Israël / Palestine: la guerre au cinéma edit
Le cinéma israélien s’inscrit à la fois dans l’histoire d’une société fondée sur les décombres du nazisme et marquée en permanence par son insécurité existentielle. Au début sur un mode militant, quasi propagandiste, ce cinéma inspiré par l’esprit d’Exodus (1960) d’Otto Preminger, célébrait les exploits et l’Alyah du nouvel homme fort israélien. Le cinéma devait contribuer à unir autour de l’idéal du sionisme une société très composite dans sa vision du monde. La mythologie du sionisme nourrit longtemps l’imaginaire d’un cinéma qui peu à peu remet en question l’idéologie pionnière de ces débuts[1].
La question va se poser différemment au tournant des années 1970, après la guerre des Six jours puis avec l’émergence du pouvoir des religieux, où le cinéma s’efforce alors de pointer plutôt les problèmes refoulés de la société israélienne plutôt que d’en montrer les guerres. Si le cinéma de guerre bien que minoritaire dans la production, contribue à légitimer une sorte de récit fondateur de la société israélienne, il en révèle peu à peu les faiblesses. Satire de l’armée israélienne, une comédie populaire comme Giv’at Halfon (1976) d’Assi Dayan a été considérée comme le film culte, tout comme bien plus tard Zero Motivation (2014) de Talya Lavie qui fit 580 000 entrées.
Dans les années 1980, en réaction à la guerre du Liban, une vague de premiers films antimilitaristes de fiction voit le jour : A deux doigts de Zidon (1986) d’Elie Cohen, I Don’t Give a Damn (1987) de Shmuel Imberman, Late Summer Blues de Renen Schor (198)7, One of us (1989) d’Uri Barbash. Le documentaire lui aussi avec La guerre des Six Jours réalisé quarante ans plus tard par Ilan Ziv, dans le cadre d’une coproduction israélo-franco-canadienne, ne présentait plus vraiment les succès militaires fulgurants d’une époque, mais analysait au contraire une guerre qui avait plongé le pays dans un cycle interminable d’occupations et de terrorismes/représailles. Récemment, un autre documentaire, Tantura (2022), d’Alon Schwarz, centré sur la destruction d’un village arabe, suscite un très large débat en Israël sur la Nakba et ses tabous après 1948. Comme dans le cinéma libanais, les guerres sont présentées à l’écran de manière le plus souvent critique.
Mais le plus souvent la guerre est comme posée en filigrane, ses enjeux réels ne sont pas abordés. Le cinéma de fiction israélien s’est développé essentiellement sur des comédies ou des drames sociaux (le statut de la femme et le féminisme, les crises de la famille, les questions talmudiques et le rôle des ultra-orthodoxes, les discriminations ethniques et l’homosexualité), autour de thématiques centrales pour une société souhaitant avant tout oublier les problèmes de la guerre au quotidien. Financé majoritairement en coproduction avec la France, le cinéma israélien montre les soubresauts de la société israélienne et de ses voisines.
Un cinéma aux frontières
Mais les guerres ne sont jamais loin. Et s’il reste minoritaire dans une production abondante, le cinéma de guerre israélien n’en reste pas moins emblématique. Son succès comme sa reconnaissance dépassent d’ailleurs bien les frontières d’Israël. Avant d’évoquer une guerre à ses frontières, le cinéma traite des guerres en interne. Tant dans la fiction que dans le documentaire, il révèle les aspects multiformes d’un conflit qui a beaucoup évolué entre 1948, première guerre israélo-arabe aux Intifada successives de 1987 à 2005, marquée par des séries d’attentats à l’intérieur d’Israël, dans un contexte où l’image télévisuelle planétaire devient un relais essentiel.
