Intégration financière: le canal perdu de l’Union économique et monétaire edit
Les initiatives récentes du président Macron et plusieurs contributions d’économistes ou de parlementaires européens au débat sur la gouvernance économique de la zone euro peuvent entretenir un certain optimisme sur notre capacité à remédier aux défauts structurels de l’Union économique et monétaire (UEM). Cependant, les clivages politiques freinent toute avancée d’inspiration fédéraliste vers un partage des risques publics (par des transferts de revenus entre les États-membres au-delà de l’actuel budget européen). Ces blocages ne doivent pourtant pas servir d’alibi à l’inertie de l’intégration financière. Après vingt ans d’existence, l’euro circule dans un marché bancaire et financier toujours fragmenté, sans réel partage des risques privés. Lors des travaux préparatoires au Traité de Maastricht, le rapport Emerson évoquait en 1990 la complémentarité « One market, one money ». Il faudrait aujourd’hui renverser l’ordre des facteurs.
De cette fragmentation financière dérivent plusieurs inconvénients bien documentés pour le fonctionnement et la pérennité de l’UEM : (i) l’impossibilité de contrer la tendance spontanée à la polarisation des activités, qui entrave la convergence réelle des économies ; (ii) l’allocation non optimale des flux financiers et un surplus chronique d’épargne de la zone ; (iii) l’incapacité à fournir aux États-Membres une assurance (qu’offrirait l’accès des agents à une gamme diversifiée d’instruments financiers de la zone), leur permettant de lisser leur revenu et les chocs asymétriques, en complément des stabilisateurs automatiques nationaux et en l’absence d’une capacité commune de stabilisation macroéconomique; (iv) une moindre efficacité des canaux de transmission de la politique monétaire unique liée à la forte hétérogénéité de sa base économique et financière.
Un débat excessivement cristallisé sur la question du partage des risques publics
Ce diagnostic est largement partagé dans les cercles politiques et académiques ou les instances européennes. Le débat public reste toutefois très focalisé sur les questions institutionnelles et sur des propositions visant à un partage des risques publics: émergence d’une « réelle » capacité budgétaire de la zone euro, création d’un dispositif communautaire d’assurance chômage, unification du marché des titres souverains de la zone, renforcement des mécanismes de discipline budgétaire et de la gouvernance économique de la zone euro, etc.[i]
Le propos n’est pas de contester ici la pertinence de ces propositions. La faiblesse du volet économique, dans toutes ses composantes, est clairement une carence majeure de l’UEM. Mais cristalliser le débat sur les questions institutionnelles, l’émergence d’un budget commun et plus généralement les politiques de régulation macro-économiques comporte des risques. Le premier est l’immobilisme, car l’absence de consensus politique (pas seulement au sein du « couple » franco-allemand) rend ces propositions irréalistes à l’horizon du court-moyen terme. Or l’avenir de la zone euro ne peut être suspendu à la conclusion d’un accord très aléatoire entre dirigeants européens. En outre, l’articulation de nouvelles fonctions avec les instruments nationaux ou communautaires existants devrait être clarifiée : pourquoi créer, par exemple, une nouvelle capacité d’investissement alors que le « Plan Junker » a déjà permis de mobiliser près de 300 Mds d’euros, sur un rythme annuel de 5% des investissements de la zone? Une autorité budgétaire européenne serait–elle plus qualifiée que le marché (hors dépenses d’infrastructures financées par les fonds structurels) pour évaluer la qualité de projets d’investissements et en décider l’affectation? Comment organiser la répartition optimale des tâches de régulation cyclique et de stabilisation conjoncturelle entre les échelons nationaux et communautaires, dans un ensemble où les États-membres restent seuls redevables de leurs dettes?
