Dieu, la bombe et la «roulette russe» edit
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine les discours jusqu’au-boutistes n’ont pas manqué dans les médias russes, notamment sur les chaines TV, l’ancien président et ex-premier ministre Dmitri Medvedev est le symbole de cette radicalisation, qui s’est lui aussi lancé dans cette surenchère belliciste pour faire oublier son passé libéral. L’incapacité des forces russes à emporter la décision sur le terrain, les incursions armées en territoire russe et la détermination occidentale à poursuivre l’assistance militaire à Kiev ont conduit les experts de politique étrangère et de sécurité internationale à s’interroger sur la capacité dissuasive de la Russie en tant que puissance dotée de l’arme nucléaire. En septembre dernier, l’ancien directeur du bureau de la Carnegie à Moscou, Dmitri Trenin, jugeait essentiel de « faire de l’arme nucléaire un élément efficace de dissuasion dans le cas concret ukrainien » pour convaincre les Etats-Unis que, le cas échéant, leur territoire pourrait aussi être l’objet d’une frappe. Il regrettait que la fin de la guerre froide ait fait disparaître la crainte d’une conflagration nucléaire, alors que « la paix est fondée sur la peur et sur rien d’autre ». Si les Européens avaient réellement peur, ils auraient réagi autrement au bombardement de la centrale nucléaire de Zaporijia, affirmait-il. En mars dernier, Nikolaï Patrouchev, le puissant secrétaire du conseil de sécurité, déplorait que « les responsables américains soient victimes de leur propagande et restent convaincus qu’en cas de confrontation directe avec la Russie, les Etats-Unis sont en mesure de mener une frappe préventive à laquelle la Russie ne pourra répliquer ». « Une idiotie à courte vue, très dangereuse de surcroît », déclarait ce proche de Vladimir Poutine, qui reprochait à l’Occident « d’oublier les leçons de l’histoire » et lui attribuait un désir de « revanche » l’objectif étant une « victoire militaire sur la Russie ».
L’article publié le 13 juin par Sergueï Karaganov marque toutefois une nouvelle étape dans ce dialogue nucléaire très particulier avec l’Occident [i]. « L’emploi de l’arme nucléaire peut préserver l’humanité d’une catastrophe globale », affirme en effet ce membre important de l’establishment russe de politique étrangère et de sécurité. Agé de 71 ans, Sergueï Karaganov s’est fait connaître en théorisant, au lendemain de l’écroulement de l’Union soviétique, l’instrumentalisation des communautés russophones de « l’étranger proche » au service de la politique extérieure russe (« doctrine Karaganov »), qui a justifié les interventions de l’armée russe en Géorgie (2008) et en Ukraine (2014, 2022). Après une période libérale, il en vient à défendre le tournant eurasiatique pris par le Kremlin depuis une dizaine d’années. En appelant à une frappe préventive et en expliquant que l’apparition de l’arme nucléaire est le résultat d’une intervention divine – le « Très-haut » aurait été horrifié par les pertes et les destructions des deux guerres mondiales – Sergueï Karaganov brise un tabou et s’écarte de la doctrine officielle russe, rappelée quelques jours après par Vladimir. Poutine à Saint-Pétersbourg. Tout en jugeant « théoriquement possible » le recours à l’arme nucléaire, le Président russe souligne en effet le 16 juin que celui-ci n’est envisageable qu’en cas de « menace à notre intégrité territoriale, à notre indépendance et souveraineté, à l’existence de l’Etat russe ». Mais, en jugeant « réelle » le 19 juin la possibilité de l’emploi d’armes tactiques par la Russie, Joseph Biden accrédite pour certains observateurs la menace brandie par Sergueï Karaganov. La destruction du barrage de Kakhovska peut aussi donner du poids à la thèse d’une fuite en avant du régime russe.
La Russie est confrontée à un choix difficile, explique le politologue, il est de plus en plus clair qu’une victoire partielle ou même totale en Ukraine ne mettra pas fin à la confrontation avec l’Occident. La conquête de l’Ukraine et sa reconstruction détourneront les ressources, politiques, économiques, militaires et intellectuelles nécessaires au pivot asiatique de la Russie. Le pire scenario serait une Ukraine vaincue, « en ruines » avec une « grande partie de la population qui nous hait ». La meilleure option serait la « libération et le rattachement de l’est et du sud de l’Ukraine à la Russie » et la « capitulation » du reste du pays, sa « démilitarisation » et la création d’une « zone-tampon ». Ce scenario n’est toutefois envisageable, ajoute-t-il, que si « nous pouvons briser la volonté de l’Occident de venir en aide à la junte de Kiev et le contraindre à un retrait stratégique », car les Occidentaux ont déclenché une « guerre à grande échelle dans le ventre mou d’une superpuissance nucléaire ». Il faut donc restaurer la crédibilité de la dissuasion nucléaire, en abaissant son seuil. Le transfert d’armes nucléaires en Biélorussie constitue, selon Sergueï Karaganov un premier pas. « L’ennemi doit le savoir : nous sommes prêts à nous venger par une frappe préventive de toutes ses agressions présentes et passées, afin de prévenir le glissement vers une guerre thermonucléaire globale », prévient-il.