En contrepoint des images télévisées, le cinéma participe d’une construction plus critique de l’histoire récente d’Israël pour souvent fonctionner comme une contre-histoire. La « maison commune » devient une métaphore plus large et parfois moins visible de l’occupation des territoires de 1948 à aujourd’hui. Par exemple dans le cinéma d’Amos Gitaï, La Maison (1980) appréhendait déjà la reconstruction d’une maison israélienne sur les ruines d’une maison palestinienne. Le cinéaste, architecte de formation, questionne toute une série de mythes israéliens pour les expliquer à partir d’archives de l’occupation en remontant à la colonisation britannique de la Palestine en 1917-1918. Le cinéma anticipe ce qui adviendra du processus accéléré de la colonisation. « Un certain cinéma israélien montre ce que la société israélienne ne veut pas voir, ce qu’y compris la gauche israélienne occulte. Il montre les Palestiniens, la répression, la violence subie mais aussi leur propre angoisse par rapport à l’avenir »[2].
D’autres films documentaires d’Amos Gitai sur la guerre du Liban comme Journal de campagne (1982) ou sur l’assassinat du Premier ministre par un extrémiste juif, Le Dernier Jour d’Ytzhak Rabin (2015), reviennent sur d’autres aspects édulcorés d’une histoire récente. L’ennemi jusqu’alors semblait plutôt aux frontières qu’à l’intérieur du pays. L’assassinat d’Ytshak Rabin devient un nouveau trauma en interne qui prend de court la société israélienne et ramène l’expérience de la guerre en son sein.
Guerres de l’intime
Loin de la routine de la guerre, les films témoignent le plus souvent d’un huit-clos, accentuant l’intimité de ces guerres. Un large public, autre qu’israélien d’ailleurs, doit être capable de s’identifier à une histoire et à ses différents protagonistes. Ainsi vingt-cinq ans après l’événement, Amos Gitai tourne Kippour (2000) à partir de son expérience traumatique de soldat en 1973. L’ennemi est devenu fantomatique et l’héroïsme de Tsahal quasi-absent pour traiter de l’humanisme d’une petite équipe de soldats sauveteurs. L’enjeu de cette guerre se réduit à quelques protagonistes sans directement renvoyer à la revanche arabe face à l’humiliation de la guerre des six jours alors que Tsahal apparaissait alors non seulement victorieuse mais invincible face à un environnement arabe fondamentalement hostile.
En poursuivant ce registre de l’intime, la guerre pour Dever Kosahvilli dans Infiltration (2010) renvoie aux expériences (intimes en 1956) de l’homosexualité dans des casernes fermées pour contredire l’image virile du soldat. Loin finalement des problématiques palestiniennes, la vie de très jeunes recrues (une armée majoritairement constituée de conscrits et de réservistes), venues de kibboutzim ou de quartiers riches de Jérusalem, se trouve bouleversée par la découverte d’une autre altérité. De même dans Yossi et Jagger (2002) d’Eytan Fox, la guerre devient un prétexte pour traiter du thème du refoulé entre officiers et jeunes soldats. Un havre de paix (2018) de Yona Rozenkier, se déroulant lors de la seconde guerre de 2006 entre Israël et le Liban, montre sur un mode ironique les arrière-plans d’une guerre quasi invisible, où trois frères se doivent d’accomplir les dernières volontés de leur père décédé dans un kibboutz à la frontière du Liban, en allant porter ses restes dans une cave sous-marine[3]. Le Genou d’Ahed (2021) de Nadav Lapid, prix du jury à Cannes fonctionne dans ce même registre d’invisibilité. D’autres films plus significatifs du cinéma israélien de ces dernières années, montrent aussi un conflit porté à l’extérieur d’Israël. La guerre du Liban de 1982, « Paix en Galilée », supposée être une opération courte mais suivie de l’occupation israélienne du pays pendant dix-huit ans, cette guerre fut traitée sous différents angles au cinéma. L’impact de la guerre dominait sous l’angle de son vécu post-traumatique, où les soldats israéliens bien que force