Les non binaires: émergence d’une problématique edit
Qui sont les non binaires, ces personnes qui ne se reconnaissent ni dans le genre féminin, ni dans le genre masculin, refusent l’assignation attribuée à la naissance selon des critères biologiques et qui aujourd’hui font l’objet d’analyses dans le cadre des théories du genre[1] ? Qui sont ces profils rendus visibles par le malaise identitaire, de plus en plus souvent observé, de certains adolescents ? Des psychologues et des pédiatres concourent à populariser ce sujet dans l’espace médiatique, et le mouvement woke, soucieux de dénoncer les discriminations dont font l’objet les minorités de tous ordres, s’en est emparé.
Les études sur ces minorités ne sont pas légion, mais une enquête plus large sur les opinions et les modes de vie de la jeunesse offre l’occasion de dresser un portrait des non binaires. Dans l’enquête Et Maintenant2 que j’ai coordonnée dans le cadre d’un partenariat Arte-France Culture, on demandait aux répondants de se désigner comme femme, homme ou non binaire ou autre. Ce questionnaire auquel ont répondu 80 000 personnes en Europe (60 000 en France et 12 000 en Allemagne) a permis de construire un échantillon suffisamment conséquent de « non binaires » pour dégager quelques éclairages. Effectuée via les réseaux sociaux cette enquête a collecté des données d’un ensemble majoritairement composé de diplômés.
Une petite minorité statistique
Une certaine disproportion existe entre, d’une part, la remontée médiatique des questions de genre rencontrées chez les adolescents, et, d’autre part, leur poids statistique, y compris dans un échantillon comme celui que nous étudions ici. Dans la partie française de l’enquête, les non binaires et autres représentent 1018 personnes sur 58 520 répondants, soit exactement 1,74% de l’échantillon[2] – un étiage que l’on retrouve dans d’autres études. Leur présence est clairement corrélée à l’âge. Ils représentent 4,8% des répondants de 16-17 ans et 3,8% des 18-24 ans, puis 1,6% chez les 25-39 ans, 1% chez les 40-54 ans, 0,6% chez les 55 ans et plus. Vus sous l’angle du statut, ils regroupent 5,2% des répondants lycéens, 3,3% des étudiants et 1% des actifs. Pour ceux qui sont en activité, leur distribution concerne tous les métiers : leur présence est un peu plus visible chez les ouvriers (1,6%) et les employés (1,3%) que chez les cadres et professions intellectuelles (0,7%) ou les enseignants (1%) – rappelons qu’il s’agit d’un classement déclaratif.
Dans la partie allemande de l’étude, le chiffre est de 331 personnes sur 12 998 répondants, soit 2,5% de l’échantillon. Outre-Rhin, ce microcosme est deux fois supérieur à celui de la France dans la tranche d’âge des 16-24 ans, puis de ce côté du Rhin, sa taille diminue progressivement jusqu’à devenir complètement marginale. Cette concentration sur les ados et post-ados (voir graphique 1) suggère, plus encore qu’une dimension générationnelle, une lecture en termes « d’âge de la vie ». D’abord parce que, dans cette tranche d’âge, les individus traversent une phase d’indétermination, sur ce que l’on est et sur ce que l’on veut, ils peuvent se sentir différent et avoir une hésitation sur leur identité genrée. Ensuite, parce que ces jeunes en souffrance rencontrent aujourd’hui sur les réseaux sociaux et les sites dédiés de nombreux relais pour évoquer leurs problèmes et, qu’en conséquence, ces mises en relation, qui n’existaient pas ou peu autrefois du temps des médias unidirectionnels, permettent de faire émerger une expression collective.
Source : Enquête ET maintenant 2 – 1018 répondants « non binaires » pour la France et 331 pour l’Allemagne.
En faible nombre, mais bien organisés sur les réseaux sociaux et les sites communautaires, les non binaires constituent un ensemble rebelle et actif. En France, ils votent deux fois plus souvent à l’extrême gauche (47%) que le reste de l’échantillon (23%). Ils sont plus souvent engagés dans une association militante (25%) que le reste de l’échantillon (15%) et les 18-24 ans (14%) ; de même ils sont deux fois plus engagés dans un collectif informel (22%) que les autres (11%), en particulier que les 18-24 ans (8%) (Graphique 2). En Allemagne, ils votent aussi trois fois plus pour l’extrême-gauche (18%) que le reste de l’échantillon (5%), et nettement plus que les 18-24 ans (7%) ; ils sont aussi, comme en France, plus engagés que l’ensemble des répondants et que les autres jeunes dans une association militante ou un collectif informel.
De grandes vulnérabilités
De fait, le principal problème auquel sont confrontés les non binaires qui ont répondu à l’enquête est celui de l’insertion économique. Ils se présentent deux fois plus souvent en galère que la moyenne de l’échantillon (16% contre 8%) et, comme le montre le graphique 3, la moitié d’entre eux ressent une précarité économique contre 29% de l’ensemble des répondants et 35% des 18-24 ans. Les discriminations dont ils peuvent faire l’objet renforcent sans doute leur difficulté à s’insérer économiquement. Parallèlement, leur précarité sentimentale ou sexuelle n’est guère différente de celle des personnes du même âge – toutes deux plus importantes que la moyenne des répondants.
De même, les non binaires se trouvent, beaucoup plus que l’ensemble des répondants, et même des 18-24 ans, confrontés à des difficultés relationnelles d’ordre familial ou dans leurs navigations internet. Par contre, ils rencontrent rarement des problèmes avec leurs réseaux d’amis, à l’image des autres jeunes de 18-24 ans (graphique 4).
