Peut-on défendre le décolonialisme? edit
Un article de Pierre-André Taguieff paru dans Telos le 14 février dernier s’inquiète de l’influence croissante des « études décoloniales » tout en dénonçant la vacuité intellectuelle de ce qui serait surtout, à ses yeux, une forme d’activisme, avec tous les travers de la radicalité : sectarisme, intolérance, distorsion délibérée des représentations au profit.d’une vision simplifiée de la réalité sociale. On peut certes considérer le décolonialisme comme une mauvaise réponse à la discrimination et à la stigmatisation que subissent les populations dites racisées. Mais que la réponse soit mauvaise ne fait pas disparaître la question, et la violence des passions autour de cette question suggère qu’elle aujourd’hui essentielle.
Limites du décolonialisme
Si la réponse est mauvaise c’est parce qu’elle conduit au sacrifice de l’universalisme. En effet, il n’y aurait pas, pour le décolonialisme, d’issue dans la modernité : la Grèce, Rome, la Renaissance et les Lumières sont violemment répudiées[1]. Le racisme est perçu comme une volonté de « préserver le privilège énonciatif des institutions, des hommes et des catégories de pensée de la Renaissance et des Lumières ». La conscience décoloniale suppose la désobéissance épistémologique, c’est-à-dire la déprise de l’humanitas. Rendre compte de l’expérience du sujet colonial et racialisé impliquerait de rompre avec les grandes conquêtes de la « pensée occidentale ». Les discours des droits, y compris le plus récent, celui sur les droits humains, font partie « des conceptions globales impériales ». Ils se superposent à « la hiérarchie ethno-raciale globale » qui accompagne et justifie la dichotomie entre connaissances et théories produites par l’Occident et ce que les « autres » proposent, soit religions, folklores et mythes. Dans cette perspective, « la race et le racisme constituent le principe organisateur qui structure les multiples hiérarchies du système-monde ».
Un premier problème est qu’en assignant ainsi à la matrice coloniale l’ensemble des discriminations que subissent tout particulièrement les habitants des quartiers défavorisés, il devient impossible de penser les fabriques contemporaines des racismes ordinaires. Elles n’ont alors pas à être pensées en tant que telles. Le retour à l’affrontement en termes de race est significatif de l’importance accordée aux appartenances originelles, à la dimension de la communauté, au détriment de l’autonomie individuelle. Il ouvre vers une ethnicisation des rapports sociaux, qui est hautement problématique, ne serait-ce que parce qu’ici la pensée de l’extrême gauche rencontre celle de l’extrême droite.
Il est à ce propos un autre point que nous ne pouvons passer sous silence : parmi les acteurs de l’antiracisme d’aujourd’hui se trouvent des antisionistes radicaux dont la condamnation de la politique de colonisation israélienne ne s’émancipe guère du vocabulaire de l’antisémitisme. Il est dès lors permis de se demander si leurs principales préoccupations concernent vraiment les atteintes à la dignité humaine que subissent les groupes racisés (desquels, notons-le, les juifs sont systématiquement exclus).
De la réalité des injustices épistémiques
Mais ces objections ne nous interdisent pas de considérer d’un œil critique les catégories de pensée qui organisent notre perception du monde. La possibilité de réelles injustices « épistémiques » ne peut être écartée d’un revers de la main. De telles injustices peuvent prendre la forme de l’ignorance. Prenons la notion de « privilège blanc », sur laquelle je reviendrai plus longuement dans quelques paragraphes. Elle peut choquer, et rares sont les « Blancs » qui songeraient à revendiquer ce « privilège ». Pour beaucoup, c’est une sorte de point aveugle. Il a fallu, pour que cette notion émerge, partir de l’expérience vécue par les non-Blancs, non pas victimes de politiques délibérées d’exclusion ou de discrimination, mais « racisés » dans l’expérience quotidienne, y compris par des représentants du savoir ou de l’autorité politique. La notion de privilège blanc vous apparaîtra quand, par hasard, vous vous demanderez combien de fois dans votre vie un policier vous a demandé vos papiers d’identité alors que vous marchiez dans la rue.
Les excès de ceux qui jettent l’opprobre sur le Blanc en tant que tel, lui interdisant de se vouloir antiraciste parce que sa « blanchité » ferait de lui un oppresseur par nature, menacent évidemment d’emporter le bébé de ces concepts encore neufs et parfois fragiles avec l’eau du bain.
