L’actualité du pacte Molotov-Ribbentrop edit

3 septembre 2024

L’attitude évolutive du régime de Vladimir Poutine à l’égard du Pacte germano-soviétique, signé à Moscou le 23 août 1939, il y a 85 ans, est emblématique de sa radicalisation, de son révisionnisme et de ses visées impériales. Le Pacte et son protocole secret sont utilisés aujourd’hui par le Kremlin pour justifier sa guerre en Ukraine.

L’existence d’un protocole secret, qui conduit à l’annexion par l’URSS d’une partie du territoire polonais, des États baltes et de la Bessarabie (Moldavie), est révélée au procès de Nuremberg, mais elle est niée par le régime soviétique jusqu’en 1989. Dans le contexte favorable de la période gorbatchévienne, les Baltes demandent sa publication, une commission est créée, présidée par Egor Iakovlev, l’architecte de la perestroïka, qui déclare le 23 décembre 1989 devant le Congrès des députés du peuple que « le protocole secret du 23 août 1939 reflète clairement l’essence du stalinisme. […] Il fait partie des vestiges les plus dangereux du champ de mines dont nous avons hérité, et il doit maintenant être rendu public ». Une résolution est adoptée qui déclare ce protocole « nul et non avenu dès l’instant de sa signature ».

En août 2009, Vladimir Poutine publie une tribune dans le quotidien polonais Gazeta Wyborcza. Tout en critiquant l’attitude de la France et de la Grande-Bretagne, signataires des accords de Munich en 1938, celui qui était alors premier ministre de Dmitri Medvedev juge qu’il y a « toutes les raisons de condamner, sans aucune hésitation, le Pacte Molotov-Ribbentrop ». « Nous comprenons aujourd’hui, écrit-il alors, que toute forme d’entente avec le régime nazi était inacceptable d’un point de vue moral et n’avait aucune perspective pour ce qui est de sa réalisation pratique ». « Pour le peuple de notre pays, dont le destin a été déformé par le régime totalitaire, la sensibilité des Polonais vis-à-vis de Katyn est bien compréhensible », admet Vladimir Poutine.

L’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 provoque un changement d’attitude de Moscou. Certains des arguments avancés pour justifier cette violation manifeste du droit international ne sont pas sans rappeler le discours de Molotov du 17 septembre 1939, jour de l’entrée des troupes soviétiques en territoire polonais. Le Kremlin met ainsi en avant l’absence de pouvoir légitime à Kiev en raison du « coup d’État » (la révolution du Maïdan) et la nécessité de protéger les populations russophones. En novembre 2014, lors d’une discussion avec des historiens, Vladimir Poutine déclare : « l’Union soviétique a signé un traité de non-agression avec l’Allemagne. On dit : c’est mal. Mais est-ce mal si l’Union soviétique ne voulait pas combattre ? » Ce traité, ajoute le Président russe, a donné un répit à l’URSS pour renforcer son armée. Quelques mois plus tard, recevant Angela Merkel, il explique que l’URSS a signé un pacte avec Berlin quand elle « a compris qu’elle était laissée seule face à l’Allemagne hitlérienne », il ajoute que la Pologne, qui a annexé une partie du territoire tchécoslovaque, a été « elle-même victime de la politique qu’elle tentait de promouvoir en Europe ». Vladimir Poutine apporte son soutien au ministre de la Culture, Vladimir Medinski, qui qualifie le Pacte de « succès éminent » de la diplomatie soviétique. Le Président russe compare l’annexion de la Crimée à la réunification allemande et des historiens dressent un parallèle entre les « nations divisées » russe et allemande. Andranik Migranian juge ainsi indispensable de distinguer le comportement d’Hitler « avant 1939 et après 1939 ». Si le Führer s’était contenté d’achever ce que Bismarck n’avait pu accomplir, il serait « entré dans l’histoire de son pays comme un homme politique de très grande classe », affirme-t-il.

