L’Europe sans garde-fous ni boussole budgétaires? edit

Face aux défis d’un monde devenu plus conflictuel, l’Union européenne (UE) doit se renforcer. Dans cette optique, le Conseil européen a validé en mars 2025 le paquet de mesures proposé par la Commission visant à « réarmer » l’UE en augmentant ses dépenses militaires de 800 milliards d’euros à l’horizon de 2030. Au-delà des discussions sur l’opportunité d’une hausse aussi massive et précipitée avant que soit définie une politique commune de défense, se pose la question de son financement. A défaut d’accord sur un financement communautaire, la charge en incombera pour l’essentiel aux États-membres, autorisés à déroger aux règles budgétaires réformées, en vigueur depuis 2024. Le président Macron, dans un entretien publié le 14 février dans le Financial Times, les avait déjà jugées « obsolètes » (« d’un autre âge », avait-il déjà déclaré en 2019 dans une interview à The Economist).
Cependant l’effort de réarmement, même s’il répond aux enjeux géopolitiques du moment et aux intérêts fondamentaux de l’UE, ne peut occulter la question de la soutenabilité des dettes publiques et fragiliser l’unique instrument de coordination des politiques économiques de l’UE (et plus encore de la zone euro).
Rappelons quelques enjeux budgétaires. Un relèvement à 3,5% du PIB des dépenses militaires impliquerait une hausse des budgets de défense de 250 milliards d’euros par an pour l’UE et de 50 milliards pour la France, ce qui parait peu compatible avec l’état actuel (et futur) de ses finances publiques. La dette publique française a crû de plus de 50% depuis 2019 pour atteindre 3305 Mds d’euros en 2024, passant de 98% à 113% du PIB. Les mesures massives de soutien destinées à amortir les chocs de la pandémie et de l’inflation ayant suivi la guerre en Ukraine n’expliquent d’ailleurs qu’en partie cette hausse de 15% du ratio de dette, comme en témoigne son évolution chez nos partenaires sujets aux mêmes chocs, comme Allemagne (+2,6%) l’Italie (+1,5%), l’Espagne (+4,5%) ou les Pays-Bas (- 18%).
À rebours de ses partenaires, la France a conduit en sortie de crise une politique budgétaire fortement procyclique. Son déficit total a évolué depuis 2022 entre 4,7% et 5,8% du PIB et son solde structurel primaire (indicateur le plus pertinent de l’orientation budgétaire discrétionnaire) s’élevait encore à -4 % en 2024, contre -1% dans la zone euro (et - 0,2% en Italie, souvent taxée de laxisme budgétaire de ce côté-ci des Alpes !).
La Cour des comptes a estimé que la France était « au pied du mur » et ses dépenses publiques « hors de contrôle ». Sa dette publique reste une tendance croissante et tangenterait 120% du PIB en 2026 selon les dernières prévisions de la Commission européenne pour dépasser le seuil de 130% avant la fin de la décennie. D’autres facteurs de fragilité sont à souligner. Ainsi la part détenue par les investisseurs étrangers (53%, contre seulement 27% dans le cas italien) l’expose à l’arbitrage versatile des investisseurs internationaux. En outre, si les trois principale agences de notation Moody’s, S&P et Fitch ont jusqu’à présent fait preuve d’indulgence en maintenant la dette souveraine de la France en investment grade, elles restent aux aguets et les deux dernières ont assorti leurs évaluations d’une perspective négative, au vu de son médiocre track record (règles budgétaires respectées seulement 1 fois sur 6 depuis l’entrée dans l’UEM) et du rétrécissement de ses marges de manœuvre au regard du quadruplement prévu des charges de la dette entre 2021 et 2027, alors qu’elle se finance aujourd’hui à des conditions plus onéreuses que l’Espagne, la Grèce ou le Portugal.
