Alstom-Siemens, politique de la concurrence ou politique des champions européens edit

5 février 2019

L’éternelle scène qui oppose « ayatollahs de la concurrence » et chantres des champions industriels européens est en train de se jouer à nouveau avec l’affaire Alstom Siemens, après s’être jouée hier avec les Chantiers de l’Atlantique. D’un côté les tenants de la concurrence libre et non faussée entendent défendre l’intérêt du consommateur européen, contestent les concentrations qui loin d’améliorer l’efficacité économique détruisent de la valeur, et rejettent les concentrations qui aboutissent à la formation de positions dominantes sur le marché européen sauf à consentir des cessions à même de restaurer le jeu concurrentiel. De l’autre, les tenants de la politique industrielle évoquent la défense des intérêts des producteurs et pas seulement des consommateurs, le caractère planétaire de la concurrence avec l’émergence de champions chinois et américains face auxquels les champions européens tardent à naître.

L’affaire Alstom-Siemens pose donc à nouveau frais la question de la politique de la concurrence communautaire dans un contexte marqué par le néo-protectionnisme américain.

Nous avons déjà évoqué ici les conditions du rachat de Alstom par Siemens au terme d’un processus qui vit le groupe Alcatel-Alstom démantelé et ses principaux actifs cédés à STX, à Nokia, à General Electric… La fusion Alstom-Siemens devait permettre la naissance d’un Airbus du ferroviaire de 15,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contrôlé par Siemens mais qui préservait les technologies, les sites et le siège français. Elle fut bénie par les gouvernements français et allemands et notifiée à Bruxelles.

Trois arguments furent alors avancés pour justifier cette fusion. D’une part le marché européen de la grande vitesse est étriqué, les vrais marchés étant à l’étranger, et dès lors la concurrence affaiblissait les deux champions nationaux. D’autre part une bonne complémentarité entre les activités TGV de l’un et signalisation de l’autre permettait de constituer un groupe plus équilibré avec des sources de revenus diversifiés. Enfin un champion européen devait être plus à même de résister à l’hégémonie annoncée de CRRC, le géant chinois né de la fusion de deux entreprises moyennes et porté par la croissance explosive de la grande vitesse en Chine. En effet là où Alstom et Siemens se battent pour se partager  une production annuelle de 35 TGV par an, CRRC en fait 230 ! Là où le marché européen de la grande vitesse stagne, la Chine vient de lancer un plan supplémentaire d’investissement de 125 milliards de dollars pour construire 3200 km de lignes TGV venant s’ajouter à un réseau de 25000 km !

Le soutien public des autorités françaises et allemandes n’impressionne guère la Direction de la concurrence (DGComp) qui dans un premier temps a demandé aux industriels de revoir leur copie en consentant des cessions significatives à même de maintenir une concurrence viable en Europe, puis dans un deuxième temps a fait part de son insatisfaction face à la minceur des concessions obtenues avant d’accueillir les oppositions des régulateurs britanniques, espagnols, belges et néerlandais à une fusion qui mettrait gravement en cause la concurrence sur le marché européen, la menace chinoise sur ce marché n’étant considérée que comme lointaine.

Et à nouveau le débat fait rage et la Commission fait figure de coupable idéal. Celle-ci, pour reprendre les termes de Bruno Le Maire, ne commettrait pas seulement une erreur économique mais une faute politique en rejetant cette fusion et ce pour trois raisons : elle continuerait à mettre en avant une conception étriquée du marché pertinent qui a cessé depuis longtemps d’être national ou même européen, elle interdirait de fait la constitution de champions européens quand le processus de consolidation s’accélère en Chine et aux États-Unis, elle privilégierait l’intérêt du consommateur européen alors que la désindustrialisation frappe, nourrissant le ressentiment de salariés qui perdent des emplois bien rémunérés et voient leur environnement se dépeupler et dépérir. Les succès du colbertisme ferroviaire chinois n’en accusent que davantage les naïvetés de la régulation concurrentielle européenne : là où les Chinois ont acquis les technologies étrangères en usant de tous les moyens possibles avant de déployer des programmes d’investissement gigantesques en favorisant les acteurs nationaux par des subventions, des marchés réservés, des partenariats obligés, les Européens seraient obsédés par l’équilibre concurrentiel entre acteurs sous-dimensionnés en déclin se battant pour des marchés en chute libre. Pire, la Commission n’encouragerait guère la sortie des patriotismes nationaux en promouvant une identité industrielle européenne.

Politique industrielle et politique de la concurrence

Trois raisons expliquent cette pusillanimité de l’UE face à la montée en puissance de la Chine et cette incapacité à définir le nouveau marché pertinent pour les infrastructures ferroviaires.

La première est théorique et a été amplement démontrée dans mes travaux antérieurs, elle est aujourd’hui formalisée par Dani Rodrik : la politique industrielle est en fait une politique de développement, pour les pays en émergence ou en reconstruction. La France colbertiste d’après-guerre comme le Japon des années 60, la Corée des années 70, la Chine des années 80 ont jeté les bases de stratégies volontaristes de croissance qui combinent toujours marché et État, infrastructures publiques et investissements privés, concurrence interne et préférence nationale, innovation et commande publique, financement public ciblé et intégration des PME autonomes[1].