occupante, apparaissent les victimes principales de la guerre du Liban. Le cinéma en fin de compte occulte les conséquences de l’occupation du Liban, gommant souvent ses protagonistes. Dans Lebanon (2009) Lion d’or à Venise, Samuel Maoz retrace l’avancée d’un tank en huit-clos tout en filmant les angoisses de quatre soldats à l’intérieur du char égaré en territoire ennemi. La peur devient l’ennemi principal. Plus tard dans un autre film iconoclaste Foxtrot Lion d’argent à Venise (2018) le même réalisateur esquisse une guerre sous forme d’un pas de danse tournée en boucle. La guerre absurde tourne ici en rond sans aucunes perspectives. Il s’agit de témoigner avant tout des ressorts inamovibles d’une guerre sans fin où le passé pèse en permanence sur le présent. Une famille apprend la mort de leur fils tué au combat, réouvrant des blessures du passé. De ce huit-clos, le film bascule vers un retour sur le front montrant la vie d’une unité d’appelés dans le désert en charge d’un check-point isolé. Le cinéma génère aussi des controverses. À sa sortie et malgré son succès, le film fut accusé par Miri Regev, ministre conservatrice de la Culture, de « salir l’image de l’armée » à propos d’une scène montrant une bavure de l’armée israélienne. En 2015, après la sortie d’un documentaire autour de l’assassin en prison d’Ytsak Rabin, Ygal Amir, Au-delà de la peur d’Herz Frank, la ministre réitéra ses propos en appelant à ne plus vouloir financer des films « anti-israéliens » présentant des juifs assassins. Un biopic sur le même sujet et le registre de l’intime, Les Jours redoutables (2019) de Yaron Zilberman, prix Ophyr du meilleur film israélien, suscitera les mêmes controverses dans une société toujours traumatisée par cet événement. Dans Beaufort (2007) de Joseph Sedar, l’expérience autobiographique de la guerre rejoint la fiction en adaptant un roman de Ron Leshem sur la guerre pour montrer l’état d’enfermement de soldats pris au piège du Mont Beaufort par le Hezbollah. Le centre de gravité devient encore la peur des soldats bien plus que la folie des combats. Valse avec Bachir (2008) d’Ari Folman reprend ce questionnement sous forme d’un film d’animation revisitant les aspects post-traumatiques ou culpabilisants de la guerre du Liban à partir du massacre de Sabra et Chatila par les milices phalangistes chrétiennes. Check-point (2003) de Yoav Shamir filme l’impact social de la ségrégation et des réfugiés cette fois aux frontières de Gaza et en Cisjordanie. Bethleem (2013) de Yuval Adler dans la même veine montre sous forme de thriller les allers-retours entre mondes palestinien et israélien, autour d’un agent israélien chargé de recruter des informateurs dans les territoires occupés. Le cinéma montre ici la porosité des frontières mais aussi du vivre-ensemble.
La loi des séries
En contrepied parfois de ce cinéma, les séries de guerre israéliennes connaissent depuis plus de dix ans un succès indéniable, exportées dans une grande partie du monde, notamment aussi au Proche-Orient où via des plateformes comme Netflix, à la différence du cinéma d’auteur exploité en salles, ces séries réunissent des millions de spectateurs. Réalisées sur le mode cinématographique du docu-drama, elles s’efforcent de tenir en haleine un public diversifié et souvent peu concerné par les enjeux directs des conflits israélo-arabes. Pionnière dans le genre et plébiscitée à l’internationale, la série Hatufim, (2014) de Gideon Rafi inspira la série Homeland aux États-Unis. À partir d’une histoire vraie la série revient avec brio sur la captivité de deux soldats israéliens prisonniers pendant dix-sept ans en Syrie. Gagné par le syndrome de Stockholm, l’un des prisonniers devient chef de l’organisation terroriste arabe qui l’avait torturé et se convertit à l’islam. Tandis qu’en Israël, une grande partie de la société se mobilise pour libérer ses soldats. Sur un mode haletant de film policier, la série montre toutes les étapes