Radicalité: que peut faire l’école? edit
Pour lutter contre le terrorisme, les services de police et de renseignement sont évidemment en première ligne. Mais la lutte contre la radicalité, le terreau du terrorisme, est aussi et peut-être avant tout une lutte culturelle. L’anthropologue Scott Atran (L’État islamique est une révolution, 2016) analyse l’État islamique et ses ramifications européennes comme un mouvement contre-culturel puissant dont les succès reposent d’abord sur la séduction spirituelle et morale qu’il peut exercer. C’est donc bien contre cette séduction qu’il faut lutter. Sur ce plan, l’école a un rôle fondamental à jouer.
Le problème c’est que la culture Éducation nationale, désormais éloignée de la culture des « Hussards noirs », a un goût modéré pour l’idée de « former des citoyens » même si des initiatives en ce sens ont été prises, comme le « parcours citoyen » et « l’enseignement moral et civique » dont les intentions sont excellentes (permettre « à partir de l’analyse de situations concrètes » et « d’un débat argumenté » « de comprendre, d’éprouver et de mettre en perspective les valeurs qui régissent notre société démocratique »), mais dont la mise en œuvre sur le terrain n’a pas connu un franc succès. On considère généralement en France que c’est plutôt le rôle des parents d’éveiller les consciences, l’école se concentrant sur sa tâche principale qui est de délivrer des connaissances. Malheureusement, une partie des parents ne le fait pas, pour des raisons sociales et culturelles, et parfois le fait de manière dévoyée, du moins au regard des valeurs qui sont partagées par la plupart des Français. D’ailleurs, la conception de la laïcité à la française est un frein, puisqu’elle impose à l’État (dont l’Éducation nationale est une branche) une stricte neutralité. Comment dès lors s’engager pour défendre des valeurs ? Beaucoup de professeurs sont certainement mal à l’aise avec cette idée. Ce n’est pas le cas dans les pays nordiques qui font des choses impensables en France. En Norvège par exemple, on affirme vouloir transmettre aux élèves dans les lycées les « valeurs chrétiennes » ! Ce n’est évidemment pas ce modèle qu’on pourrait suivre en France, mais cet exemple souligne, par contraste, la singularité française. Lutter contre les dérives d’une conception de l’islam ne suppose-t-il pas de parler des religions ? Exercice délicat dans le cadre de la laïcité française.
Par ailleurs, en France nous conservons une conception de l’éducation très verticale et peu participative qui ne favorise pas l’exercice. Le professeur parle, les élèves écoutent et prennent des notes. Si on fait cela dans des sortes de cours d’instruction civique, cela a toutes les chances de n’avoir aucun effet. Dans notre enquête sur la radicalité parmi les lycéens (La Tentation radicale) les élèves qui croyaient en la supériorité de la religion sur la science pour expliquer la création du monde (80% des élèves musulmans !), nous disaient que ça ne leur posait pas de problèmes en cours de SVT où ils répondaient ce qu’il fallait pour satisfaire le professeur (« Le jour du contrôle, on va mettre ce qu’il nous a demandé, mais mentalement on pense ce qu’on veut »). Il faut donc parler avec les élèves, écouter ce qu’ils ont à dire, argumenter pied à pied. Mais c’est une tâche extrêmement difficile qui demande à ce que les enseignants soient formés pour la mener à bien.
Dans l’enquête sur « la tentation radicale », nous avons recueilli dans les lycées visités beaucoup d’entretiens, notamment dans des focus groups (20 entretiens individuels, 34 entretiens collectifs, tous retranscrits). La lecture de ce matériau très riche donne une idée de la difficulté de la tâche qui attend les enseignants. Mais elle montre aussi l’urgence de l’entreprendre.
Beaucoup d’élèves rencontrés montrent une certaine tolérance à l’égard du pluralisme religieux, mais ce relativisme religieux n’est pas de nature intellectuelle, il relève des relations interpersonnelles. Cela signifie que de nombreux jeunes reconnaissent à chacun le droit d’embrasser ses propres croyances, mais cela est compatible avec une forme d’absolutisme religieux qui consiste à être persuadé, comme le dit un de ces jeunes, que « la religion qui dit la vérité, c’est l’islam ». Ceux, assez nombreux, qui pensent que « le Coran c’est le dernier livre, et qu’il y a écrit toute la vérité en fait », considèrent, au mieux, que la science est une croyance concurrente, au pire « qu’elle ment, c’est la religion qui dit la vérité, c’est tout ». Plusieurs jeunes avancent des arguments pour appuyer le fait que la religion est supérieure à la science, notamment le fait, rapporté plusieurs fois, que le Coran aurait dit, bien avant que la science ne l’établisse, que l’eau douce et l’eau salée ne se mélangent pas dans l’estuaire des fleuves. La religion est supérieure à la science, « parce que ça a été écrit il y a bien longtemps ». D’ailleurs, comme le dit un des jeunes, « la science c’est une sorte de religion, quand on y pense, en fait ». Les professeurs qui, au pays de Descartes, voudront argumenter avec ces jeunes pour affirmer le privilège de la raison devront montrer une grande force de conviction.