Pour « ramener à la raison » les Occidentaux, la Russie doit être prête à recourir à « l’arme de Dieu » à l’encontre de plusieurs pays. « Terrible choix moral », convient Sergueï Karaganov, mais nécessaire, à défaut « non seulement la Russie pourrait disparaître, mais probablement toute la civilisation humaine également ». Une riposte occidentale est possible, mais peu probable, selon lui. Seul « un fou » à la Maison blanche, « haïssant son pays », serait prêt à « sacrifier Boston pour Poznan ». « En brisant la volonté d’agression occidentale, non seulement nous nous sauvons nous-mêmes, et nous libérons le monde de cinq siècles de joug occidental, mais nous sauvons toute l’humanité », affirme Sergueï Karaganov. « Ce choix nous revient », souligne-t-il. Il ne faut pas escompter un appui du « Sud global » malgré « la satisfaction que beaucoup ressentiraient après l’écrasement de leurs anciens exploiteurs », qui ont « volé, perpétré des génocides et imposé une culture étrangère ». Pas plus qu’il ne faut attendre un soutien de la Chine qui, du fait de sa confrontation avec les Etats-Unis, souhaite un enlisement du conflit. Pékin condamnerait publiquement le recours à l’arme nucléaire, mais s’en réjouirait in petto car « il porterait un coup puissant à la réputation et aux positions des Etats-Unis ».
La tribune de Sergueï Karaganov a conduit Dmitri Trenin à affiner son argumentation qui, par bien des aspects, la rejoint[ii]. La mention périodique de l’arme nucléaire par les autorités russes dans le contexte ukrainien n’a pas empêché l’implication croissante des pays de l’OTAN, constate-t-il, les Etats-Unis se sont assignés un « objectif impensable pendant la guerre froide – vaincre l’autre superpuissance dans une région d’importance stratégique pour celle-ci – sans recourir à l’arme nucléaire en se bornant à armer et à contrôler un pays tiers ». Cette stratégie est fondée sur la conviction que la Russie n’utilisera pas son arsenal nucléaire, d’où la faible réaction de Washington à l’annonce du transfert d’armes tactiques en Biélorussie. Mais le conflit ukrainien pourrait connaître une extension géographique et verticale et cette escalade déboucher sur une confrontation directe entre la Russie et l’OTAN. « Les Américains et leurs alliés jouent à la roulette russe », affirme Dmitri Trenin. D’après lui, « la stratégie russe a laissé jusqu’à présent à l’adversaire l’initiative de l’escalade », et « l’Occident s’en est servi pour tenter d’épuiser la Russie sur le champ de bataille et la déstabiliser de l’intérieur ». Aussi, ne doit-on pas, selon lui, écarter l’emploi de l’arme atomique, d’autant qu’il juge lui aussi peu probable une riposte américaine en Russie, abstention qui provoquerait une crise de confiance profonde au sein de l’Alliance (article 5). Pour Moscou, fait valoir Dmitry Trenine, l’enjeu ukrainien est bien supérieur à ce qu’il représente pour l’Occident, qui analyse autrement la situation, et cette divergence d’appréciation pourrait conduire à une confrontation armée directe, estime le chercheur.
En Russie, les thèses avancées par Sergueï Karaganov ont immédiatement suscité un vif débat, inhabituel, chez les experts des questions de sécurité. Les critiques ont fusé, y compris dans les milieux radicaux. Il est « irresponsable » d’évoquer prématurément l’apocalypse nucléaire, a réagi le philosophe Alexandr Douguine, convaincu que les autres options n’ont pas encore été épuisées. Les spécialistes des questions de désarmement et de sécurité n’ont pas manqué de pointer les failles, les contradictions et les dangers de son raisonnement. Dans un entretien au journal indépendant Novaïa gazeta, l’académicien Alexeï Arbatov, représentant éminent de cette communauté d’experts, s’est étonné que Sergueï Karaganov mêle les considérations théologiques (« Dieu ») à la doctrine nucléaire, il a évoqué un « faux pas » (en français) commis par la rédaction de la revue Russia in Global Aaffairs, qui a reproduit la tribune, publiée à l’origine dans un autre périodique (Profil)[iii]. Fiodor Loukjanov, le rédacteur en chef de cette revue réputée, s’en est expliqué (« pourquoi nous ne parviendrons pas à ‘dégriser’ l’Occident’ avec l’arme nucléaire »), il a toutefois admis que « le tabou du recours à l’arme nucléaire s’affaiblit », qu’il faut « se préparer à tout » et a reconnu à Sergueï Karaganov le mérite d’avoir « exposé aussi franchement sa position ». Cette discussion, a conclu Fiodor Loukjanov, doit « contribuer à l’élaboration d’une nouvelle conception de la stabilité stratégique et se substituer à celle qui ne peut plus être rétablie »[iv].
