La loi travail confrontée aux principes des réformes économiques edit
Il y a quelque chose de pathétique dans la saga de la loi travail. Au départ, il y avait deux objectifs : un objectif politique, montrer que le gouvernement veut conduire des réformes jusqu’au bout du quinquennat, et un objectif économique, s’attaquer à une des principales causes du chômage de masse. Que restera-t-il de ces objectifs à l’arrivée ?
Sous tous les cieux, les réformes sont difficiles parce qu’elles remettent en cause des arrangements qui nuisent à la collectivité mais profitent à des groupes suffisamment bien organisés pour avoir obtenu et maintenu ces avantages. Réformer c’est demander, ou imposer, des sacrifices à une partie de la population. On peut imaginer trois manières d’y parvenir.
La première, c’est le passage en force. C’est ce que tentent des gouvernements fraichement élus sur un programme de réformes. Ils ont alors la légitimité démocratique pour imposer des sacrifices. Une alternative est la voie référendaire, là où elle existe. C’est la méthode suisse : on débat (dans le calme, les grèves risquent de déplaire aux électeurs), le peuple tranche et la messe est dite. Aucune des ces conditions ne sont satisfaites en France à fin d’un quinquennat particulièrement pauvre en véritables réformes.
La seconde, c’est le dédommagement. Puisque l’on retire des droits (bien ou mal, peu importe) acquis, il est logique d’offrir à ceux qui perdent une partie de leurs privilèges une compensation. La logique du dédommagement est très forte. Par définition, une bonne réforme bénéficie à l’ensemble de la collectivité plus qu’elle ne coûte à ceux qui en subissent des conséquences négatives. Il est alors possible, et juste, de prélever une partie des bénéfices collectifs pour offrir, une fois pour toutes, un dédommagement aux perdants. Si la compensation est bien calculée, les perdants doivent s’y retrouver et il reste un surplus pour la collectivité. Cette approche a d’immenses mérites. Elle exige au préalable une évaluation fine des bénéfices attendus, qui seule justifie une réforme. Elle est consensuelle, puisque personne ne perd et, collectivement, tout le monde gagne. Elle a l’inconvénient majeur d’impliquer des coûts budgétaires visibles pour des bénéfices qui peuvent paraître hypothétiques.
La troisième méthode est la négociation. Convaincre des gens qui se sentent stigmatisés car privilégiés d’accepter des sacrifices est difficile. Il est donc préférable de ratisser large, en conduisant simultanément plusieurs réformes. En demandant à chaque citoyen un sacrifice pour le bien commun, on combine équité et recherche d’efficacité. C’est le thème du sang et des larmes, qui demande une vision stratégique et une volonté de fer. La loi travail a pour vocation de toucher beaucoup de monde puisqu’il s’agit de faire reculer le chômage, une source majeure du mal français (elle aurait été plus équitable si elle avait concerné aussi les fonctionnaires, les employés les plus privilégiés face au risque de chômage). Mais si la CFDT a accepté de jouer le jeu, FO et la CGT ont décidé de s’y opposer. De leur point de vue, il n’y a pas eu négociation mais passage en force, puissamment symbolisé par le recours au 49.3.
Dès le départ, donc, le vers était dans le fruit, indépendamment de la qualité de la réforme. Le gouvernement semblait convaincu de bien faire et de gagner ainsi sur le tard ses galons de réformateur. Mais, en ne choisissant pas une approche cohérente et possible, il s’est exposé à une vive déconvenue.
La suite des événements est un immense gâchis. Confronté à la seule approche désormais possible, le passage en force, il a partiellement adopté l’approche du dédommagement, mais de manière perverse. Il a offert des compensations à ceux qui ne sont pas les perdants de la réforme : les employés de la SNCF qui ont un régime spécial, les enseignants qui ne sont pas concernés, les intermittents du spectacle, et on attend la suite. En fait, ces groupes font partie des plus privilégiés des citoyens. Tous ont des avantages qui sont déniés aux employés du secteur privé, les vrais perdants de la réforme. Il est aisé de voir la logique politique de cette démarche, celle du diviser pour régner. Mais elle est désastreuse en ce qui concerne les principes de la réforme. D’un côtés on demande des sacrifices à la majorité de la population, de l’autre on renforce les avantages acquis de minorités à fort pouvoir de nuisance. À la SNCF, on annule même un projet de flexibilisation des conditions de travail dans une compagnie particulièrement rigide. Exactement le contraire de ce que l’on est en droit d’attendre des réformes économiques. Comment, dans ces conditions, espérer obtenir le soutien de l’opinion publique, que l’on n’a guère sollicitée au départ ?
