Les classes sociales: permanence et renouveau edit

2 janvier 2018

La communauté des sciences sociales s’agite régulièrement autour des classes sociales. Au tournant du siècle, des experts ont publié leur acte de décès. D’autres ont signalé leur retour.

Le concept a été élaboré et discuté par des auteurs aussi éminents que Karl Marx et Max Weber, dans une société industrielle alors clivée entre groupes sociaux relativement homogènes, conscients de leurs différences et de leurs intérêts respectifs. La fin de ces classes sociales est en réalité annoncée ou prophétisée depuis des décennies, voire depuis que leur existence a été attestée en ces termes. Annoncée, car elles n’existeraient plus vraiment dans des structures sociales plus centrées autour d’une vaste classe moyenne. Prophétisées, car la lutte des classes aboutirait à leur disparition.

Chez Marx, dont on aura fêté en 2017 les 150 ans du Capital, les classes sociales ne sont pas seulement des collections d’individus, mais des subdivisions du peuple structurées avec des consciences propres. Pour Marx, toutes les sociétés ont été divisées en classes ennemies. Il repère, pour le XIXe siècle, le prolétariat, qui rassemble ceux qui ne possèdent que leur force de travail, et la bourgeoisie capitaliste qui accapare la plus-value. Pour dépasser cette exploitation de l’homme par l’homme, la « dictature du prolétariat » est envisagée comme un régime de transition vers la société sans classe. Les forces productives seraient développées, sous le socialisme, selon la formule « à chacun son travail ». Le communisme permettrait ensuite la mise en pratique, sans Etat et sans classes, de la formule « à chacun selon ses besoins ». Critique des droits de l’homme (petits-bourgeois), du salariat (forme moderne d’esclavage) et de l’Etat (machine bureaucratique de la domination du capital), Marx annonce une opposition frontale de deux classes. Il découvre aussi des groupes intermédiaires, des « classes » ou des « couches » moyennes. Il en décrit des échelons inférieurs et supérieurs comme il y de petits et de grands bourgeois. Marx pense que ces classes moyennes sont inéluctablement conduites à s’appauvrir et à s’intégrer à la classe ouvrière, avant la déflagration révolutionnaire.

Moyennisation

L’histoire ne lui a pas donné raison. Plutôt qu’un affrontement radical, c’est une dynamique de « moyennisation » que repèrent les sociologues à la fin du XXe siècle. Selon les mots de Henri Mendras, la classe moyenne se pose en vaste « constellation centrale », entre une élite réduite et une classe populaire restreinte. L’image, avec les emblèmes de l’automobile, du pavillon et du barbecue comme équipements et activités typiques, a nourri l’idée de la fin des classes sociales au profit d’une « moyennisation » générale de la société. À cette image d’un rapprochement de tous autour de la moyenne, des travaux ont répondu en mettant au jour des tendances de « démoyennisation » avec polarisation accrue des positions sociales. Mais les références à l’idée même de classes sociales, au delà de l’évocation et de la critique rituelle des classes moyennes, se font rares.

En fait, les classes sociales existent toujours et sont toujours utiles à l’analyse de la société. Simplement, elles se transforment et se reconfigurent. Les démarcations qui les distinguent ne sont plus forcément les mêmes. Les termes utilisés ne désignent pas exactement les mêmes choses. Certains concepts paraissent désuets. Plus grand-monde ne parle de prolétariat et de bourgeoisie. Si l’appartenance socio-professionnelle et les revenus demeurent des critères de classement, d’autres clivages s’affirment. Parfois imprécis, il en va ainsi des gagnants et perdants de la mondialisation, des élites et du peuple. Localisation géographique, âge, appartenance ethnique deviennent des critères plus souvent utilisés afin de distinguer de nouvelles classes. Des travaux sociologiques et reportages décrivent ainsi par exemple les « bobos » (aux lieux et modes de vie particuliers), ou bien opposent les Français dits « de souche » par rapport aux minorités. Ces analyses établissent de nouvelles fractures et luttes de classes, entre générations par exemple, ou, pour reprendre les termes de Christophe Guilluy, entre une France périphérique dite oubliée et des métropoles favorisées. À la lutte des classes, lit-on souvent, s’est substituée ou s’est au moins ajoutée la lutte des places.

Dans une économie plus numérique et plus flexible, d’autres figures naissent. Il en va du précariat (avec des travailleurs installés dans la précarité), mais aussi du robotariat ou du cybertariat. Ces deux notions baptisent un prolétariat particulier, dans un monde plus digital, avec des actifs très mal payés, totalement dépendants des plateformes de service. Les catégories socio-professionnelles traditionnelles ne sont toutefois pas si dépassées que cela. Ouvriers et employés comptent ainsi encore pour la moitié de la population active, comme au début des années 1980. Mais les métiers, tâches et conditions de ces employés et ouvriers ont largement évolué. Dans une société que l’on ne dit plus industrielle, ouvriers et employés exercent bien moins dans des usines, davantage dans des bureaux, avec des modalités de travail et de contrôle plus individualisées.

De leur côté, les consommations ne distinguent plus autant, car tout le monde, ou presque, a accès à Internet, au téléphone portable et aux marques abordables. Les classes sociales sont moins visibles à l’œil nu. Reste que les plus aisés payent des écoles privées pour les enfants et des services domestiques qui leur libèrent du temps. En un mot, les classes sociales sont toujours là, mais la différence est moins évidente, la conflictualité moins grande. Maintien et mutations des classes sociales passent par les permanences et évolutions des inégalités sociales. Et d’ailleurs, si l’on parle aujourd’hui moins des classes sociales, on parle beaucoup plus des inégalités sociales, entre individus et entre catégories de la population. Les classes sociales sont peut-être moins déterminantes, mais les différences s’avèrent plus préoccupantes.

Pour ceux qui douteraient de la consistance et des recompositions des classes sociales, il suffit de traverser les couloirs d’un TGV ou d’un avion long courrier. La 1ère classe ferroviaire et la classe affaire dans les airs dessinent, dans une certaine mesure, les frontières entre classes sociales. Il y a celles qui peuvent voyager, celles qui se déplacent relativement comprimées et celles qui voyagent dans le luxe moderne. Rejoignant des différenciations finalement assez classiques.