L’objectif de Sergueï Karaganov en publiant ce texte donne lieu à de multiples supputations. S’agit-il d’une nouvelle tentative de dissuader les Occidentaux de poursuivre leur assistance à l’Ukraine et d’amener les Ukrainiens à négocier ? Le politologue, proche de Nikolaï Patrouchev, qui contribue à la réflexion du conseil de sécurité, se fait-il le porte-parole du « parti de la guerre » pour tenter d’infléchir la doctrine du Kremlin en matière d’emploi de l’arme nucléaire ? Même si les responsables russes déplorent qu’un de leurs derniers attributs de grande puissance – l’arsenal nucléaire - s’avère inopérant dans la guerre en Ukraine, les menaces proférées sont restées vagues, aucune « ligne rouge » précise n’a été tracée depuis le 24 février 2022. Signe tangible de l’aversion d’une grande partie des élites et de la population russes face au spectre d’une guerre nucléaire, un sondage publié par le centre Levada au lendemain de la parution de l’article de Sergueï Karaganov, indique que 86% des Russes considèrent que, dans le conflit avec l’Ukraine, l’arme nucléaire ne doit être employée « en aucune circonstance ». Ces derniers temps toutefois, « l’opération militaire spéciale » fait l’objet de sévères critiques dans les cercles du pouvoir. Konstantin Zatouline, député de la Douma et spécialiste de « l’étranger proche », considère que ses objectifs n’ont pas été atteints, Vladimir Poutine a dû répondre à ces interrogations en étant très présent, ces derniers temps, dans les media, il en vient à employer le mot de « guerre » et à admettre, pour la première fois, des difficultés lors d’une rencontre avec des « bloggers militaires ».
Le défi sans précédent lancé par Evgeni Prigojine à l’autorité de V. Poutine le 24 juin 2023, qui en outre a dénoncé l’inanité des justifications de la guerre avancées il y a 16 mois par le Président russe (« menace » de l’OTAN, « génocide » des populations du Donbass), confirme à sa manière les appréhensions de Sergueï Karaganov sur l’impasse stratégique dans laquelle se trouve la Russie, sur les risques de transformation de cette guerre en bourbier et d’ébranlement du régime russe. Dans son intervention télévisée du 24 juin, le Président russe n’a pas hésité à dramatiser les enjeux, dressant un parallèle, à priori surprenant, avec la Russie de 1917. Les faibles réactions des milieux du pouvoir, de l’armée russe et de la population à la « marche pour la justice » de la milice Wagner sur Moscou ne témoignent pas d’un fort attachement au régime en place. C’est aux miliciens tchétchènes que le Kremlin a fait appel pour se rendre à Rostov, centre de la rébellion afin, comme l’a déclaré R. Kadyrov, de « préserver l’unité de la Russie et protéger son statut d’État ». Difficile à ce stade d’anticiper les réponses de V. Poutine à ce qui augure d’un affaiblissement de son pouvoir, dont il a lui-même créé les conditions en laissant proliférer clans et factions. L’arme nucléaire est à fortiori impuissante à dénouer une épreuve de force interne, mais le Kremlin pourrait être tenté par un raidissement supplémentaire et par une nouvelle fuite en avant hors de ses frontières. Il peut aussi agiter le spectre d’une prise de pouvoir par des éléments encore plus radicaux ou d’un chaos russe - les Occidentaux étant sensibles à la déstabilisation d’un Etat disposant de 6000 ogives nucléaires – afin d’assurer au régime de V. Poutine une forme de protection et de dissuasion dans un sens il est vrai bien éloigné de ce qu’a à l’esprit Sergueï Karaganov. Au lendemain de la rébellion avortée d’Evgeni Prigojine, le politologue revient à la charge dans une tribune intitulée « Il n’y a plus le choix : la Russie doit procéder à une frappe nucléaire en Europe », publiée par l’agence officielle Ria-novosti, dans laquelle il répète qu’exclure l’emploi de l’arme atomique en dehors des situations dans lesquelles la Russie est exposée à une menace existentielle est faire preuve de « légèreté ».
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[i] Sergei A. Karaganov, « A difficult but necessary decision », Russia in Global Affairs, 13.06.2023
[ii] Dmitri V. Trenin, « Conflict in Ukraine and nuclear weapons », Russia in Global Affairs, 22.06.2023
[iii] Alexeï Arbatov, « L’utilisation de l’arme nucléaire va-t-elle vraiment protéger l’humanité contre une catastrophe ? » (en russe), Novaya Gazeta, 19.06.2023
[iv] Fiodor Loukjanov, « pourquoi nous ne parviendrons pas à ‘dégriser’ l’Occident’ avec l’arme nucléaire » (en russe), Russia in global Affairs, 21.06.2023