Mais ce n’est pas parce qu’il est indéfendable d’attribuer aux Blancs une sorte d’immoralité héréditaire, que l’on est fondé à rejeter les analyses qui voient dans les stigmatisations présentes les conséquences d’une hiérarchie raciale profondément inscrite dans les institutions, les pensées et les corps. Non, évidemment, la culpabilité collective des Blancs n’est pas une thèse acceptable. Mais, oui, les traces de siècles de domination et les crimes de la colonisation ne sont pas dissipés. Et ce n’est pas seulement une affaire militante, mais bien plutôt un enjeu intellectuel majeur que de donner place à ces traces dans l’ordre du savoir.
Il est trop facile, en effet, de promouvoir des analyses « ancrées dans l’Histoire » et de vouer à l’insignifiance ou au confusionnisme les travaux d’auteurs dont l’engagement militant réduirait au néant la pertinence académique. Il y a dans ces travaux, précisément, de l’Histoire qui émerge, et de l’Histoire au sens le plus fort du terme : celle qui laisse des traces, celle avec laquelle, dans sa complexité, se fabrique notre monde.
Le racisme en tant que rapport social
Les auteurs et observateurs qui rabattent les études décoloniales sur leur dimension militante ont souvent un atout dans leur manche : l’existence d’un racisme anti-Blancs, non pas seulement au sein de la société mais chez leurs « adversaires » académiques.
Apparue en France au XIXe siècle, la question du racisme anti-Blancs s'inscrit dans le sillage de l'abolition de l'esclavage aux Antilles. Elle a effectué aux siècles suivants des retours ponctuels sur la scène politique, dans des conditions chaque fois différentes, suscitant systématiquement de très vives controverses. Ce fut le cas de l’appel de 2005 contre les « ratonnades » anti-Blancs (signé par Jacques Julliard, Alain Finkielkraut, Bernard Kouchner et Pierre-André Taguieff). Néanmoins cet appel a eu la conséquence vertueuse d’ouvrir un important débat académique sur le concept de racisme, lequel a en outre permis d’examiner la fonction de la construction de nouvelles catégories, telles que « blanchité » ou « blanchitude », et l’apparition d’un nouveau groupe, « les Blancs », susceptible d’être sujet aux agressions des autres groupes ethniques ou ethnicisés.
La pertinence de la notion de racisme anti-Blancs dépend évidemment de la définition que l’on donne du racisme. Celle-ci n’est certes pas consensuelle, d’autant que trois registres devant être distingués le sont rarement. Ils mettent respectivement en avant les comportements ou attitudes, l’idéologie, et le système.
L’hypothèse d’un racisme anti-Blancs ne fait guère de doute s’agissant des attitudes : des insultes et des violences peuvent être proférées à l’égard d’individus identifiés comme Blancs.
Il est également possible de connecter ces actes et ces paroles à une idéologie, fût-elle largement informelle. Considéré comme idéologie, le racisme est défini par Albert Memmi (dans la revue La Nef en 1984) comme « la valorisation, généralisée et définitive, de différences réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime ». Nous avons là une remarquable synthèse des éléments constitutifs de l’idéologie raciste : l’insistance sur des différences, réelles ou imaginaires, leur valorisation au profit du raciste, leur absolutisation par la généralisation et leur caractère définitif et, enfin, leur utilisation contre autrui en vue d’en tirer profit. Chaque groupe humain étant susceptible d’être racisé, la possibilité de l’existence d’un racisme anti-Blancs n’a rien de surprenant.
Mais les auteurs réticents à admettre la réalité d’un racisme à l’égard des Blancs (dans le cadre des démocraties libérales), privilégient une autre définition fondée sur l’observation, ou non, d’un système. Ils distinguent l’expression des émotions, de la colère, du ressentiment, et les discriminations, par exemple à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de pratiques structurelles concrètes. Or les Blancs, ne subissant pas un racisme structurel et une discrimination sociale à dimension historique, ne sont pas victimes d’un racisme systémique.
Si l’on considère le racisme en tant que rapport social, on ne peut donc mettre sur le même plan celui que peuvent subir les Blancs et celui qui frappe, de façon beaucoup plus structurelle, les minorités. Fondamentalement, il existe une asymétrie entre une majorité « racisante » (quelle que soit sa bonne volonté par ailleurs) et des minorités « racisées ».
