unis sur la totalité du XXe siècle !
- Le revenu moyen par habitant y est passé de 193 dollars en 1980 à plus de 8100 aujourd’hui.
- En 2015, les Chinois ont déposé ont déposé presque deux fois plus de demandes de brevets que les Américains.
- Le meilleur superordinateur chinois est cinq fois plus rapide que son plus proche rival américain.
Dans de telles conditions, rien d’étonnant que la Chine pèse lourdement dans les affaires du monde, par simple effet mécanique de ses performances économiques croissantes. Et le lecteur de 2020 pourra facilement trouver dans l’actualité des échos des observations notées par Allison : La Chine "achète, vend, sanctionne, investit, soudoie et vole si besoin, jusqu’à obtenir l’alignement de ses partenaires. Les pays devenus dépendants de leurs importations vitales en provenance de la Chine ou des marchés chinois pour leurs exportations, sont particulièrement vulnérables : en cas de désaccord, la Chine n’a qu’à retarder les premières et bloquer les secondes". On se rappelle qu’"elle a interrompu en 2011 ses achats de saumon auprès de la Suède dont elle était le premier client (pour punir le comité du prix Nobel de la paix, attribué cette année-là au célèbre dissident Liu Xiaobo)". Elle a tout récemment réduit ses importations de soja australien dès lors que l’Australie souhaitait une enquête internationale sur les origines du coronavirus.
Naturellement, nous verrons dans ces pressions fort peu démocratiques et fort peu soucieuses du droit une manifestation du caractère totalitaire et tout au moins anti démocratique de la Chine. Mais Graham Allison ne rentre pas dans ces considérations. Le facteur déterminant du surgissement du piège de Thucydide, c’est simplement la modification du rapport de puissance entre deux pays concurrents. A l’en croire, leur nature politique n’importe pas. D’ailleurs, dans l’exemple type, celui-là même que Thucydide commente, l’Etat dominant qui craint pour sa domination, c’est Sparte, une machine guerrière de premier ordre qu’affole la montée en puissance de la démocratique Athènes, protectrice des arts et des lettres. Sans doute, sa démocratie est élitiste, mais elle est bien réelle alors que l’Etat menacé ou qui se sent menacé, c’est Sparte la militariste. Ce qui compte donc, pour Allison, c’est la perception qu’on y avait de la menace que représentait Athènes. C’est ce sentiment de menace qui explique que Sparte ait opté pour la guerre, une guerre poussée par l’intérêt national, la peur et le sens de l’honneur amenés à leur paroxysme.
Peut-on procéder à une analyse du même type des rapports entre la Chine et les Etats-Unis ?
Ceux-ci doivent tenir compte du fait que la Chine dirigée par Xi Jinping veut, fondamentalement, retrouver sa grandeur passée, un rêve de prospérité et de puissance. Ce programme se décline ainsi :
- Restituer à la Chine la prééminence asiatique qui était la sienne avant l’arrivée des Occidentaux au XIXe siècle.
- Rétablir son contrôle sur les marches de l’empire, de Taïwan (incluse) au Tibet.
- Restaurer sa zone d’influence le long de ses frontières et dans les mers adjacentes.
- Etre respectée par les autres grandes puissances, notamment dans les assemblées internationales.
Et pour parvenir à ces différents objectifs, « revitaliser le PCC, restaurer le nationalisme, mettre en œuvre une nouvelle réforme économique pour maintenir une croissance rapide, réorganiser l’armée chinoise ». Cette montée en puissance programmée concerne tous les domaines en même temps. Le projet fameux des nouvelles routes de la soie est à la fois d’ordre économique et géopolitique, civil et militaire
Mais le choc majeur, l’opposition la plus flagrante, le terrain le plus propice à des incompréhensions, des désaccords, et donc des affrontements entre la Chine et les Etats-Unis, est d’ordre culturel. Allison se revendique ici disciple de Samuel Huntington. Quels sont les points d’achoppement des Etats-Unis et de la Chine sur ce plan? A l’individualisme américain, à son attachement à la liberté et l’égalité de droits s’oppose l’ethos confucéen valorisant l’autorité, la hiérarchie, la subordination des droits et des intérêts individuels.
A la référence ethnique propre à la seule Chine, les Américains, et les Occidentaux opposent une référence universelle. Ils ne défendent pas leurs valeurs, disent-ils, mais des valeurs universelles.
Le danger engendré par de telles différences est bien réel. Ce qui est en effet en cause, c’est la légitimité du pouvoir adverse. La référence américaine étant individuelle, la légitimité politique de tout gouvernement procède du consentement des gouvernés. Pour les Chinois, la légitimité politique dépend des performances obtenues, et dans le cas de la Chine la performance justifie même le parti unique alors que jusqu’ici les régimes de Parti unique n’avaient donné que des résultats mitigés. Cette légitimité est de fait mise en cause par les Occidentaux et en particulier les Américains qui, au nom des droits de l’homme, introduisent d’autres critères de légitimité que ceux que reconnait une majorité des Chinois. En retour, comme l’avait déjà dit Deng, aux yeux des dirigeants chinois, les « discours sur les droits de l’homme, la liberté et la démocratie ne sont destinés qu’à sauvegarder les intérêts des pays forts et riches, qui (...) recherchent l’hégémonie en pratiquant une politique de force ».
