Après le Brexit, le temps de la réflexion edit
Le verdict du référendum est une très mauvaise nouvelle pour la Grande-Bretagne et une menace potentiellement létale pour l’UE. Ce qui se passe après est aussi important que ce qui s’est passé avant.
L’adhésion de la Grande-Bretagne était basée sur une ambiguïté. La Grande-Bretagne voulait le marché commun et seulement le marché commun. Pendant plus de quarante ans, on a vécu avec cette ambigüité. La Grande-Bretagne a eu droit à de nombreuses exemptions et à un rabais, mais la machinerie intégrationniste a continué à tourner en cherchant, et parfois en réussissant, à forcer la main des Britanniques. Le Brexit en est en partie le résultat. Il serait dangereux d’ignorer que l’adhésion du Royaume-Uni a entrainé celle des pays Nordiques qui, comme plusieurs pays de l’Est, partagent plus la vision britannique que celle de la France ou celle de l’Allemagne. Penser que le Brexit est une preuve de l’insularité proverbiale de la perfide Albion est une grossière erreur. Il y a bien un désaccord latent sur la nature de l’Union et ce désaccord peut conduire à d’autres départs.
L’autre raison du Brexit est le problème de l’immigration. Sur cette question, la situation ne diffère pas d’un pays à l’autre. Partout les classes moyennes et populaires ont de bonnes raisons de se sentir menacées, elles qui ont déjà payé un lourd tribut à la mondialisation. Le nationalisme revient au galop parce qu’il rime avec protectionnisme. On peut le déplorer, et j’en suis meurtri, mais on ne peut pas le nier. Il ne sert à rien de dénoncer le référendum comme instrument de décision – il fonctionne très bien aux États-Unis ou en Suisse – car la montée de la colère des classes moyennes peut s’exprimer autrement, par exemple en élisant des partis nationalistes et protectionnistes. En démocratie, le peuple a toujours raison. Les élites peuvent en douter parfois, mais c’est ainsi. Partout le peuple d’en bas ne veut plus se faire dire qu’il ne comprend rien. Il est grand temps pour les élites (politiques, médias, technocrates locaux et internationaux, « penseurs profonds et visionnaires ») de l’accepter. Deux défis immédiats doivent en tenir compte.
Premier défi, comment négocier avec la Grande-Bretagne ? Oubliez l’instinct de vengeance et l’envie de faire un exemple censé instiller la frayeur chez les candidats ou départs et les eurosceptiques. Il va falloir négocier une myriade d’accords de remplacement, c’est-à-dire reconstruire, article par article, tous ce qui règle aujourd’hui les relations entre la Grande-Bretagne et chacun des pays membres de l’UE. La première nécessité est de comprendre que le monde politique britannique sort brisé du référendum. Les deux partis principaux sont en miettes, traversés par la question européenne. Ils doivent se reconstruire ou éclater. La France est passé au tripartisme, l’Espagne au quadripartisme et la même problématique existe ailleurs, en Allemagne comme en Italie, en Finlande comme en Autriche ou aux Pays-Bas. L’idée d’agir vite est un non-sens. Au minimum la Grande-Bretagne doit se trouver un nouveau gouvernement. Ceux qui rêvent de l’obliger à négocier tout de suite commettent à nouveau l’erreur d’ignorer sa souveraineté, erreur qui a conduit au Brexit. L’UE n’est pas les États-Unis, le Brexit ne peut pas conduire à une sorte de guerre de sécession.
Il va falloir aussi réfléchir au contenu des accords à négocier, c’est le second défi. Toute la difficulté sera de combiner la vision britannique, le marché commun et rien que le marché commun, avec celle, plus exigeante, de l’UE. La question de la mobilité des personnes est incontournable. Sur ce point, les Britanniques ne sont pas isolés. Il va falloir se demander quelle est l’importance réelle de cette liberté. Je fais partie de ceux qui l’ont adorée (et pratiquée) et la perdre sera une profonde meurtrissure. Mais il faut admettre que l’Union a bien fonctionné pendant des décennies sans cette liberté que chérissent les élites et que détestent les classes moyennes. Entre la liberté complète et le régime des visas, il existe un monde à explorer. Pragmatisme contre soif d’absolu ou logique poussée à son terme, il va falloir choisir.
Plus généralement, le principe d’une union toujours plus étroite, présenté comme un des fondements du Traité de Rome, a conduit à une évolution toujours plus centralisée de l’Union. Cela aurait pu passer, mais c’est en train de casser sous nos yeux. Il faut à présent admettre qu’une telle évolution est remise à plus tard, dans une génération ou deux. D’ailleurs, la structure de la centralisation ne correspond pas toujours à des critères logiques. Le commerce demande la centralisation, y compris en matière de concurrence, de protection du consommateur et de traités internationaux. C’est le cas, et c’est très bien, mais de bons principes peuvent être utilisés à de mauvaises fins. Un exemple caricatural, parmi des milliers, de protection inutile du consommateur, choisi parce qu’il a joué un rôle non négligeable durant la campagne du Brexit : la taille (et la courbure) minimum des bananes. Les mauvaises langues disent qu’il s’agit d’une mesure protectionniste voulue par la France pour défendre la banane de Martinique.
Il serait bon de remettre à plat tout ce qui a été centralisé, tout en se demandant si à l’inverse certaines fonctions aujourd’hui décentralisées ne doivent pas être centralisées. Il existe des principes soigneusement élaborés à partir de l’expérience acquise dans les États fédéraux (pour l’élaboration de ces principes, on peut se référer à une analyse accessible ici). Il existe aussi quelques exemples, et on peut commencer avec la monnaie unique. Le choix ne s’impose pas, mais il n’est pas non plus déraisonnable. Tout naturellement, certains pays l’ont adoptée, d’autres pas, et c’est très bien ainsi. Mais alors les pays qui l’ont adoptée doivent aussi centraliser la réglementation et la supervision bancaire. Il a fallu attendre la crise pour créer l’Union Bancaire, mais la centralisation est loin d’être achevée, tout simplement pour des raisons protectionnistes ou de refus de partager les risques. Quant à la fiscalité, rien n’indique qu’elle doit être centralisée, et pourtant de nombreux pays le veulent, la France en premier. Des nombreuses fédérations fonctionnent très bien sans centralisation – ou harmonisation comme on dit pour éviter un terme qui fâche – et acceptent la compétition fiscale. Autre exemple légendaire : la PAC. Son inefficacité est avérée mais elle continue à représenter le plus gros budget de l’UE. En sens inverse, la recherche scientifique gagne à être intégrée sur la plus grande échelle possible (le CERN est un bon exemple), or elle n’est que très partiellement centralisée.
On peut continuer longtemps ainsi. Le message est simple : l’architecture de l’UE est le résultat de milliers de décisions passées, dont certaines sont justifiées, d’autre pas du tout. Ce sont ces dernières qui irritent et créent l’impression que Bruxelles est un monstre assoiffé de pouvoir. C’est ignorer que la Commission Européenne ne peut pas prendre de décision qui ne soit avalisée par les gouvernements et, de plus en plus, par le Parlement Européen. À ce niveau, les petits arrangements et les compromis malsains, que l’on reproche ensuite à « Bruxelles », sont le moyen de se rendre mutuellement des services politiques obscurs, mais destructeurs car pas toujours anodins. Le Brexit est une occasion unique de faire un ménage qui vise à créer une Union plus modeste mais plus efficace et surtout plus sympathique. Qui sait, les Britanniques pourraient alors changer d’avis ?
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)