L’entreprise à l’épreuve du coronavirus edit

18 novembre 2020

La pandémie dont le monde est victime depuis un an et pour un temps encore indéterminé agit comme un révélateur de nos conditions sociales les plus générales – nous sommes dépendants les uns des autres –, de nos faiblesses – nos entreprises n’auraient pas encore fait suffisamment leur révolution numérique – et, en tous cas, elle force à remettre en cause nombre de nos pratiques et même nos valeurs : comment trouver la juste politique entre l’impératif moral de préserver la vie humaine en toutes circonstances et la nécessité d’assurer la vie économique qui permet d’assurer les conditions de cette vie ? Dans quelle mesure la numérisation de la vie économique apporte-t-elle une solution ? Il est clair qu’elle agit différemment dans les divers secteurs de la vie sociale.

Nous savons combien les métiers dits du care sont nombreux dans nos sociétés grâce à leur richesse et à l’extension de la démocratie providentielle qui se donne pour légitimité de procurer le bien-être à tous ses membres. Or, leur numérisation comporte d’inévitable limites.

Ces emplois s’adressent à des personnes – jeunes, malades, en situation de handicap ou de dépendance – et leurs titulaires ne peuvent modifier leurs pratiques que de manière marginale. Il est vrai que les médecins peuvent procéder à certains diagnostics, s’agissant de maladies caractéristiques et de patients qu’ils connaissent et, évidemment, envoyer des ordonnances et évaluer des images médicales grâce au numérique. Mais cela ne concerne pas tous les cas. Certains imposent aussi un diagnostic et une prise en compte du patient pour lesquels rien de remplace le dialogue singulier entre deux personnes présentes l’une en face de l’autre, le soignant et le patient –, sans oublier les interventions chirurgicales qui ne peuvent pas – encore ? – être toutes faites par des robots qui sont d’ailleurs commandés sur place par le chirurgien. Quant aux soins infirmiers que dispensent, outre les médecins, infirmières, aides-soignantes et aides à domicile, il va de soi qu’ils ne peuvent s’exercer à distance. On ne s’occupe pas des vieillards par Internet, même si Skype ou Zoom permettent de leur parler sur un écran pour soutenir leur moral. Les psychiatres, psychologues ou psychanalystes qui soignent par la parole peuvent continuer à écouter leurs patients à distance, et c’est précieux, mais ils sont les premiers à souligner les limites de l’exercice au bout de quelque temps.

La même réflexion peut être faite pour ce care particulier qu’est l’éducation. Les parents confinés des mois de mars-mai 2020 se souviendront de la charge qu’ont représentée la surveillance de la scolarité de leurs enfants et l’effort pour les faire travailler. La distance d’avec le cercle familial, l’intervention de l’enseignant extérieur à la famille et la présence des copines et des copains de classe font partie des conditions de l’apprentissage. Tout le monde a souligné à juste titre que le confinement – aussi peu souhaitable qu’inévitable - accentuait les inégalités sociales puisque, outre les inégalités d’équipement informatique et d’espace dans les appartements familiaux, les parents sont inégalement disponibles et inégalement compétents pour suivre l’apprentissage de leurs enfants. Le système scolaire repose sur le collectif qu’est la « communauté éducative ». Le ministre de l’éducation nationale a eu raison d’agir pour que la fréquentation de l’école reprenne aussi vite que le permettaient les conditions sanitaires. Les emplois directement liés à la présence réelle des personnes ne peuvent être que partiellement et provisoirement remplacés par le télétravail.

Sous l’effet de la pandémie, les entreprises ont connu des destins divers. Les unes ont profité de la situation, les autres en sont directement les victimes. On connaît les profits d’Amazon et d’autres entreprises numériques internationales qui ont bondi. En revanche, les entreprises du monde culturel et événementiel, celles du commerce de proximité ont été directement touchées ainsi que, par exemple, celles de la restauration collective, des loisirs, de l’aéronautique et du tourisme. Les changements de mode de vie introduisent toujours des changements favorables ou défavorables selon les entreprises. 

Outre le domaine d’activité à l’intérieur de toutes les entreprises, même celles qui se trouvaient en condition favorable, le confinement a introduit de nouvelles inégalités. Si globalement les entreprises du numérique ont été favorisées par la situation, leur efficacité repose finalement sur des personnes en chair et en os qui doivent recevoir les commandes, faire des paquets, préparer des repas et les apporter à ceux qui les ont commandés. Nous sommes dépendants, plus que jamais, des transports et de ceux qui conduisent leurs camions ou leurs bicyclettes et livrent les commandes transmises par Internet. Le confinement a mis en lumière combien nous dépendons des transporteurs, livreurs et employés des grandes surfaces commerciales.