Ces complications relationnelles, au total, les caractérisent et les conduisent alors à être des habitués des psychologues et psychiatres, plus que la moyenne des répondants et plus que la moyenne des 18-24 ans (graphique 5).
Enjeu de pédopsychiatrie ou question sociétale ?
Le débat public, bien plus traversé qu’autrefois par le sujet des troubles du genre, a permis une libération de la parole de personnes qui affrontent ces questions identitaires. Ainsi cette minorité qui cherche à se rendre visible, et dont la voix perce timidement, connaît des vraies fragilités de tous ordres, psychologiques, relationnelles et économiques. Les résultats de l’enquête mixent l’émergence de problèmes nouveaux, qui ne s’exprimaient pas auparavant, mais aussi (sans doute) des représentations construites par le débat public – tout trouble ressenti par une personne devient analysé par cette personne à travers les catégories posées par celui-ci. Ces difficultés, parallèlement, semblent cantonnées à un âge de la vie, adolescence et entrée dans la vie d’adulte – les années où précisément l’individu est en quête d’autonomie, peut se sentir profondément mal à l’aise avec son corps, où il se cherche et où il traverse, parfois, une phase d’indétermination. Bien que plongés dans le même débat sur le genre, les répondants plus âgés sont peu nombreux à faire état de telles difficultés – peut-être avec l’âge et avec des aides extérieures ont-ils résolu ces problèmes, mais peut-être à l’avenir aussi, avec le vieillissement des générations, cette problématique continuera à être présente chez les seniors.
On peut aborder la non binarité selon deux angles. Celui d’une pathologie de l’adolescence qui suscite l’attention et l’aide des psy et des pédopsychiatres, y compris éventuellement avec des thérapies de transition, aujourd’hui sur la sellette. Celui d’un statut inscrivant une sorte de troisième genre entre les femmes et les hommes, un genre que l’on choisit, un genre fluide qui peut varier selon le moment, poussant alors à l’extrême l’idée de l’invention de soi ; cette façon de voir semble partagée au sein du mouvement LGBT.
Dans les deux cas, les non binaires font l’objet d’une mise à distance, de violences psychologiques et de discriminations : leurs existence est loin d’être banalisée et sereinement acceptée par nos sociétés, en particulier dans leur famille. En France, 60% des non binaires disent avoir des problèmes avec les autres en raison de leur genre (contre 24% de l’ensemble des 18-24 ans et 15% de l’ensemble des répondants), 43% en raison de leur orientation sexuelle (contre 12% des 18-24 ans et 5% de l’ensemble des répondants), 23% en raison de leur physique – un chiffre équivalent à celui des 18-24 ans (graphique 6). En Allemagne, les chiffres vont dans ce sens. Or le sujet de débat est là : dans la problématique émergente des non binaires, s’agit-il d’une plus grande vigilance accordée aux difficultés de l’adolescence, aux jeunes mal dans leur peau qui se sentent différents et s’inquiètent de leur réelle identité ? Ou, au contraire, s’agit-il de l’émergence d’une nouvelle façon d’être sexué, d’un refus de la catégorisation des genres biologiques, revendiqués par des individus et soutenue par des mouvements militants : autrement dit d’un monde d’hybridité qui peut se développer à l’avenir, et qui cherchera à avoir une identité civile instaurant une troisième catégorie de genre ou, autre possibilité, réclamera que les documents civils ne mentionnent plus le sexe : « Ne peut-on imaginer un avenir sans la mention du sexe dans l’état civil ? » plaident sans ciller deux chercheuses du CEVIPOF, Janine Mossuz-Lavau et Réjane Sénac, dans un article du Monde de 2018.
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[1] Article de Mathieu Trachman, Tania Lejbowicz, Des LGBT, des non binaires et des cases, Catégorisation statistique et critique des assignations de genre et de sexualité dans une enquête sur les violences, Revue Française de sociologie 2018/4 (Vol 59) . « Ces travaux ont pour objectif de mieux prendre en compte de nouvelles catégorisations de genre et de sexualité, au-delà des distinctions entre femmes et hommes d’une part, hétérosexuel·le·s, homosexuel·le·s et bisexuel·le·s de l’autre (Jackson, 2000 ; Callis, 2014). Ils visent également à ne pas faire du genre une variable binaire mais à objectiver des différences de masculinités et de féminités ou, plus généralement, une diversité de genre. Les réponses à un questionnaire peuvent être autant une description de soi qu’une prise de position par laquelle un individu dit son appartenance à un groupe et affirme l’existence de celui-ci dans l’espace délimité par l’enquête (Boltanski et Thévenot, 2015) ».
[2] Ce chiffre est proche de celui indiqué par une enquête réalisée par Janine Mossuz-Lavau et Réjane Sénac (CEVIPOF) en 2017 et qui portaient sur les choix politiques avant la Présidentielle : sur les 20 319 individus interrogés, 166 se montrent réfractaires au port de l’étiquette « femme » ou « homme », soit 0,82% de l’échantillon. Il est proche aussi d’une d étude de Mastercard effectuée en 2022 qui porte sur plusieurs pays et qui aboutit à 2,8% de non binaires ; il est par contre éloigné du chiffre spectaculaire cité par un sondage réalisé par YouGov pour l’Obs en 2019, selon lequel 14% des 18-44 ans ne se retrouvent pas complètement dans la dichotomie Femme/homme, et se considèrent ainsi comme "non binaires" ; mais ici la question posée concernait a priori plus de monde.