« Pour moi ce qui importe, ce ne sont pas les frontières et les territoires nationaux, c’est le destin des gens », déclare Vladimir Poutine, début 2016, dans un entretien au tabloïd allemand Bild, propos qui traduisent une ambition révisionniste de moins en moins dissimulée. Peu après, il affirme que les frontières de la Russie « ne se terminent nulle part ».

Les «frontières antérieures de l’empire russe» 

En 2019, année du 80e anniversaire de sa signature, le Pacte germano-soviétique devient un enjeu mémoriel important. Le Kremlin met fin aux controverses sur l’existence du protocole secret en publiant sur internet les originaux soviétiques du document. Sergueï Narychkine, directeur du Service de renseignement extérieur (SVR) et Président de la Société d’histoire russe, rappelle qu’après avoir franchi les frontières polonaises, le 17 septembre 1939, « l’armée rouge est parvenue en cinq jours aux frontières antérieures de l’empire russe ». Vladimir Medinski, Président de la Société d’histoire militaire russe, salue un « triomphe diplomatique de l’URSS », car « la priorité était la défense des intérêts d’un État souverain - le nôtre », et non pas des « fantaisies et suppositions abstraites, des ‘considérations’ humanitaires, comme les valeurs européennes, qui n’existaient malheureusement que dans la tête de certains idéalistes et pas chez les politiciens réalistes ». Le ministre russe de la Culture fait des accords de Yalta un « Pacte de non-agression, sur une échelle globale », conclu entre « deux grands projets de dimension civilisationnelle – soviétique et américain – sur les règles de compétition, d’autolimitation volontaire, sur les institutions du droit international ». L’adoption le 19 septembre 2019 par le Parlement européen d’une résolution sur « l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe » conduit le MID à dénoncer « une grossière falsification de l’histoire et une tentative de mettre un signe d’égalité entre l’Allemagne nazie et l’URSS », dont « les peuples, au prix d’énormes sacrifices, ont libéré l’Europe du fascisme ».

Le Président russe intervient dans le débat qui, progressivement, se concentre sur l’Ukraine. En décembre 2019, il déclare que, pour l’Allemagne, « le traité de Versailles est devenu le symbole d’une injustice criante et d’une humiliation nationale ». Les frontières des nouveaux États européens « ont été dessinées arbitrairement par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale », accusations que le Président russe reprendra, quasiment mot pour mot, pour qualifier la situation géopolitique de la Russie en 1917 et en 1991, trois jours avant l’agression de l’Ukraine. Dans le long article qu’il publie en juin 2020 dans la revue The National Interest, Vladimir Poutine souligne que les dirigeants polonais sont « entièrement responsables de la tragédie » qu’a subie leur pays en 1939. En s’opposant à un accord militaire avec la Grande-Bretagne, la France et l’URSS, ils ont « jeté leur peuple sous le rouleau compresseur de la machine de destruction nazie », estime le Président russe, qui considère que le rattachement des États baltes à l’URSS s’est effectué « sur une base contractuelle, avec le consentement des autorités élues ». Dans l’article qu’il consacre à « l’unité historique des Russes et Ukrainiens » (juillet 2021), il accuse à nouveau les Bolchéviques d’avoir offert des « cadeaux territoriaux » aux autres peuples. « Une chose est parfaitement claire, affirme-t-il, la Russie a été spoliée ». Il se félicite qu’en 1939 l’URSS ait recouvré des territoires acquis par la Pologne et qu’en 1940, la république d’Ukraine ait intégré une partie de la Bessarabie, occupée par la Roumanie après 1918, ainsi que la Bucovine du nord. Le Président russe promulgue alors une loi qui interdit tout parallèle entre « les objectifs et les décisions » du IIIe Reich et du régime soviétique, ainsi que la mise en question de « la mission humanitaire de l’URSS dans la libération des pays européens ».

