L’euro vaut un dollar, et alors? edit
Lors du lancement de l’euro, le 1er janvier 1999, ministres des Finances et banquiers centraux de la zone euro poussèrent un soupir de soulagement : les premières cotations indiquaient un cours de 1,17 dollar. Chic, l’euro était « plus fort » que le dollar. Un an et demi plus tard, Francfort déchantait : l’euro était tombé en dessous de 90 cents. Les traders qui pensaient que l’euro ne verrait jamais le jour buvaient du petit lait : le marché allait montrer que cette monnaie Frankenstein ne valait rien. Mal leur en prit : l’euro allait bientôt entamer une ascension qui l’amena au niveau stratosphérique de 1,58 dollar début 2008. Errements de jeunesse ? Au cours des huit dernières années, on s’était habitué à un cours proche de ses origines, fluctuant entre 1,05 et 1,25 dollar. Mais depuis quelques jours, la parité euro dollar a percé cette bande en tombant proche de l’égalité, voire en dessous lors de certains échanges. Comme en 2000, la chute de l’euro est vue par certains comme un signe de faiblesse des économies européennes, tandis que d’autres se réjouissent d’une monnaie facilitant les affaires des exportateurs.
La réalité économique est bien différente. En premier lieu, l’euro n’est pas particulièrement faible vis-à-vis des devises des partenaires commerciaux de la zone euro alors que le dollar est, lui, exceptionnellement fort contre toutes devises, ce qui s’explique fort bien par la pénurie artificielle de pétrole et de gaz. En second lieu, la faiblesse de l’euro contre le dollar aura peu de conséquences sur les exportations de la zone euro mais, en rendant la facture énergétique plus salée, elle complique la lutte contre l’inflation.
L’euro n’est pas particulièrement faible
Cela peut sembler paradoxal, mais le taux de change de l’euro calculé contre le panier des devises de nos principaux partenaires commerciaux, chacun se voyant attribué un poids proportionnel à l’intensité des échanges bilatéraux, est pratiquement à son niveau du début de 2020 (source BCE), avant la crise du Covid, alors qu’il a baissé de 11% par rapport au dollar. Le paradoxe s’explique par la variation des autres devises : sur la même période, l’euro s’est apprécié de 15% par rapport au yen, de 13% contre le zloty polonais, de 4% contre la couronne suédoise, est resté inchangé vis à vis de la livre sterling, mais a perdu 9% contre le franc suisse et 13% contre le yuan chinois, sans mentionner l’appréciation de 160% contre la livre turque, victime des élucubrations d’Erdogan en matière de politique monétaire. Au bout du compte, appréciation contre monnaies faibles et dépréciation contre monnaies fortes se sont équilibrées. De ce point de vue, le plus important pour les échanges commerciaux, l’euro n’est pas particulièrement sous-évalué. Que les industries comme l’aéronautique, directement en concurrence avec leurs homologues américaines, se réjouissent, on le comprend, mais leur bonne fortune ne fera que compenser la mauvaise des autres car, au bout du compte, ce n’est pas la monnaie de facturation des échanges qui importe pour la profitabilité des exportateurs de la zone euro, mais leurs coûts de production comparés à ceux de leurs concurrents.
Mais pourquoi donc le dollar est-il si fort ?
Le dollar profite à fond de la flambée des hydrocarbures
La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a réduit l’offre mondiale de pétrole brut, de produits raffinés et de gaz naturel, alors que la reprise mondiale post-confinements sanitaires se révélait gourmande en énergie. Le choc sur les prix des hydrocarbures a été considérable, tout particulièrement en Europe, avec la fermeture progressive des robinets de Gazprom. Le dollar, comme le rouble d’ailleurs, en a bénéficié.