de la détention en Syrie à leur libération puis au retour en Israël des otages avec le traumatisme de la réinsertion tout en abordant en profondeur toutes les questions liées à l’évolution sécuritaire d’Israël et aux rivalités entre services de contre-espionnage. Fauda (2015) d’Avi Issacharov et Lior Raz, eux-mêmes vétérans, relate le quotidien des forces spéciales israéliennes dont la mission est d’intervenir en embuscade derrière les lignes ennemies et dans les territoires. Son contenu mais aussi sa dimension comme son succès de diffusion planétaire via Netflix suscita d’ailleurs des mouvements de boycott et rejet d’organisations pro-palestiniennes la jugeant trop favorable à la colonisation israélienne en Cisjordanie. La Vallée des Larmes (2020) d’Amit Cohen et Gaël Zaid, série la plus chère produite par la télévision israélienne, diffusée aussi sur Netflix et rachetée par la chaîne américaine HBO, reprend un récit fictif sur la guerre du Kippour en ravivant tous les traumatismes des années 1970 vécues à la frontière syrienne du Golan. De fait nombre de questions essentielles déjà abordées dans le passé par le cinéma sont revisitées sur le mode de la série. Mais dans la série, il s’agit de s’identifier à quelques héros clés dont on suit les destinées en créant des effets de mimétisme. Dans cette loi des séries, l’écriture de la guerre apparaît comme bien moins métaphorique que celle pratiquée par le cinéma.
Cinéma israélo-palestinien ?
Marqué par la répétition comme tout cinéma de ce type, filmée tant d’ailleurs par des cinéastes israéliens engagés que par des documentaristes palestiniens, la guerre en interne comme aux frontières mettait en avant certaines caractéristiques principales de ce conflit : contrôles aux check-points, jets de pierre contre l’armée d’occupation dans les territoires, expulsions forcées face à la colonisation israélienne... À cet égard, à l’instar d’autres documentaristes engagés, le travail du réalisateur Avi Mograbi, actif militant anti-guerre sinon pro-palestinien, détonne depuis près de quarante ans. Il fera par exemple un portrait controversé de l’ex-Premier ministre Ariel Sharon. Dans Happy Birthday Mr Mograbi (1999), autour d’un dispositif filmique complexe, le cinéaste réinterroge le cinquantième anniversaire de la naissance d’Israël dans une réflexion commune sur la Nakba palestinienne et la guerre de 1948, à partir de souvenirs personnels, pour déconstruire les discours officiels. Dans Z 32 (2008), il poursuit un travail engagé depuis des décennies sur les conséquences de la militarisation de la société israélienne à partir d’archives et de témoignages de soldats de Tsahal. Le cinéma reste un domaine où d’ailleurs Israéliens et Palestiniens collaborent assez régulièrement[4]. Israël a contribué au financement de productions de cinéastes palestiniens (Michel Khleifi, Rashid Masharawi, Elia Suleiman…). Le cinéma palestinien est très souvent montré en Israël, bien qu’il relève plus du documentaire tourné dans des conditions toujours précaires. Ainsi Cinq Caméras brisées (2011) d’Emad Burnat et Guy David, documentaire franco-israélien-palestinien, maintes fois primés, retrace l’histoire commune de la violence. Dans le domaine de la fiction, la Visite de la Fanfare (2007) d’Eran Kolirin, grand succès populaire et comique de l’époque, met en scène une fanfare israélienne perdue en Egypte ; dans le film se côtoient acteurs israéliens et palestiniens, alternant l’arabe comme l’hébreu avec ici une volonté manifeste après les accords d’Oslo (1993) de vouloir réinvestir l’arabe comme culture ancestrale commune face à une jeune culture israélienne. Son dernier film Et il y eut un matin (2022) centré sur les déboires d’un Arabe israélien pointe l’absurdité de la guerre. Mais là encore, malgré les clivages, la question du vivre ensemble revient au premier plan à l’écran tout en renouant avec le succès des comédies satiriques sur l’armée. Ajami (2009) réalisé