Audiovisuel: la mutation accélère edit
La fusion avortée entre TF1 et M6 et la décision du géant des médias Bertelsmann de renoncer provisoirement à la cession de cette dernière chaîne ont attiré l’attention sur les mouvements en cours dans l’audiovisuel. Il s’agit d’un phénomène de plus vaste ampleur que de simples mouvements capitalistes entre groupes. Le fonctionnement et la consommation de l’audiovisuel sont bouleversés par les stratégies des grandes plateformes, qui modifient radicalement le champ concurrentiel.
L’échec du projet de fusion TF1-M6
La décision du groupe Bertelsmann de se retirer du marché français en cédant M6 était déjà la conséquence de ces mouvements de fond. Les Allemands ont estimé que M6 était un acteur trop petit, avec une audience qui oscille entre 8 et 10%, pour tenir tête de manière efficace aux géants qui s’imposent progressivement en Europe. De ce point de vue, un rapprochement avec TF1, qui n’a jamais su s’implanter à l’étranger et devient vulnérable en France, correspondait à une certaine logique. Le côté paradoxal de cette solution est qu’elle est apparue comme étant à la fois insuffisante et excessive. Elle était insuffisante car le nouvel ensemble restait trop petit pour jouer un rôle majeur dans le secteur de la production audiovisuelle. En revanche, l’Autorité de la concurrence a estimé que ce nouveau groupe, en contrôlant 80% de la publicité télévisée sur le marché français, aurait été trop dominant.
Point important, elle a refusé de considérer que la prise en compte dans les calculs de la publicité sur les sites numériques puisse être considéré comme un marché pertinent. En bref, l’Autorité de la concurrence a jugé qu’on ne constatera pas de modification importante du paysage audiovisuel au cours des dix prochaines années. Peut-on la suivre ? Rien n’est moins sûr.
Il y a d’abord des tendances de fond. Le public qui regarde les chaînes en clair, les chaînes publiques et TF1 et M6, vieillit et on constate une baisse lente mais régulière de l’audience chez les moins de 50 ans. Aujourd’hui, 68% de l’audience des chaînes de télévision est le fait des plus de 50 ans. En 2014, 50 millions de Français regardaient la télévision chaque jour. En 2021 ils n’étaient plus que 44 millions et ce déclin continue. C’est ainsi que l’audience est inférieure de 32 minutes en 2022 par rapport à 2021. Un phénomène qui est aussi manifeste dans le reste de l’Europe et aux États-Unis.
Ces tendances ne sont pas que des sous-produits de la révolution numérique et de l’évolution des modes d’accès à l’information ou aux contenus. Elles sont aussi le fruit d’une modification rapide du champ de la concurrence. En deux mots : les grandes plateformes attaquent désormais, sur plusieurs fronts, le marché des médias audiovisuel.
Le cas le plus spectaculaire est évidemment celui de Netflix. Cette plateforme américaine a essaimé sur toute la planète et bénéficie de dix millions d’abonnés en France. Son succès traduit d’abord un phénomène de fond : la transformation d’un marché de biens (le DVD) et des services associés (la location) en un service numérique, et plus précisément à un média si l’on considère le champ concurrentiel dans lequel il opère. Mais Netflix ne se contente pas de toucher les dividendes de cette disruption dont il a été l’un des acteurs majeurs (et le seul issu de « l’ancien monde »). La plateforme ne se contente pas de distribuer des contenus, elle remonte la chaîne de valeur en les produisant. L’ampleur de ses investissements dans la production de films et de séries de qualité atteint près de dix milliards d’euros par an, à comparer aux 300 millions que réunit l’audiovisuel français. Son pari est de miser en priorité sur les séries de grande qualité au détriment des films dont la plateforme ne produit qu’une dizaine par an, le tout étant assorti d’un tarif d’abonnement de dix euros par mois, très inférieur à celui de Canal Plus.
L’effet de volume est ici spectaculaire : Netflix compte aujourd’hui 223 millions d'abonnés payants. Son modèle est suivi par deux autres puissantes plateformes américaines, Disney et Amazon Prime, qui collectent elles aussi des millions d’abonnés en France.
Il faut prendre la mesure de la disruption que constitue l’avènement de ces médias globaux. Sont-ils en concurrence directe avec les grands acteurs de l’audiovisuel ? C’était l’un des arguments invoqués pour défendre la fusion M6-TF1. Mais, il y a un an encore, il était possible de considérer cet argument comme spécieux : « Les plateformes achètent ou produisent des séries et des films de cinéma, notaient ainsi Elie Cohen et Jean-Louis Missika dans une tribune aux Echos en juin 2021, quand TF1 et M6 bâtissent leurs grilles avec des programmes de flux, des fictions françaises, des magazines, et de l'information, formats que les plateformes ne diffusent pratiquement pas. Il n'y a donc pas de marché des droits sur lequel les chaînes en clair seraient directement concurrencées par les plateformes. » Mais la situation n’est plus la même aujourd’hui, pour deux raison majeures.