Le quasi-doublement du budget de la défense est, selon certains commentateurs et responsables politiques maniant l’hyperbole, le prix à payer dans la transition inéluctable vers une « économie de guerre ». Or une telle évolution implique des sacrifices dans l’allocation des ressources et le partage des revenus, mais aussi des arbitrages budgétaires douloureux. Sauf à relever les impôts (option d’emblée rejetée par le Président Macron), elle supposerait de tailler dans d’autres postes, notamment les budgets sociaux qui représentent en France près de 60% du total des dépenses et 33% du PIB (26% en moyenne dans l’UE), mais aussi dans les dépenses d’éducation et de santé, sans parler des investissements dans la transition climatiques, priorité d’hier reléguée au second plan. De tels arbitrages mériteraient à tout le moins un débat démocratique au regard des enjeux économiques, sociaux et environnementaux.
Sauf à se payer de mots, le passage à l’économie de guerre ne peut être un « repas gratuit », ce qui pose le problème de la compatibilité de l’effort massif de réarmement avec la préservation d’un « modèle social » coûteux et avec le maintien de la dette publique sur une trajectoire soutenable. Deux solutions, d’ailleurs non exclusives l’une de l’autre, ont été évoquées pour tenter de résoudre ce trilemme.
La première option, défendue notamment par la France, était de recourir à un nouvel emprunt communautaire, à l’instar du programme de relance et de résilience – Next Generation EU(NGEU)– lancé en 2021 en réaction au choc de la pandémie du Covid. Cette option n’a pas été retenue pour trois raisons. En premier lieu, son bouclage financier était hypothétique, alors que les ressources propres ciblées à l’origine pour financer le programme NGEU sont déjà compromises : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, déjà critiqué en raison des risques de contournement et de distorsion de concurrence, est aujourd’hui remis en cause par les industries européennes confrontées à la politique tarifaire de Donald Trump et à ses possibles effets collatéraux (importations de pays tiers, en premier lieu la Chine). En outre, le retrait des États-Unis de l’accord OCDE/G20 sur la taxation minimale des firmes multinationales conduit à faire une croix sur les recettes anticipées à ce titre. Quant aux autres contributions, comme celle fondée sur les déchets en plastique non recyclés, elles prennent du retard et restent marginales. En résumé, le remboursement d’un nouvel emprunt communautaire incomberait in fine aux États-membres qui en sont les garants et pour qui elle représente un engagement « hors-bilan » à long terme.
En deuxième lieu, l’externalisation de dépenses nationales vers la communauté se justifie si elle s’inscrit dans le cadre d’une politique de défense commune et d’une réelle autonomie stratégique, qui reste à négocier, sauf à se réduire à un simple artifice de débudgétisation visant à desserrer les contraintes d’Etats membres surendettés.
Enfin, la mutualisation de nouvelles dépenses budgétaires suppose un consensus politique peu envisageable dans le contexte actuel de divergences croissantes dans la situation des finances publiques au sein de l’UE et du clivage récurrent entre États « dépensiers « et « frugaux ». C’est pourquoi les dirigeants européens, à défaut d’un grand emprunt du type NGEU, ont retenu la proposition de la Commission d’une facilité de prêt limitée à 150 milliards d’euros garantie par le budget européen. Notons au passage que seuls les États membres ayant des conditions d’accès au marché moins favorables que celles de l’UE seront incités à en user (les concours devant en outre s’imputer sur leur propre dette).
D’autres concours possibles ont été évoqués, comme des prêts de la BEI (ce qui supposerait d’élargir son mandat au financement de dépenses militaires) ou même le recours au budget européen en puisant une partie des ressources allouées au fonds de cohésion ou à la politique agricole commune du budget européen, ce qui ne manquerait pas de susciter de vives réactions de la part de leurs principaux bénéficiaires. En somme, comme le soulignait Charles Wyplosz dans une récente note pour Télos, le financement du réarmement s’apparente à quadrature du cercle [1], la charge en incombant pour l’essentiel aux budgets des États membres.