par le Palestinien Scandar Copti et l’Israélien Yaron Shani, tourné à Jaffa près de Tel Aviv, montre les imbrications variées du conflit. Mais le film décrit une réalité complexe très hétérogène d’un monde arabe lui-même divisé entre musulmans et chrétiens, entre Arabes israéliens et Arabes des territoires, entre Arabes citoyens et Arabes interdits, bien loin de schémas réducteurs sur les bons et les méchants. Longtemps figures absentes de ce cinéma, les bédoins arabes, servant par ailleurs dans l’armée israélienne, réapparaissent[5]. Mais le cinéma peut aussi célébrer une volonté d’union comme dans Jaffa (2009) de Keren Yedaya, histoire d’amour secrète entre une Israélienne et un Palestinien. Tout comme Cinema Sabaya (2021) d’Om Fouks Rotem centré sur des portraits de femmes juives et arabes et leur vie au quotidien. Par ricochet, quelques autres films ont développé ces pistes au cœur des conflits actuels autour d’une interrogation sur la dissolution de l’identité juive, comme Feriez-vous l’amour avec un arabe ? (2012), portée en Israël auprès d’Israéliens et de Palestiniens par la documentariste française Yolande Zauberman avec Selim Nassib.
Guerres médiatiques
Cette guerre au cinéma, bien qu’ayant souvent anticipé sur les images montrées par les médias, semble aujourd’hui dépassée par l’horreur d’autres images décuplées. On pense ici à celles utilisées à titre de propagande sur les réseaux sociaux dès l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre et relayées dans le monde entier. Là encore le direct des images dépasse toutes les fictions. L’usage de l’image en terre d’islam, interdisant celle du Prophète, doit par contre amplifier celle du shahid devenu un martyr adulé sans peur de la mort. Le 7 octobre, les groupes du Hamas ont aussi pris le temps de bien filmer leurs exactions avec leurs mobiles en posant devant des meurtres en directs, des otages assassinés et terrorisés, autour de politique de terres brûlées et de villages dévastés, où les victimes étaient en majorité en faveur du mouvement la Paix maintenant. S’inspirant des méthodes de Daesh, le Hamas en s’emparant d’otages civils pour les tuer et les filmer en direct sur leurs réseaux sociaux prolonge à sa manière les effets du 11 septembre, retransmission quasi hollywoodienne en terme de cinéma-catastrophe de l’effondrement des tours à Manhattan. Dans un contexte de circulation globale des images, la guerre est devenue pour les organisations islamistes un spectacle à savoir gérer et bien montrer sur toutes les télévisions. Tant en aval qu’en amont. Réalités d’images brutes mises en scène à la télévision, autour de séries de propagandes tournées par le Hamas et le Jihad islamique à Gaza ou par le Hezbollah à Beyrouth montrant d’impressionnants défilés de milices militaires encadrant des enfants armés aux dents sous toile de fond de slogans antisionistes, et de haine aveugle. Ces images doivent renforcer et relayer les manifestations de joie tournées en boucles dans tout le Proche-Orient en réaction aux évènements du 7 octobre. Avec la réponse militaire israéliennes les images sont pour le Hamas l’occasion de rappeler l’expulsion et la blessure identitaire des Palestiniens d’après 1948, mais aussi de réactiver des références historiques auprès de populations démunies, fuyant Gaza, sans réel échappatoire, confrontées aux bombardements incessants de l’aviation israélienne. Baptisée « Al Aqsa », en référence à la mosquée de Jérusalem, l’opération Hamas du 7 octobre dernier devient alors une sorte de référence idéologique pour remobiliser une population palestinienne usée par des décennies de conflit afin d’embraser la région autour de politiques suicidaires. Aux images en boucles de destructions de part et d’autre, aux controverses sur les bavures, succèdent de nombreuses vidéos tournées ci et là par différents groupes islamistes pour célébrer leurs actes : vidéos d’otages blessés implorant leurs