Cette conceptualisation permet de prendre en compte l’ensemble des obstacles à la justice raciale. Elle inclut « non seulement les attitudes et les actions des individus, mais aussi l’éventail complet des pratiques, des institutions, des politiques qui sont racialement oppressants », explique Sally Haslanger, une chercheuse dont les travaux font référence sur ces questions[2]. Il est important d’ajouter que, pour celle-ci, les institutions peuvent être racialement oppressives même sans qu’aucun individu ou aucun groupe ne puissent être tenus pour responsables du tort subi.
Si, donc, l’on considère que le racisme est avant tout un rapport social, un système de domination qui s’exerce sur des groupes racisés par le groupe racisant, il doit être appréhendé du point de vue de ses effets sur l’ensemble de la société (et non seulement à travers ses expressions les plus violentes). Tocqueville avait parfaitement décrit cette réalité en évoquant la nécessaire destruction, une fois l’esclavage aboli, de trois préjugés, qu’il disait être « bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc[3] ». Et il ajoutait : « J’aperçois l’esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile. » Ce préjugé de race était, écrivait-il encore, « plus fort dans les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où il existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a toujours été inconnue ». Et, avec une puissance évocatrice inégalable, il décrivait la « différence des conditions », laquelle se retrouvait « jusque dans l’égalité de la mort » : « Ainsi le Nègre est libre, mais il ne peut partager ni les droits, ni les plaisirs, ni les travaux, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il a été déclaré l’égal ; il ne saurait se rencontrer nulle part avec lui, ni dans la vie, ni dans la mort ». Et, contrairement à ce que l’on aurait pu espérer, la destruction de l’esclavage aux États-Unis ne s’accomplit pas « dans l’intérêt des Nègres, mais dans celui des Blancs ». On voit bien ici que le racisme est un principe d’organisation, lequel ne peut être compris sans que l’on s’intéresse au groupe qui incarne et définit la norme.
Privilège blanc?
Cette analyse a le mérite de combattre la commune occultation des fractures raciales que la France veut ignorer au nom du mythe de la réalisation de l’égalité républicaine. Et, plus encore, de comprendre que les discriminations à fondement racial exercent également leurs effets sur celles et ceux qui en tirent des bénéfices. Dès lors, la « blanchité », plus qu’une allusion à la couleur, désigne la façon dont certaines entités « blanches » sont construites et placées en position de privilège. À cet égard, comme James Baldwin l’avait bien vu[4], il faut souligner ce que le racisme fait à la population dominante : il l’« ensauvage », selon l’expression de Césaire, il brutalise l’ensemble de la société. La colonisation décivilise le colonisateur. C’est également cette perspective qu’adopte Albert Memmi en 1957, notamment dans Portrait du colonisateur qui précède son Portrait du colonisé, ouvrages (publiés ensemble) dans lesquels il montre qu’il est impossible de comprendre le colonisateur ou le colonisé sans le recours à la situation coloniale dans son ensemble, situation qui, pour paraphraser Jacques Rancière, fait de la citoyenneté l’occasion d’une mésentente, d’un litige renouvelé sur le contenu de l’égalité[5].
La « blanchité » est alors, Cheryl Harris y a insisté, une propriété[6]. Cette perspective rompt avec l’idée d’un sujet de droit désincarné et justifie l’action compensatoire, seule susceptible de corriger les injustices raciales. On remarquera que ce point de vue est également partagé par un grand philosophe libéral du droit, Ronald Dworkin[7]. Et les objectifs, malgré des vocabulaires différents, sont strictement identiques : « Désinstitutionnaliser activement la blanchité, soit la dénaturaliser, lui ôter son caractère d’évidence et “d’attente de droit” »[8].
Dans cette perspective, et malgré ses utilisations à des fins polémiques, le concept de privilège blanc n’est pas sans pertinence. Certes, les reproches qui lui sont régulièrement adressés ne sont pas totalement infondés, le principal d’entre eux étant, par la disqualification des « privilégiés », de rendre difficile la solidarité exigée par l’antiracisme. Mais aussi d’ignorer, au sein de l’ensemble des « privilégiés », l’existence des inégalités. Faire du « Blanc » un privilégié, quelle que soit sa condition sociale, c’est donner du crédit à la racialisation de l’espace social. Enfin, l’expression ne peut en aucun cas être utilisée dans le but de stigmatiser une partie de la population, les « Blancs ». Et nous devons être conscients que ce risque existe.