Une concurrence qui change de forme
La première est que l’offre des plateformes évolue rapidement, et qu’elles ont commencé à prendre pied sur des segments qui étaient jusqu’ici la chasse gardée de la télévision. Amazon et Netflix diversifient leurs programmes en achetant des droits de diffusion d’événements sportifs et en produisant des documentaires d’information.
Par ailleurs, ces plateformes entrent en concurrence avec l’audiovisuel sur son principal marché, si l’on considère les revenus générés : la publicité. Netflix met en place une formule pour compenser en partie le prix de l’abonnement par de la publicité et Disney s’apprête à la suivre. Ainsi, les plateformes se trouvent de plus en plus en concurrence avec les chaînes traditionnelles. Leurs programmes sont de plus en plus diversifiés et elles s’apprêtent à drainer une partie de leurs recettes publicitaires en offrant aux annonceurs des publics bien définis grâce au numérique. Cet affrontement est d’autant plus périlleux qu’elles déploient des moyens financiers sans commune mesure avec ceux de TF1 ou France Télévision.
Il existe enfin un puissant diffuseur d’images qui draine d’importantes recettes publicitaires, 28 milliards d’euros sur le plan mondial, et une audience considérable et que pourtant on ne prend pas en compte lorsqu’on discute de l’avenir de l’audiovisuel en France. Il s’agit de YouTube que dix-huit millions de Français regardent chaque jour. La discrétion de ce géant n’est pas propre à notre pays. Dans un récent essai, « Like, comment, subscribe », un journaliste américain, Marc Berger, décrit de manière détaillée l’action et l’influence de cette plateforme, au moins aussi importante aux Etats Unis que Facebook et Instagram mais qui a réussi à échapper, grâce à une politique de communication très efficace, aux critiques virulentes dont souffre l’entreprise de Mark Zuckerberg.
Si on regarde de près l’offre de YouTube, on se rend compte qu’elle se compose d’une multitude de programmes qui sont en fait des chaînes de télévision. La plupart sont consacrées à la musique et au divertissement mais elles traitent aussi de l’actualité politique et économique. Dans ce domaine, les fausses nouvelles et les dérapages abondent mais, curieusement, YouTube qui en profite, a fait l’objet de beaucoup moins de plaintes que les autres réseaux sociaux.
Dernier point, d’importance, YouTube qui se rémunérait exclusivement sur la publicité a développé des offres d’abonnement (dont le principal avantage est… d’échapper à la publicité). Les modèles convergent, entre Netflix qui va vers la publicité, et YouTube qui va vers l’abonnement.
Les conditions de la concurrence évoluent donc rapidement, tant sur le marché des consommateurs (le fameux « temps de cerveau disponible » évoqué jadis par Patrick Le Lay) que sur celui des sources de revenus et même, désormais, sur celui de la production.
L’avenir incertain de l’audiovisuel français
Le paysage qui se dessine en France comme dans la plupart des autres pays européens est donc radicalement différent de celui auquel on s’était habitué depuis des décennies, et même au paysage des dix dernières années. Cette évolution constitue un défi majeur pour les acteurs, mais aussi pour les instances européennes et les pouvoirs publics français. Car les enjeux sont là, aussi : comment peut-on sauvegarder la production audiovisuelle nationale et un pluralisme qui ne peut se réduire à la concurrence entre de puissantes plateformes américaines ?
On peut imaginer deux types de réponses. La première, déjà mise en œuvre, consiste à faire participer les plateformes au financement des productions européennes. Netflix, notamment, s’est engagée dans cette voie et a constaté avec surprise que des séries conçues et réalisées hors des États-Unis pouvaient recueillir une audience importante dans le reste de la planète. Cependant cette démarche qui fait travailler de nombreux acteurs français du monde audiovisuel a une limite. Dans la plupart des cas la conception du projet est outre-Atlantique.
La seconde, qui nous ramène au projet avorté de fusion TF1-M6, est la nécessité de créer des groupes de taille européenne qui aient les moyens de s’adresser à un public jeune qui a pratiquement délaissé la télévision traditionnelle. Il n’existe pas, à ce jour, d’initiative significative allant dans ce sens et le retrait de la France du groupe allemand Bertelsmann montre que cet important acteur européen n’est pas intéressé par une telle démarche.
Enfin ces bouleversements posent la question de l’avenir du service public de l’audiovisuel, présent dans tous les pays européens. On peut estimer que son rôle est plus nécessaire que jamais, notamment pour assurer le pluralisme de l’information, même s’il est fragilisé par la baisse de l’audience qui le frappe comme ses concurrents et si son financement devient aléatoire comme on peut malheureusement le constater en France.
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