Surtout, cette cristallisation des positions (et des oppositions) sur les options politico-institutionnelles et macroéconomiques occulte la complémentarité entre répartition publique et privée des risques en union monétaire, mais aussi les carences de l’intégration financière[ii]. Or celle-ci devrait jouer un rôle central de stabilisation et de convergence structurelle dans l’UEM. Les travaux empiriques sur longue période nous enseignent qu’aux États-Unis, par exemple, l’intégration financière (par le crédit et les marchés de capitaux) a amorti les trois quarts des chocs affectant les États, la contribution des transferts budgétaires « fédéraux » se limitant à un peu plus de 10%[iii]. Les études similaires sur la zone euro montrent que le canal de l’intégration financière reste marginal alors que celui des transferts budgétaires est par construction inexistant[iv]. En résumé, sans partage des risques publics ou diversification adéquate des risques privés, la charge d’amortissement des chocs et les coûts liés au défaut de convergence incombe aux seuls budgets des États-membres.
Une telle configuration est naturellement intenable en cas de choc majeur. C’est pourquoi, à l’occasion de la crise de 2009-2011, une mutualisation implicite des risques publics a été mise en place (on pourrait dire, par défaut), d’abord sous l’égide des institutions intergouvernementales de gestion de crise (FESF puis MES); ensuite par la mobilisation par la BCE d’instruments de politique monétaire conventionnels et non-conventionnels; enfin par l’existence du système de paiement de gros montants (Target2) garantissant une circulation fluide de la monnaie centrale dans un système bancaire fragmenté et l’intégrité de la zone euro. Des solutions efficaces, mais de nature palliative.
L’intégration financière au point mort depuis le lancement de l’euro
Le choc est passé, le défaut originel subsiste s’il ne s’aggrave pas, comme en attestent divers indicateurs: le biais national dans la détention par les banques de la dette souveraine de leur propre juridiction (plus de 60% en moyenne) s’est accusé depuis 2008 et avec lui le risque de cercle vicieux (« doom loop ») bien identifié dans la crise. L’exposition des systèmes bancaires nationaux sur les agents non-bancaires des autres pays de la zone reste très marginale (environ 5%), ce qui les fragilise en cas de chocs idiosyncratiques touchant leurs économies, comme ces dernières peuvent être fragilisées par la forte dépendance vis-à-vis de leurs propres systèmes bancaires. L’allocation de l’épargne et de l’investissement s’opère sur bases nationales, en fonction de régimes spécifiques d’incitations règlementaires et fiscales qui confortent le cloisonnement du marché et subventionnent l’épargne liquide au détriment des placements à risque. La part des fonds propres nets dans le financement des entreprises reste ainsi très faible dans la zone euro (moins de 18% de leur bilan, contre 56% aux États-Unis) et la structure de détention des actions très majoritairement nationale.
La réalité est que l’intégration financière est pratiquement au point mort depuis la création de l’euro. L’essor transitoire des flux de capitaux intra-zone décelée avant la crise relevait d’ailleurs du trompe-l’œil ; il reflétait pour l’essentiel le financement massif de la dette souveraine et immobilière des économies les plus fragiles par l’épargne du cœur de la zone euro, ce qui a conduit au « sudden stop » de 2010 lorsque la tendance s’est brutalement inversée.
La création d’un socle légal et règlementaire n’est qu’une première étape
Certes, l’électrochoc de la crise a provoqué des avancées décisives vers l’Union bancaire (UB) et l’Union des marchés de capitaux (UMC) impliquant quelques sacrifices de souveraineté. Les États-membres ont accepté la mise en place un cadre unique de règlementation (single rule book) des mécanismes uniques de supervision (MSU) et de résolution (MRU); ils ont engagé des négociations en vue d’instaurer un filet de sécurité pour le fond de résolution unique (FRU) et ultérieurement un système communautaire d’assurance des dépôts. Les discussions sont aussi ouvertes pour renforcer la supervision communautaire des marchés de capitaux. L’UEM est en passe de disposer du socle légal, règlementaire et prudentiel qui lui faisait défaut depuis la création de l’euro.