Sphères d’influence

« Pour la première fois depuis l’ère Gorbatchev [...], le pouvoir russe ne se couvre pas la tête de cendre et ne demande pas pardon à la communauté internationale pour le pacte de non-agression ‘criminel’ entre l’URSS et l’Allemagne, conclu par le ‘tyran’ Staline », se félicite Igor Chichkine, directeur de l’Institut de la CEI. « Le partage de sphères d’influence n’a jamais été illégal », affirme cet historien, convaincu qu’ « aujourd’hui, l’Occident est hostile aux sphères d’influence, uniquement parce que, après l’effondrement de l’Union soviétique, il a fait du monde entier sa sphère d’influence ». « Avec le monde multipolaire qui se met en place, les sphères d’influence redeviennent une pratique normale dans les relations entre grandes puissances, qui favorise la baisse de la tension internationale », explique Igor Chichkine. Successeur en droit de l’empire russe, l’URSS avait, selon lui, « le devoir de rétablir l’intégrité territoriale de l’État », de « recouvrer les territoires saisis par les séparatistes (baltes, finlandais et polonais) et par d’autres États (Roumanie) ». En décembre 2021, alors que l’armée russe accentue sa pression aux frontières de l’Ukraine, le Kremlin transmet aux États-Unis et aux États membres de l’OTAN deux projets d’accords dont l’objectif est de faire reconnaître de jure par les Occidentaux l’Europe centrale, orientale et balte comme sphère d’influence de la Russie. L’invasion de l’Ukraine radicalise encore le narratif officiel russe. Vladimir Poutine fustige la collaboration entre le régime nazi et des Ukrainiens pendant la seconde guerre mondiale, oubliant que la « collaboration » avec le régime nazi – terme utilisé par Staline dans sa lettre à Hitler du 21 août 1939 – s’est traduite par la répression et la déportation de centaines de milliers de Baltes et de Polonais, par la remise de communistes allemands à Hitler (l’exemple de Milena Buber-Neumann livrée à Gestapo) et par la livraison au Reich de millions de tonnes de matières premières et de produits stratégiques, qui alimentent la machine de guerre allemande.

Vladimir Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022 en déclarant que « les tentatives d’appeasement de l’agresseur avant la grande guerre patriotique ont été une erreur qui a coûté cher à notre peuple (...). Nous ne commettrons pas cette erreur une seconde fois ».  En avril, il promulgue une loi qui punit toute assimilation des « objectifs et des actions » de l’URSS et de l’Allemagne nazie. Il s’en prend à nouveau à la Pologne, où, selon lui, les nationalistes « rêvent de recouvrer ce qu’ils considèrent comme leurs territoires historiques, c’est-à-dire les régions occidentales que l’Ukraine a obtenues suite à la décision de Staline à l’issue de la seconde guerre mondiale », raison pour laquelle, d’après lui, « la Russie est le seul véritable garant de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine dans ses frontières actuelles » (sic). Tout comme Vladimir Poutine, Sergueï Narychkine attribue à la Pologne des vues sur l’Ukraine occidentale, il l’accuse d’attendre le moment propice pour contrôler la partie occidentale de l’Ukraine, le « rêve des nationalistes polonais ». Un politologue aussi réputé que Fiodor Loukjanov rappelle les précédents historiques (Rzeczpospolita) et conclut que, dans la situation actuelle, « la modification des alliances et des frontières devient possible ». Lors de son entretien avec Tucker Carlson, en février 2024, Vladimir Poutine n’hésite pas à affirmer que, par son attitude « intransigeante » en 1939, Varsovie n’aurait « laissé à Hitler d’autre choix que de mettre à exécution ses plans en Pologne » et il se félicite que « la Russie, qui s’appelait alors l’Union soviétique, ait regagné ses terres historiques ».