« La guerre entre les Etats-Unis et la Chine n’est pas inévitable », aux yeux d’Allison, mais elle est possible. Un événement fortuit, inoffensif dans un contexte autre que la tension sous-jacente induite par l’essor incontrôlable de la Chine, peut déclencher un conflit à grande échelle. En répondant aux intimidations, en voulant faire respecter des engagements de longue date ou en exigeant le respect que mérite leur nation, les dirigeants des deux pays peuvent tomber dans un piège dont ils connaissent l’existence mais qu’ils croient pouvoir éviter.
Les risques étant reconnus, quels ingrédients se sont avérés au cours de l’histoire, des facteurs sinon de paix, du moins de baisse des tensions ?
La subordination aux autorités internationales serait utile. Elle est aujourd’hui très limitée et le prestige de l’ONU très atteint.
L’intégration de la puissance montante comme de la puissance régnante dans des institutions économiques, politiques ou sécuritaires peuvent permettre de contrôler l’hybris de décideurs va-t-en-guerre.
Le sacrifice de l’accessoire pour sauvegarder l’essentiel afin d’assurer la pérennité de la nation régnante concurrencée est une autre garantie. La question des alliances est importante aussi. Elles sont utiles pour faire pièce à une confrontation, mais elles multiplient aussi les occasions de litiges et donc de conflits.
Un autre facteur décisif peut jouer en faveur de la paix ou de la guerre, c’est la situation intérieure. Il est positif d’avoir l’économie la plus solide, le gouvernement le plus compétent, le soutien populaire le plus large. L’URSS a échoué à prendre la place des Etats-Unis comme leader mondial parce que son système économique n’était pas efficace et son soutien populaire de moins en moins fort. La Chine en revanche, est remarquablement performante sur ces plans.
Enfin, la communauté de culture, la claire compréhension de l’autre peuvent jouer un rôle pacificateur. On le voit bien lorsque la Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle cède le leadership mondial aux Etats-Unis. Entre les Etats-Unis et la Chine, une meilleure connaissance de la culture de l’autre diminuerait la puissance des facteurs favorisant l’éclatement d’une guerre.
Quelle guerre? L’armement nucléaire excluant un affrontement direct favorise le statu quo et le déplacement de l’affrontement sur le plan économique, politique, idéologique ainsi que vers des affrontements militaires limités dans le temps, l’espace et l’intensité. Mais pour Allison la guerre économique comme la guerre nucléaire sont très improbables vu - dans les deux cas - leur interdépendance. Les Etats-Unis sont le plus gros marché pour les exportations chinoises et la Chine est leur plus gros créancier. « Si la guerre empêchait les Etats-Unis d’acheter des produits chinois et la Chine d’acheter des dollars, les conséquences économiques et sociales négatives pour chacun des deux pays seraient très largement supérieurs aux bénéfices éventuels d’un conflit ».
Que faire? Le problème est incontournable : « il n’y a pas de solution à la résurgence spectaculaire d’une civilisation vieille de 5000 ans forte d’une population d’un milliard quatre cent millions individus, dont le développement économique est sans commune mesure avec celui des Etats-Unis ». Cette progression de la Chine fait « qu’il devient de plus en plus difficile d’assurer la pérennité d’un monde dirigé par les Etats-Unis ».
Faut-il pourtant vouloir maintenir la primauté militaire. Les Etats-Unis peuvent-ils prospérer dans un monde où la Chine déciderait des règles?
Ces questions sont terribles pour nous qui avons toutes les raisons de craindre la mise en cause effective par la Chine de notre liberté individuelle. Graham Allison semble ignorer que ce qui est en jeu ne se ramène pas à la seule prospérité. Que faire, donc, si l’on veut éviter une déroute des démocraties tout en renonçant à la confrontation militaire?
S’adapter à la situation nouvelle? L’adaptation, comme le remarque Allison, n’est pas nécessairement honteuse, cependant elle signifie un recul : s’en tenir au soutien à Taïwan mais reconnaître à la Chine ses droits en Mer de Chine du Sud, ou bien se retirer de Corée du Sud contre la dénucléarisation de la Corée du Nord par la Chine...
Déstabiliser l’adversaire ? Sans mettre un terme aux échanges commerciaux ou diplomatiques, il est toujours possible d’encourager la résistance de Taïwan, d’encourager l’appétence pour la liberté politique d’un certain nombre de jeunes Chinois, de mieux soutenir les dissidents et les minorités religieuses.
Négocier la paix à long terme? Ce n’est pas contradictoire avec ce qui précède. Des accord comparables à ceux qui avaient été signés avec l’URSS sur le nucléaire peuvent l’être sur les armes cybernétiques et les armes biologiques.
Redéfinir la relation bilatérale ? Il est possible de s’entendre sur certaines sphères d’influence.
Il faut agir et vite, lance Allison. L’Amérique ne peut avoir pour but le maintien d’un statu quo, de toute façon impossible. Il faut d’abord ouvrir un grand débat, une grande réflexion sur ce que sont les Etats-Unis et sur ce que signifient les fantastiques progrès chinois. Il convient donc, tant au dehors qu’en politique intérieure, que la gouvernance fédérale « retrouve le sens des responsabilités et du civisme » (on eût aimé un peu plus de précision sur ce qu’il entendait par là !).
La Chine aussi devrait changer, sans trahir son identité : « elle souffre de l’absence d’Etat de droit, d’un contrôle centralisé excessif, d’un carcan d’habitudes culturelles qui pèsent sur l’imagination et la créativité, ainsi que de son incapacité à attirer et assimiler les talents des sociétés étrangères ». Mais surmonter tout cela ne se fera pas en un jour.
Alors, une fois de plus : « Guerre improbable, paix impossible » ?
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