La religion est pour ces jeunes un domaine sacré qui relève des croyances personnelles et de la sphère privée. Mais, du coup, s’attaquer à la religion, ce que font pour eux, les caricaturistes de Charlie Hebdo (et probablement aux yeux de beaucoup d’entre eux le professeur Paty qui a montré ces caricatures), c’est s’attaquer à quelque chose de sacré, mais c’est s’attaquer aussi à quelque chose d’intime, à la personnalité, à l’identité de ceux qui professent cette religion : « la religion, c’est… c’est quelque chose de personnel. Chacun a son truc. Du coup… je vois pas pourquoi quelqu’un se permet de juger, même si c’est pour rigoler, de juger une religion et tout… C’est comme se moquer du physique de quelqu’un en fait ». Les caricatures sont ainsi ressenties par beaucoup de ces jeunes musulmans comme une insulte personnelle. Cela fait écho à un mot magique chez les jeunes, le mot « respect ». Au nom de ce « respect », nombreux sont ceux qui pensent que la liberté d’expression doit être limitée. Cette conception du respect est d’ailleurs loin de se réduire au cercle des jeunes musulmans, mais elle est dominante chez ces derniers. L’un d’eux déclare ainsi, lorsqu’on lui dit que 20% des jeunes disent qu’on peut se moquer de tout, y compris des religions, « Ah mais c’est beaucoup quand même. C’est vraiment trop, c’est trop, c’est trop. Même 0,5% qui pensent ça, c’est trop. On peut rire de beaucoup de choses, mais il y a des choses, on peut pas en rire. »
Et l’échange se poursuit ainsi : « tout le monde a pas la même barre pour rigoler en fait. Du coup, si ça va créer des problèmes, des attentats et tout, on arrête, on fait pas ça. » (…) « On peut dire tout ce qu’on veut tant que ça blesse pas une autre personne. Ça c’est la liberté d’expression. Libre de dire ce qu’on veut sans blesser d’autres personnes. » (…) « C’est comme si on s’attaquait à nous, à notre personnalité. » Au total, « on ne peut pas rire de tout », « parce que la religion c’est sacré quand même ».
Cela peut conduire aussi certains à déshumaniser les victimes : « Les trucs que Charlie Hebdo ils font, j’aime pas que les gens se moquent de la religion. Les humoristes, c’est même pas des hommes, c’est rien », et par contre-coup à ne pas condamner totalement les auteurs des attentats.
Cette prégnance de la religion sur la vie personnelle ne s’est pas construite en opposition avec les parents, bien au contraire. La collégienne qui a dénoncé l’attitude de Monsieur Paty était ardemment soutenue par son père. Comme le dit une jeune fille rencontrée pendant nos entretiens « depuis notre enfance en fait, on nous dit ‘Ouais, c’est Dieu qui a fait ça, c’est Dieu qui a fait ça’, et du jour au lendemain quand on va à l’école, on dit ‘Non c’est pas vrai’, c’est la science qui a démontré tout ça’. Forcément ça fait mal. » Il y a donc un profond conflit de socialisation à l’origine du malaise des jeunes musulmans. Le résoudre sera très difficile.
Nous avons aussi entendu durant ces entretiens des choses encore plus difficiles, même si heureusement elles sont très minoritaires. L’antisémitisme a affleuré parfois, Dieudonné est très souvent mis sur le même plan que les caricaturistes de Charlie Hebdo, pour déplorer que lui soit condamné et que Charlie Hebdo soit soutenu et encensé. Parfois, mais rarement, l’antisémitisme s’exprime frontalement, par exemple dans cet échange, dans un focus group : « En France, on a pas le droit de toucher aux juifs. […] si tu traites un juif, c’est la fin du monde pour toi.
— Je pense les juifs ils contrôlent l’État. »
— Bah, le monde. Tu dis l’État, mais le monde. Ils contrôlent le monde.
— Ils contrôlent tout. Même Hitler il disait ça dans son film. » (À la suite de quoi un de ses camarades lui dit que ce n’est pas un film mais un livre ; mais il rétorque qu’il a vu un film sur Hitler tenant ces propos.)
La tâche est donc immense, le fossé béant entre la culture scolaire et la culture familiale et communautaire d’une partie de ces jeunes. Mais nous retirons de l’expérience de ces focus groups le sentiment qu’il est possible et indispensable de parler avec eux. Ils ont même une réelle appétence pour ces échanges. Il faut d’abord les écouter, admettre qu’ils puissent exprimer leurs idées même si elles apparaissent en contradiction avec les valeurs républicaines et libérales. Il faut aussi bien préparer les arguments dont on peut espérer qu’ils pourraient entamer leurs convictions. Le simple fait de parler avec eux, de considérer leurs paroles, même si elles nous apparaissent très choquantes parfois, serait déjà un grand pas. Car l’essentiel est de faire tomber la barrière qu’ils élèvent secrètement entre leurs convictions et celles que veut leur transmettre l’école.
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