On pourrait dire que le gouvernement a habilement utilisé les trois méthodes de réforme. Il a commencé par négocier puis, face au blocage idéologique de syndicats rétrogrades et de ses frondeurs, il a poursuivi par le passage en force. Face au réactions prévisibles, il a alors choisi de dédommager certains secteurs d’activité qui donnaient des signes de souffrance. Ce joli scenario ne correspond pas, hélas, aux faits. Pour se sombres raisons politiques, l’annonce de la loi El Khomri a été précipitée avant que les négociations aient abouti. Au départ, donc, l’intention était l’approche du passage en force, ce qu’a révélé la mention prématurée du 49.3. Face au tollé, on a rouvert la négociation avec quelques syndicats, ce qui a donné lieu à des reculs significatifs, notamment sur les compensations accordées par les prud’hommes. La méthode des compensations, au départ jugée irréaliste car trop chère, a fini par être utilisée mais à contresens. Les coûts de la réforme ont été subis – et ce n’est pas fini – mais pas pour la bonne cause. On lieu de compenser les perdants, cet argent sert à soudoyer ceux qui n’ont rien à perdre.
Que retiendront les Français de cette tentative de réformer, pour la première fois en profondeur, le marché du travail ? Les leçons les plus probables ne sont pas encourageantes. Tout d’abord, comme lors de précédentes tentatives (Devaquet sur l’université en 1986, Juppé sur la sécurité sociale en 1995), il se confirme que réformer est la meilleure manière de perdre le pouvoir. Ensuite, qu’aucune des trois méthodes ne marche : impossible de négocier avec des syndicats fermement opposés à toute remise en cause du statu quo, impossible de passer en force sans bloquer le pays, impossible de compenser les perdants parce que c’est trop cher et, de toute façon, les caisses de l’État sont vides. Enfin, qu’il est inutile de vouloir flexibiliser le marché du travail.
Cette dernière leçon est la plus douloureuse, parce que le chômage de masse est un redoutable défi. Face aux préjugés superficiels, il aurait fallu expliquer inlassablement pourquoi la lutte contre le chômage passe nécessairement par une remise en cause des acquis sociaux. Le statu quo est intenable car il est coûteux, économiquement et politiquement. Sacrifier 10% de la main d’œuvre pour préserver les avantages d’une majorité des employés peut paraître juste et démocratique, mais c’est un gaspillage énorme que tout le monde paie sous forme des prélèvements obligatoires qui alimentent la protection sociale, y compris les très dispendieux emplois aidés. Or le coût de cette protection est appelé à fondre dès lors que le taux de chômage est diminué. Un taux de 5%, ou moins, est parfaitement possible si l’on conduit les réformes décrites dans des dizaines de rapports. La méthode du dédommagement consisterait ici à anticiper la baisse du chômage en réduisant les prélèvements obligatoires dès le départ, quitte à emprunter le coût de cette avance sur les économies à venir. Augmenter ainsi la dette peut paraître irréaliste mais c’est précisément ce que devra faire le gouvernement pour financer les cadeaux annoncés récemment, et tous ceux qui seront annoncés dans les mois qui viennent. Autant emprunter pour la bonne cause.
Politiquement, le chômage de masse est explosif parce qu’il atteint en priorité les segments de la population les plus démunis. Cette concentration de la souffrance brise le pacte républicain et conduit directement à la montée des populismes de droite et de gauche, et favorise le communautarisme. On ne dira jamais assez qu’un pays au travail est un pays apaisé.
Le contre-argument est que la flexibilisation du marché du travail renforce la précarité. C’est évidemment faux. Tout d’abord, parce qu’être au chômage est la pire des précarités. Ensuite parce que perdre un emploi n’est source de précarité que s’il est difficile d’en retrouver un autre. C’est pour ça que les réformes qui permettent la baisse du chômage sont le seul moyen de s’attaquer durablement à la précarité.
Le gouvernement a fait preuve d’un certain courage avec la loi El Khomri, mais il l’a gaspillé en ne définissant pas une méthode adéquate et en n’assurant pas la nécessaire pédagogie de la réforme.
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