Mais l’existence d’un cadre institutionnel communautaire de prévention et de gestion de crises est une condition nécessaire, pas suffisante, de l’achèvement de l’UB et de l’UMC. Le système bancaire et financier de la zone euro reste en effet soumis à une multitude d’options fiscales, prudentielles et règlementaires nationales. Ces règles favorisent le cloisonnement (ring fencing), en particulier dans la gestion des exigences en capital et des règles de liquidité des banques, ou le maintien d’un fort biais national dans l’allocation nationale de l’épargne et de l’investissement. Dès lors la probabilité qu’émergent à un horizon raisonnable des groupes bancaires pan-européens, ou que les épargnants puissent arbitrer sur une large gamme d’instruments représentatifs des risques de la zone euro, ou que les entreprises (notamment les PME) puissent recourir à des financements bancaires ou de marché au-delà des frontières de leur juridiction, reste très faible.
Ce n’est pas faute des multiples avis et avertissements émis par les instances compétentes de la zone euro. La Commission européenne, la BCE, des autorités nationales, établissent régulièrement des rapports, plans d’action et listes de mesures à prendre[v], dont la non–réalisation est aussi régulièrement vilipendée par les mêmes instances. Dans un récent discours, M.Draghi, président de la BCE, concluait sur ce constat désabusé: « (…) We lack a truly level playing field for cross-border banks and investors, and this stands in the way of deep financial integration. A single financial market should have one set of rules and all market participants should be able to operate freely within it. Yet that is not the case at present”[vi].
Ces blocages ont probablement de multiples origines: de petits pays effrayés par la perspective que leur échappe l’activité bancaire et financière à forte valeur ajoutée sans garder la maitrise de leurs risques de système ? De grands pays soucieux de protéger leurs champions nationaux de la concurrence et de préserver les rentes liées à des dispositifs réglementaires et fiscaux ? De la frilosité de l’industrie vis-à-vis de la concurrence ? De l’absence d’une volonté intergouvernementale claire et de l’incapacité des instances européennes à faire prévaloir les intérêts européens sur les intérêts nationaux ? De la résistance des responsables politiques ou parlements nationaux mal informés et plus attentifs aux calendriers électoraux qu’aux enjeux de l’intégration financière pour la zone euro?
Une chose est d’identifier les verrous potentiels, une autre est d’en trouver les clefs. Dans l’attente, l’UEM reste démunie des mécanismes d’ajustement et d’assurance publique et privée lui permettant d’affronter sereinement la prochaine crise sans le recours à des dispositifs d’urgence dont la capacité n’apparaît pas illimitée.
[i] Voir notamment:
. Benassy-Quéré (A.) et al.(2018), “Reconciling risk-sharing and market discipline : a constructive approach to euro area reform”, CEPR Policy Insight, N°91, January
. Collectif d’économistes et de parlementaires européens (2018),” Pour un renouveau démocratique de l’euro”, Le Monde, 3 mars
. Commission européenne(2017), « De nouvelles étapes en vue de l’achèvement de l’UEM », Communication, 6 décembre
[ii] Jaillet (P.) et Vidon (E.) (2018), « Quels instruments de partage des risques et de pilotage macroéconomique dans l’UEM ? » Rue de la Banque N°58, Banque de France, mars
[iii] Asdrubali (P.), Sorensen (B.E.) et Yosha (O.) (1996), “Channels of Interstate risk-sharing : US 1963-1990”, Quarterly Journal of Economics, Vol11, N°4, November
[iv] Nikolov (P.) (2016), “Cross-border risk-sharing after asymmetric shocks : evidence for the euro area and the US”, Quarterly Report on the Euro Area, Vol.15, N°2
[v] Commission européenne (2015), « Plan d’Action pour la mise en place d’une Union des marchés de capitaux, Communication, 30 septembre
[vi] Draghi (M.) (2018), “Risk-reducing and risk-sharing in our Monetary Union”, speech at the European University Institute, Florence, 11 May
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