Lors des chocs pétroliers du siècle dernier, en 1974 et en 1979, le dollar s’était apprécié alors que les États-Unis étaient à l’époque importateurs nets de pétrole. L’explication tenait au recyclage des pétrodollars : les producteurs du Golfe arabo-persique engrangeaient des quantités faramineuses de dollars, qu’ils investissaient immédiatement en obligations du Trésor américain. La hausse du prix du pétrole gonflait donc la demande d’actifs en dollars, provoquant ainsi l’appréciation du billet vert. L’explication garde une certaine pertinence aujourd’hui, mais elle a moins de poids en raison d’une plus grande diversification des investissements des pays du Golfe. En revanche, les États-Unis sont devenus exportateurs nets d’hydrocarbures, pétrole et GNL, ce dernier étant particulièrement recherché, et leur balance commerciale bénéficie directement de la forte augmentation des prix pétroliers et gaziers. Si les déficits américains sont restés élevés en avril et mai, leur amélioration a surpris les marchés, et donc bénéficié au dollar, car c’est la variation des balances commerciales qui influe le change, et pas leur niveau. Ces deux facteurs, recyclage des pétrodollars et balance commerciale des US, expliquent largement la force du dollar contre toutes devises.
Deux éléments plus difficilement quantifiables et de second ordre viennent s’ajouter. La position géostratégique des États-Unis est renforcée par l’agression russe, redonnant du lustre au dollar comme valeur refuge. Par ailleurs, la fin des politiques monétaires quantitatives, qui n’ont plus de sens alors que l’inflation a surgi partout, est difficile à gérer dans la zone euro, où les achats d’obligations d’État anesthésiaient la méfiance des marchés vis-à-vis de l’Italie. La BCE a beau expliquer qu’elle peut tout gérer, les marchés n’en sont pas convaincus, ce qui ravive l’attrait du dollar.
Un dollar fort est inflationniste…
Si la montée du dollar contre toutes devises, l’euro ne faisant pas exception, est explicable et ne révèle pas de faiblesse saillante de la zone euro, elle a néanmoins une conséquence déplaisante : le renchérissement des importations d’hydrocarbures et le surcroit d’inflation qui en résulte, qu’une série de facteurs internes aggrave. Ainsi, l’importance des mécanismes d’indexation des salaires dans de nombreux pays du Sud, mais aussi en France et en Belgique, rend l’inflation importée plus pérenne. De surcroit, la grande visibilité de l’inflation, que ce soit à la pompe ou à la boulangerie, force la main des gouvernements à dépenser plus pour « protéger le pouvoir d’achat », y compris dans les pays où l’indexation des bas salaires joue ce rôle. Même bien calibrées et assumées comme temporaires, ces politiques soutiennent la demande, ce qui n’aide pas vraiment la lutte contre l’inflation.
… mais c’est la Fed qui pourrait bien résoudre le problème
La tâche de la BCE n’en est que plus difficile. Gérant une zone économique plus hétérogène et plus exposée aux agressions russes que l’économie américaine, elle n’a pas la marge de manœuvre de la Fed. Il est quasiment acquis que cette dernière relèvera ses taux directeurs de 0,75 point de pourcentage, voire d’un point, le 27 juillet. Comme la BCE ne pourra pas suivre, l’euro pourrait encore s’affaiblir contre le dollar. Sommes-nous condamnés à un cercle vicieux ?
Ironiquement, c’est de la Fed que pourrait venir la solution : confrontée à une inflation à la fois plus élevée et plus généralisée qu’en Europe, elle n’a d’autre solution que de calmer la demande par l’action monétaire, ce qui conduira à un fort ralentissement, voire à une récession dans un horizon de six mois. Les perspectives de hausse de taux disparaîtraient alors, affaiblissant le dollar, tandis que les prix des hydrocarbures chuteraient, ces deux facteurs se conjuguant pour faire baisser l’inflation dans la zone euro.
Cet article a été publié une première fois le 15 juillet par L’Express, que nous remercions de nous avoir autorisé à le reprendre.
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