Tous experts, tous artistes ! edit
Internet réactive un débat lancé depuis la naissance des industries culturelles : la distance de plus en plus ténue entre l'auteur de contenus culturels ou informatifs et son public. L'effacement de la sacralité de l'œuvre et du créateur, l'interchangeabilité des places, telles étaient bien les perspectives redoutées par les pourfendeurs de la culture industrialisée dès les années 1930. La prophétie s'est réalisée. Tous experts, tous artistes : voilà le credo de l’époque. Ce changement incite à repenser radicalement les pratiques culturelles.
Dans ce mouvement, la puissance et la sophistication des systèmes de communication jouent de manière déterminante. Quand la production et la circulation des œuvres et de l’information obéissent à des logiques d’instantanéité et de faible coût, tout citoyen peut devenir acteur et nourrir l’espace public de ses réflexions et opinions. L’autorité accordée à M. Toutlemonde est depuis longtemps une recette des grands médias : en conviant les personnes ordinaires à s’exprimer par des sondages et dans des magazines ou de la téléréalité ceux-ci ont ouvert la voie. Par certains côtés, le système médiatique, de lucarne sur le monde, s’est muté en un relais d’opinions faisant se succéder à l’antenne humeurs, peurs, espoirs, indignations des téléspectateurs qui se sont ainsi habitués à cette mise en scène permanente et sans cesse recomposée de leurs émotions. Vivre au rythme de cette oscillation réalité/image et réagir au kinopanorama des problèmes contemporains spécifient donc la psyché contemporaine. S’exprimer, s’expliquer, faire savoir, ce goût de l’intervention dans l’arène publique et de l’affirmation de soi est devenu presque un rituel régulateur de l’esprit qu’internet aujourd’hui comble avec bonheur (28 millions d’internautes français fin 2006 ; des millions de blogs, aussi prompts à être créés qu’à être abandonnés).
Beaucoup de gens se rêvent artistes. A la question : « avez-vous écrit ou songé à écrire un livre » 23 % des personnes interrogées répondent par l’affirmative (Sondage Figaro-Ipsos Culture de février 2006). 9 % des français (et 18 % des couches supérieures) disent tenir ou avoir tenu un journal intime. Les pratiques artistiques amateurs sont soutenues par les pouvoirs publics et elles ont explosé, notamment chez les nouvelles générations : 61 % des jeunes s’y adonnent (musique, chant, théâtre et ainsi de suite). Des émissions de télévision comme Star Academy ou Pour la nouvelle Star laissent entendre que chacun possède un potentiel créatif qui ne demande qu’à s’extérioriser. La société incline à se laisser porter par cette aspiration à l’expression de soi, et la tentation est grande de sauter d’une valeur sociale en hausse à un projet professionnel.
L’attraction puissante des métiers artistiques relève de cet emballement collectif. Ceux-ci ne semblent plus réservés aux quelques artistes en herbe, mus par une vocation précoce, un don, un élan irrévocable auxquels on ne saurait se soustraire. Un nombre croissant de jeunes s’engagent dans des filières de formation artistiques, une floraison de possibilités est offerte par les universités et les écoles privées. En vingt ans, le nombre de comédiens a été multiplié par 3,5, et comprend une forte majorité de moins de 40 ans. Celui des autres artistes, comme les auteurs ou les plasticiens, s’est aussi développé de façon conséquente quoique plus modeste. Et les métiers de la médiation ou du management culturel attirent : ainsi chaque année naît une centaine de nouvelles maisons de production audiovisuelle. Cette inflation a été accompagnée par l’Etat culturel qui, au cours des 20 dernières années, n’a cessé de dispenser des fonds pour favoriser les activités artistiques, en particulier dans l’audiovisuel, le cinéma et le spectacle vivant ; et de plus a aménagé un régime particulier, celui de l’intermittence, pour faciliter ce type d’emplois. Mais cet effort provient aussi des entreprises culturelles. Le monde de l’édition, qui cherche à mutualiser les risques sur une multitude de titres, augmente d’année en année le nombre de romans qu’il met sur le marché. Et les médias produisent sans cesse davantage de fictions (240 longs métrages et 918 heures de fictions télévisées en 2005) ou documentaires (2066 heures en 2005) pour remplir les écrans, qui ont connu une démultiplication considérable avec le numérique.
Dans cet engouement, les notions d’œuvre et de statut de l’artiste ou de l’intellectuel se sont diluées, générant beaucoup de confusion. L’œuvre est davantage conçue comme un témoignage, une expérience intime destinée à poser une trace éphémère que comme une élaboration esthétique conçue pour la postérité. Récits familiaux, ou d’opportunité, autofiction, plongées sociologiques ou actes de dénonciation, expérimentations ou provocations, abondent d’une part, et les projets à ambition universelle ne sont pas légion, de l’autre, même si l’on conviendra volontiers que la ligne de partage n’est pas toujours tranchée entre ces deux catégories. L’information subit le même sort : il est difficile de la distinguer du commentaire ou de l’opinion. Enfin, les frontières sont poreuses entre loisir cultivé, pratique d’amateur, engagement semi professionnel ( beaucoup de ces praticiens ont un second métier), et professionnalisation.
En matière de produits culturels et informatifs, la richesse de l’offre est devenue quasiment illimitée. Il serait malvenu de bouder les avantages qu’elle procure. Elle comporte une vertu thérapeutique à l’échelle de la société car elle suggère que chacun peut se faire entendre. De même elle permet à une multiplicité de talents et d’opinions de s’exprimer et de rencontrer un public potentiel, même si celui-ci, le plus souvent, se révèle minuscule. Elle fait glisser le consommateur vers le vertige de l’hyperchoix. Pourtant, ce rêve expressif comporte un prix, celui des illusions qu’il peut engendrer. Illusion de l’apprenti artiste ou apprenti journaliste : il comprendra vite combien le marché des débouchés professionnels est encombré dans ces secteurs. Illusion de l’hyperchoix : l’océan des formes expressives renforce l’importance des médiateurs qui s’occupent à répertorier et à sélectionner ces biens culturels et à les faire connaître dans les grands organes de presse. Illusion sur le contenu : beaucoup de platitudes ou d’échanges genre « little chat », plutôt que des pépites artistiques ou informationnelles.
La culture commune n’a pas tourné selon les formes ambitieuses imaginées par les zélateurs de l’Education populaire, la démocratisation des arts cultivés est au point mort : mille esprits chagrins s’en lamenteront. A la place, s’est répandue une culture expressive individualiste dont on n’a pas fini d’analyser les bizarreries et les retombées sociales et politiques. Une culture qui jouit d’une influence grandissante auprès des élites, enchantées de se raconter via les blogs, les biographies et les livres d’opinion.
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