On évalue à un tiers les emplois qui par nature peuvent relever du « télétravail », autrement dit qui n’imposent pas le traitement direct de la matière ou des personnes. On retrouve ainsi sous une autre forme une distinction qui était au fondement, par Maurice Halbwachs dans les années 1930, de la distinction entre les ouvriers, qui traitaient de la matière, et des employés qui assuraient des relations entre les hommes[1].

S’agissant de ces emplois, la réflexion conduit, ici aussi, à souligner les limites du télétravail dans les entreprises les plus innovantes. Les avantages sont au premier abord évidents. Le télétravail permet d’économiser la fatigue des déplacements, il atténue la pression du milieu, il donne au salarié une plus grande liberté pour organiser son temps et, par ailleurs, permet à l’entreprise d’alléger ses charges immobilières. L’expérience du confinement a permis pourtant d’en souligner aussi les inconvénients. L’intrusion de l’informatique restreint en fait la liberté de celui, qui, même chez lui, reste connecté à son « manager ». Les femmes en particulier sont nombreuses à trouver difficile de mêler dans le même espace activité professionnelle et charges familiales. Il est vrai que les réunions à distance sont souvent plus efficaces que les réunions, pas toujours nécessaires, qui réunissent les collaborateurs. Le télétravail peut donc favoriser le prolongement d’un projet déjà bien pensé et bien établi. Mais il ne permet pas d’élaborer un projet nouveau qui ne peut être que le produit des échanges et des discussions liés à l’existence d’un collectif.

Pour ceux qui ont déjà l’habitude de travailler ensemble, le télétravail permet de gagner en efficacité à court terme. Mais s’agissant des nouvelles recrues de l’entreprise, il freine leur socialisation et ne permet pas la formation d’un collectif qui soit susceptible de faire des innovations, petites ou grandes, mais toutes également nécessaires. La fameuse machine à café est utile ! Elle peut donner l’occasion de partager expériences, compétences et relations, partage qui est une dimension essentielle du quotidien de l’entreprise et la condition de sa survie. Pour les plus jeunes ou les nouveaux-venus, l’épreuve de l’isolement devant l’écran et l’absence d’échanges personnels risquent d’être redoutables pour leur équilibre personnel. Dans le groupe Etam, 400 des 600 salariés auraient refusé le télétravail complet. C’est d’ailleurs la conscience de cette nécessité qui conduit certains responsables à imposer à leurs collaborateurs d’être présents au moins deux ou trois jours par semaine – et les mêmes jours.

Plus généralement, on distingue classiquement dans les activités des entreprises celles qui relèvent de l’exploitation et de l’exploration. L’exploitation correspond aux activités opérationnelles, améliorées en permanence, organisées et s’inscrivant dans des pratiques codifiées : elles assurent l’efficacité et la profitabilité à court terme. Elles sont facilement réalisables à distance. Les activités d’exploration visent à innover, à inventer les manières de faire qui assureront l’efficacité et la profitabilité future. Elles passent par la mise en œuvre du collectif qu’est l’entreprise, elles sont les plus difficiles à exercer en télétravail. Ce sont aussi celles que les entreprises doivent avoir le souci de préserver malgré les difficultés qu’elles traversent. Le risque que fait peser le télétravail est de réduire l’activité d’exploration, ce qui est indolore à court terme mais dangereux à long terme.

L’entreprise doit impérativement conjuguer les connaissances technico-scientifiques et la gestion des individus et des groupes à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise elle-même[2]. Le caractère inséparable des savoirs et des relations interpersonnelles qui la caractérisent impose des modalités de collaboration entre les collaborateurs, dont la forme peut évoluer, mais qui ne peuvent être entièrement assurées par l’intermédiaire des écrans. L’interpersonnel suppose des personnes. Les échanges entre elles ne sont pas un simple « supplément d’âme », ils sont constitutifs du projet de l’entreprise, ils sont la condition de l’application des connaissances scientifiques à la production des biens et des services qui fait de l’entreprise l’instrument le plus puissant de la transformation de nos sociétés.

 

[1] Maurice Halbwachs, Classes sociale et morphologie, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1972.

[2] Pour un développement de ces analyses, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Dominique Schnapper et Alain Schnapper, Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, Odile Jacob, 2020.