Les analyses publiées en Russie ces derniers jours à l’occasion du 85e anniversaire du Pacte germano-soviétique dépassent largement sa dimension défensive (« non-agression »). Les historiens proches du Kremlin jugent naturel que l’URSS ait recouvré les territoires perdus à l’issue de la première guerre mondiale, ils justifient ouvertement la modification des frontières par la force. « L’essentiel », souligne Konstantin Zalesski, vice-président de l’association des historiens spécialistes de la seconde guerre mondiale, c’est que « l’URSS a étendu son territoire, pratiquement sans effusion de sang, à la Biélorussie occidentale, à l’Ukraine occidentale, aux États baltes et à la Bessarabie ». Le reproche qu’il adresse à Moscou est d’avoir mal analysé les intentions d’Hitler, pour qui ce Pacte n’était qu’un « chiffon de papier » [i]. Viatcheslav Nikonov, vice-président de la commission des Affaires étrangères de la Douma et petit-fils de Molotov, explique que c’est Staline qui a considéré que le « pacte de non-agression » devait être complété par un accord de délimitation des sphères d’influence afin d’obtenir de la Pologne la « restitution » des territoires perdus en 1920 et qui a proposé un « texte déjà prêt » à Ribbentrop. Viatcheslav Nikonov n’explique pas en revanche pourquoi les dirigeants soviétiques, notamment son grand-père, mort presque centenaire en 1986, ont toujours nié l’existence de ce « triomphe diplomatique » qu’était le protocole secret[ii]. Oleg Khavitch juge que les revers subis lors de la guerre avec la Finlande (1939-40) se justifient pleinement, car les pertes soviétiques ont été compensées par des gains territoriaux en Finlande, l’URSS a pu agrandir son territoire et créer de nouvelles républiques soviétiques « sans pratiquement un coup de feu » [iii]. Mikhaïl Miagkov, directeur scientifique de la Société d’histoire russe, considère « ce traité comme la plus grande réussite de notre politique étrangère et des dirigeants suprêmes de l’Union soviétique de tout le XXe siècle »,[iv]

Le plus important, selon Mikhaïl Miagkov, c’est que l’URSS a montré aux puissances occidentales qu’elle n’était pas leur « souffre-douleur ». Or, selon cet expert, « à cette époque comme aujourd’hui, on se comporte vis-à-vis de nous comme à l’égard d’une puissance qu’on peut tromper et soumettre ». « Contre qui nous sommes-nous battus pendant la seconde guerre mondiale ? Contre ce même ‘Occident collectif’ », ne craint pas d’affirmer Viatcheslav Nikonov. « Le 22 juin 1941, l’Allemagne, l’Italie, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Finlande nous ont déclaré la guerre », mais en réalité, « tous les États membres actuels de l’Union européenne sont d’anciens membres de la coalition hitlérienne. Ce sont tous des losers de la seconde guerre mondiale. Et ils ne peuvent pas nous le pardonner », estime le descendant de Molotov. Konstantin Zalesski tient le même discours. Les Occidentaux ont fait du pacte Molotov-Ribbentrop un « mythe historique » pour trois raisons, ils veulent « effacer leur dette morale considérable » à l’égard de l’URSS et de la Russie, rendre l’URSS responsable de la deuxième guerre mondiale, quant aux États baltes, à la Pologne et à l’Ukraine, ils veulent conforter leur légitimité et « construire la légende de leur existence étatique ». Le pacte est un moyen de justifier la guerre que mène la Russie en Ukraine. « Toutes les frontières de l’Ukraine en 1991 sont des cadeaux de Lénine, Staline et de Khrouchtchev, affirme Mikhaïl Miagkov. L’Ukraine occidentale est un territoire qui a été acquis grâce à Staline et à l’Union soviétique, en réalité grâce à la Russie comme principale République ».

[i] Konstantin Zalesski, « Le mythe de la ‘culpabilité’ de l’URSS : pourquoi l’Occident diabolise le pacte Molotov-Ribbentrop » (en russe), ria.ru, 23.08.2024

[ii] « Et Staline a dit à Ribbentrop - appelons Hitler » (en russe), entretien avec Viatcheslav Nikonov, kp.ru, 22.08.2024

[iii] Oleg Khavitch, « ’Le pacte criminel’. Les terres que doivent restituer l’Ukraine, la Lituanie et la Moldavie », regnum.ru, 23.08.2024

[iv] Mikhaïl Miagkov, « Le pacte Molotov-Ribbentrop a épargné à l’URSS des pertes encore plus importantes dans la guerre », vz.ru, 23.08.2024