C’est pourquoi le Conseil de l’UE a finalement validé la solution initialement proposée par la Commission consistant à relâcher les règles budgétaires européennes, ce qui suscite plusieurs interrogations. Le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) a été remis en vigueur en 2024 dans une version réformée après quatre ans de suspension du fait de la pandémie et des suites de la guerre en Ukraine. Cette réforme, fruit d’un compromis laborieux au Conseil de l’UE, avait un double objectif affiché de simplification et « d’appropriation » par les États membres de règles budgétaires (la revendication d’une flexibilité accrue peut à cet égard faire sourire, émanant de ceux les ayant le moins souvent respectées). Les seuils génériques de 60% et 3% du PIB pour les dettes et déficits publics (assorties de normes d’évolution des déficits structurels primaires) ont été maintenus mais à titre de référence, car la principale innovation a été d’introduire des objectifs pluriannuels de dépenses spécifiques à chaque pays, garantissant de manière « plausible » la soutenabilité de leurs dettes à un horizon de de quatre ans (ou 7 ans, sous réserve de la mise œuvre des réformes structurelles confortant leur croissance potentielle et les objectifs de l’Union).
L’objectif de simplification est loin d’être atteint et la définition retenue de l’indicateur de dépenses publiques laisse particulièrement perplexe. Net des charges d’intérêt sur la dette (et des dépenses financées sur fonds européens), ce qui est pertinent, il est aussi supposé « non affecté par le jeu des stabilisateurs automatiques conjoncturels » alors que seule la composante cycliques des dépenses de chômage en est exclue. En sont aussi retirées les mesures fiscales discrétionnaires (or les politiques budgétaires combinent des dépenses et des prélèvements sous forme de « dépenses fiscales »), ou encore les dépenses « ponctuelles » (« one-off ») ou « temporaires » (non explicitées). En conclusion, l’indicateur faisant désormais fonction de « variable opérationnelle unique » du cadre budgétaire est un artefact hybride peu lisible et exposé aux risques de multiples échappatoires et manipulations comptables.
Quels enseignements peut-on déjà tirer d’une première année de mise en œuvre du nouveau PSC ? [2]. La Commission a pu examiner depuis septembre 2024 vingt-deux Plans budgétaires structurels de moyen terme (MTFSP). Vingt d’entre eux ont été validés, l’approbation du plan hongrois restant à ce stade en suspens. Le seul plan retoqué est celui des Pays-Bas et il est intéressant d’établir un parallèle avec celui de la France (approuvé avant même que soit voté le budget de 2025). La dette publique des Pays-Bas s’est établie à 44% du PIB en 2024 (la plus basse de l’UE après le Luxembourg et l’Estonie) contre 113 % en France ; son solde structurel primaire est de -0,5% du PIB contre -4,0% en France, sous procédure de déficit excessif.
La Commission a néanmoins rejeté le plan néerlandais, au motif que la trajectoire annoncée de ses dépenses pourrait porter sa dette au seuil de référence de 60% en 2033 en même temps qu’elle validait le plan français sur la foi d’un ralentissement hypothétique du rythme annuel de ses dépenses nominales de 4% (tendance observée depuis 2021) à 1% d’ici 2029, supposé ramener le déficit à 3% alors que la dette publique continuerait de progresser pour atteindre 123% à cet horizon. En l’occurrence, à défaut de favoriser la symétrie des ajustements budgétaires et l’émergence d’une orientation commune de politique économique, on sanctionne un pays désireux d’utiliser une partie de ses larges marges de manœuvre budgétaires tout en validant le programme de celui dont la dette continue de dériver dangereusement.
Quant à l’objectif de solde structurel à moyen terme, variable la plus pertinente pour évaluer l’orientation des politiques budgétaires et préserver leurs marges de manœuvre contracycliques, elle semble être restée sous les radars des contrôleurs, et la communication gouvernementale (tacitement approuvée par la Commission), continue de présenter le seuil « des 3% » comme le cœur de cible alors qu’il en est le plafond.
L’expérience de cette première année conduit aussi à s’interroger sur la notion « d’appropriation nationale » conférant aux Etats de larges prérogatives dans la définition et de contrôle de leurs dépenses, sur la base d’un indicateur conceptuellement discutable et difficilement interprétable érigé en « variable opérationnelle centrale ». En retirer les nouvelles dépenses militaires, sans identifier précisément leur nature (investissement en matériel, entretien, fonctionnement…) risque d’affaiblir plus encore un cadre budgétaire dépourvu de boussole commune.