libérations, décapitations. Mais aussi celles aussi de désinformation, comme autour du missile tiré le 17 octobre et tombé sur un hôpital de Gaza, imputé à Israël alors que les expertises a posteriori attestent la responsabilité directe du Hamas[6]. Le 7 octobre, l’opération du Hamas s’efforçait d’annuler les négociations de paix en cours entre l’Arabie Saoudite et Israël, tandis que l’affaire du missile et ses retombées médiatiques dans tout le Proche-Orient visait à annuler la visite du président Biden à Amman. Ces images succèdent à celles du terrorisme du pauvre à l’arme blanche, isolé dans les banlieues d’Europe mais formé aux jeux vidéo de guerre et sachant bien utiliser une caméra amateure pour montrer l’assassinat d’innocents en direct. Faisant écho aux différentes guerres médiatisée du Proche-Orient, diffusées professionnellement par la plupart des télévisions du monde arabe, ces vidéos amateurs postées sur les réseaux sociaux se font le relais et l’apologie du meurtre en direct. Au modèle amateur du terrorisme du pauvre, répond celui d’un dispositif professionnel bien organisé de médias des pays riches du Golf, certains alimentant ce terrorisme et répétant en boucles sur El Jazeera (chaîne du Qatar, principal soutien financier du Hamas, et ses 25 millions de téléspectateurs au Proche-Orient) et d’autres, des images d’horreur pour en maximiser l’impact. Loin du cinéma de fiction israélien, à la fois construit et scénarisé, plutôt pondéré ou critique de la guerre, on voit se déployer les nouveaux enjeux dominants d’une violence médiatique et globalisée de la guerre montrée en boucles et sans retenue.
Impact des images
Que peut donc vraiment le cinéma au regard de guerres toujours jugées injustes de par le monde ? Support certes essentiel pour comprendre bien des enjeux au Proche-Orient, ces images ne présentent que certains aspects de ces guerres. Et pas toujours l’essentiel ou sa partie restée invisible (la corruption, la légitimité décriée des organisations palestiniennes, la liberté d’expression quasiment absente dans les territoires et le quotidien de millions de palestiniens soumis au fondamentalisme religieux et au terrorisme totalitaire où la paix est toujours accusée de favoriser Israël…). À l’opposé d’une grande partie des médias, le cinéma israélien échappe le plus souvent aux modes de représentations plutôt classiques de la guerre. Dans une réalité sombre et sans réelle autre perspective que l’horizon de ces guerres, ce cinéma reste un lieu d’échange possible en contre-miroir d’un Proche-Orient meurtri.
Remerciement à Achinoam Berger, doctorante en cinéma, pour sa relecture attentive de cet article qui fait suite à différents séminaires récents tenus aux universités de Beyrouth puis Tel Aviv.
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[1] Yaron Peleg et Miri Talon, Israeli Cinema: Identities in Motion, Austin, University of Texas Press, 2011. Voir aussi notre ouvrage collectif avec Boaz Hagin, Sandra Meiri, Raz, Yosef et Anat Zanger, , Just Images: Ethics and the Cinematic, Cambridge, Cambridge Publishers, 2011.
[2] Janine Euvrard, « Palestiniens, Israéliens : que peut le cinéma ? », Mouvements, 27-28, 2003/3.
[3] En 2018, j’étais président du jury du Festival international de films à Duhok en Irak, à 40 km de Mossoul détruite alors par Daesh. Nous avions attribué le premier prix ex-aequo à un film israélien et un film iranien en compétition, tous deux symboles de vitalité d’un certain cinéma aujourd’hui. L’attribution du prix par notre jury avait d’ailleurs déclenché toute une guerre de représailles médiatiques dans les pays arabes, nous obligeant, face aux menaces d’interdictions de Bagdad, à devoir déclasser le palmarès pour préserver le festival.
[4] Nurith Gertz et Georges Khlefi, Palestinian Cinema: Landscape, Trauma and Memory, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008.
[5] Ariel Schweitzer, Le Nouveau cinéma israélien, Liège, Yellow Now, 2013.