La deuxième raison est pragmatique. La Corée moderne, c’est-à-dire émergée et non plus émergente, ne s’embarrasse pas de considérations idéologiques sur les vertus du libre marché dans les secteurs technologiques émergents. À la différence de l’UE elle joue à fond le jeu du soutien aux technologies numériques, accélère le déploiement des réseaux, subventionne les usages innovants.

La troisième explication tient à la nature même de la construction européenne. Préférer un champion européen au simple respect des principes de concurrence  suppose une conscience aigue des enjeux de puissance et une volonté de traiter cette question à l’échelle européenne, or tel n’est pas le cas.

Les autorités françaises de la concurrence dans l’affaire des Chantiers de l’Atlantique comme les autorités britanniques dans l’affaire Alstom-Siemens se sont manifestées auprès de la DG Comp pour avancer un agenda concurrentiel mais parfois avec des arrière-pensées. Elles savaient ce faisant qu’elles mobilisaient un puissant levier, celui de l’adhésion de la Commission à l’une de ses missions fondamentales : instaurer une concurrence libre et non faussée, au service du consommateur.

La doxa communautaire est d’abord fondée sur l’idée que l’abolition des frontières nationales est une nécessité politique et un bienfait économique. Cette ambition a de plus été constitutionnalisée à travers les divers Traités adoptés. Il y a donc un biais intégrationniste favorable à toutes politiques d’ouverture des marchés et de prohibition de politiques d’aides publiques[2]. À l’inverse de ces politiques d’intégration négative qui mobilisent la Commission et la Cour de Justice européenne, les politiques d’intégration positive requièrent une longue négociation pour faire converger les politiques nationales, la mobilisation de moyens financiers, la pression des parties pour un « juste retour » et l’invention d’une gouvernance adéquate. Parce que des politiques de gestion de marchés ont pris une valeur constitutionnelle, les variations des marchés et les poussées technologiques ne peuvent faire l’objet de politiques réactives. Comme de surcroît la Commission a un intérêt organisationnel à préserver ses pouvoirs par rapport aux États et qu’elle se pense au service de l’intérêt public communautaire, elle peut d’autant plus facilement persévérer dans la mise en œuvre de politiques inadaptées.

Est-ce à dire que l’attitude de la Commission soit univoque et toujours prévisible ? La réponse mérite d’être nuancée pour au moins trois raisons. La première tient aux statistiques : dans l’immense majorité des cas elle autorise les fusions et concentrations avec peu de conditions. La seconde est qu’elle a toujours accepté des aides publiques générales, quand elles favorisent la R&D et l’innovation ou quand elles permettent la croissance des PME. La troisième est qu’elle commence à s’aventurer sur le terrain des politiques industrielles dans le secteur des technologies critiques pour la transition énergétique et numérique d’où par exemple son engagement pour l’Airbus des batteries.

Trois considérations pour conclure

La Commission n’a pas encore rendu son verdict mais l’affaire Alstom-Siemens nous invite à avancer trois considérations.

D’une part la DGComp agit comme une entité indépendante dès lors qu’il s’agit de protéger l’intérêt du consommateur communautaire. Elle instruit les dossiers sur une base juridique et jurisprudentielle, le Commissaire en charge du dossier suit les recommandations de ses services et la Commission n’est guère équipée pour remettre en cause les conclusions de ses experts même si dans le même temps elle réaffirme périodiquement son engagement au service d’une politique industrielle communautaire.

D’autre part, les leçons de l’expérience peuvent être tirées par la Commission, c’est pourquoi l’incertitude persiste sur l’issue du dossier. Il y a quelques années encore les industriels européens pensaient qu’ils maintiendraient une technologie d’avance sur les Chinois et qu’ils avaient donc le temps avant de voire apparaître des concurrents chinois sérieux sur leurs marchés dans les systèmes technologiques complexes, aéronautique, centrales nucléaires, cœurs de réseaux de télécom, grande vitesse ferroviaire… or le rattrapage a été plus rapide que prévu. La Commission peut reconnaître ce fait et infléchir sa doctrine du marché pertinent.

Enfin, si l’UE ne pense pas en termes de puissance, de long terme et si elle ne dispose pas des moyens pour atteindre d’éventuels objectifs de puissance, elle est conduite certes à rendre les armes face à la Chine, sauf à opérer une révolution copernicienne et à intégrer les stratégies commerciales et technologiques dans le cadre d’une vision géoéconomique et politique. Cette affaire l’y invite, comme d’autres apparues récemment qui impliquent des vols de technologie ou des problèmes de sécurité.

 

[1] Cf. pour le cas chinois des télécoms, Breznitz, Dan and Michael Murphree (2011) Run of the Red Queen: Government, Innovation, Globalization, and Economic Growth in China. New Haven, CN: Yale University Press.

[2] Dans l’entretien de Dieter Grimm publié par Esprit (n° 416, juillet 2015), celui-ci explique de manière lumineuse comment la constitutionnalisation par les traités de la « concurrence libre et non faussée », habituellement renvoyée à des lois ou à des règlements, est de plus renforcée par la supériorité de la norme européenne par rapport aux normes nationales.