Alors, pourquoi ne pas disqualifier la notion (introduite par Peggy McIntosh en 1989) ? Principalement parce qu’elle désigne un fait et, comme le souligne Cloé Korman, un fait social : « Le “privilège blanc” sert à nommer le groupe non discriminé à côté de ceux qui le sont. Ceux qui sont “avantagés”, ceux qui connaissent le goût de la chance : cette idée que des choses heureuses ou normales arrivent par hasard, en dehors d’un effort considérable de la volonté, et sans trop se poser la question de plaire ou de déplaire »[9]. Ce que dit ici Cloé Korman est parfaitement généralisable : l’introduction de certains termes, comme « racisé » ou « féminicide », ne font que rendre visibles des préjudices déjà existants.
Que cette mise en visibilité suscite de l’inconfort, je suis le premier à le reconnaître, ne serait-ce que parce que ceux qui y travaillent sont parfois emportés par les passions militantes. Mais elles sont à la hauteur de ce qu’il faut bien appeler une forme de déni. Et il me semble qu’un débat apaisé sur ces questions nous ferait du bien à tous. Ce serait, aussi, une question de justice et de dignité. C’est précisément ce que dit Cloé Korman : « ne pas accepter certains mots peut aussi signifier ne pas vouloir entendre ceux qui les ont choisis, ceux qui les prononcent, pour parler de la réalité de ce qu’ils vivent. Et c’est précisément ce refus d’écouter, de croire, auquel il est temps de mettre fin »[10].
[1] Cette position paraît ignorer l’origine grecque de la philosophie et le dialogue qu’eurent avec les œuvres de l’Antiquité les penseurs arabes ou persans.
[2] Sally Haslanger, « Oppressions: Racial and Other », in M. P. Levine et T. Pataki (dir.), Racism in Mind, Ithaca, Cornell University Press, 2004, p. 122.
[3] Alexis de Tocqueville (1835), De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 305 et suivantes pour les citations de ce paragraphe.
[4] Parlant des Blancs, il écrit dans une lettre à son neveu à l’occasion du centenaire de l’Emancipation : « Il leur a fallu croire pendant de longues années et pour d’innombrables raisons que les Noirs étaient inférieurs aux Blancs. Beaucoup d’entre eux, à la vérité, savent qu’il n’en est rien, mais, comme tu auras l’occasion de t’en rendre compte, les hommes trouvent bien difficile d’agir selon leurs convictions. Agir c’est s’engager et s’engager c’est prendre des risques. Dans le cas particulier, le risque, aux yeux de la plupart des Américains blancs, c’est la perte de leur identité », James Baldwin, « Et mon cachot trembla », La prochaine fois, le feu, Paris, Gallimard, 1962.
[5] Voir, notamment, Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Paris, Fayard, 1987.
[6] Cheryl Harris, « Whiteness as Property », Harvard Law Review, n0 106/8, 1993, p. 1707-1791. L’autrice montre comment la blanchité, d’abord construite comme une forme d’identité raciale, devient une forme de propriété, historiquement et actuellement reconnue et protégée par le droit américain. Elle conclut son article ainsi : « Whiteness as property has carried and produced a heavy legacy. [….] Affirmative action, if properly conceived and implemented, is not only consistent with norms of equality, but is essential to shedding the legacy of oppression » (p. 1791).
[7] Je me permets de renvoyer à Alain Policar, Ronald Dworkin et la valeur de l’égalité, Paris, CNRS, 2015, p. 96-102 et, surtout, à Daniel Sabbagh, L’Egalité par le droit. Les paradoxes de la discrimination positive aux Etats-Unis, Paris, Economica, 2003 et « Ronald Dworkin et la discrimination positive » in Alain Policar (dir.), Ronald Dworkin, l’empire des valeurs, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 77-97.
[8] Magali Bessone, « Quelle place pour la critique dans les théories critiques de la race ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 3, 2017, p. 369.
[9] Cloé Korman, « Le terme “privilège blanc” désigne un fait social », Le Monde, 16 juin 2020.
[10] Ibid. Sarah Mazouz distingue utilement racialisation et racisation : les Blancs, selon elle, sont racialisés, dans la mesure où ils occupent une position dans la production des hiérarchies raciales, mais non racisés, ce dernier terme renvoyant à une hétéro-désignation par le groupe dominant (Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020, p. 48-49).
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