La réforme du PSC avait pour ambition de renforcer la « gouvernance économique de l’UEM » et crédibiliser un cadre budgétaire peu respecté bien qu’il ait souvent servi de bouc émissaire pour les dysfonctionnements de la zone euro. Or elle a abouti à un dispositif encore plus complexe et encore moins lisible, comme l’ultime avatar d’une coordination intergouvernementale où certains Etats ont obtenu de jure l’autonomie budgétaire qu’ils s’étaient déjà octroyé de facto, ce qui ne semble guère préoccuper la Commission. L’approche consistant à accommoder les trajectoires idiosyncratiques des dépenses et des dettes éloigne plus encore la possibilité de définir une orientation commune de politique économique, un fiscal stance de zone euro face au monetary stance de la BCE, alors que l’UE est confrontée à une hétérogénéité économique croissante et à divers facteurs de fragmentation entravant le fonctionnement de son marché unique (Cf. le rapport d’Enrico Letta).
La fragilité du cadre budgétaire ne peut que renforcer les réticences des pays « frugaux » à consentir à la mutualisation de nouveaux programmes d’envergure d’intérêt commun de type NGEU financés sur ressources communautaires, a fortiori de s’engager dans la voie d’un fédéralisme budgétaire (même « pragmatique » pour reprendre l’expression de Mario Draghi). Or, sans partage des risques publics (par le biais de transferts intra européens) ni diversification adéquate des risques privés (par une allocation plus optimale de l’épargne vers les investissements dans la zone), l’amortissement des cycles et des chocs continuera d’incomber pour l’essentiel aux États membres, dont les marges de manœuvre budgétaires, pour la plupart, se rétrécissent.
En arrière-plan semble prévaloir la conviction que la BCE, sous la pression des gouvernements et de l’opinion publique, continuera d’assumer un rôle d’assureur en dernier ressort pour pallier, quoiqu’il lui en coûte, les failles d’une gouvernance économique dégradée et préserver l’intégrité de la zone euro, perpétuant un Policy -mix intrinsèquement instable, sans garantie de viabilité à moyen et long terme de l’UEM.
Le cadre de coordination économique de l’UEM devait remplir trois fonctions complémentaires : prévenir les externalités liées aux divergences des politiques budgétaires et des dettes publiques nationales (et les maintenir sur des trajectoires soutenables et mutuellement compatibles) ; préserver l’efficacité des stabilisateurs automatiques des États membres (en l’absence de transferts communautaires et d’un budget communautaire de stabilisation) ; assurer enfin la cohérence et la visibilité des orientations macroéconomiques de la zone. Or aucune de ces fonctions n’est aujourd’hui correctement assuré et le volet économique de l’UEM, comme l’exprimait Jacques Delors reste son « talon d’Achille »
Dans ce contexte, et à défaut d’accord sur le lancement d’un grand emprunt communautaire dont le financement par ressources propres apparait problématique, l’effort de « réarmement » de l’UE risque de grever lourdement les finances publiques d’États membres pour la plupart déjà très endettés. Cela impliquera des arbitrages budgétaires douloureux et ne peut servir d’alibi à un relâchement de règles que la réforme du PSC adoptée en 2024 a déjà rendu très plus flexibles. Loin d’être « obsolète », un cadre budgétaire communautaire reste pertinent et même plus que jamais d’actualité. Au-delà de fixer des garde-fous aux politiques budgétaires nationales, il doit faire émerger une orientation commune de politique économique et contribuer à réactiver le processus de convergence des économies de l’UE. Il est aussi un préalable à l’émergence d’un consensus intergouvernemental pour dégager les ressources destinées à financer les projets d’investissements communs innovants ciblés dans le rapport Draghi et ceux requis pour transition écologique, lesquels, autant que le renforcement de ses capacités militaires, permettront à l’UE de faire face aux défis d’aujourd’hui et de demain.
[1] Charles Wyplosz, « Financement de le défense. La quadrature du cercle », Telos, 21 mars 2025.
[2] Cf. N.E. Boivin et Zsolt Darvas, « The European Union’s new fiscal Frameworks: a good start, but challenges loom », Bruegel Policy Brief, February 2025
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