L’affaire Renault-Fiat edit
Échec provisoire ou définitif, l’affaire Renault-FCA pose des problèmes de stratégie et de valorisation, de gouvernance et de gestion, d’actionnariat et de diplomatie qu’il faut distinguer si on ne veut pas sombrer dans la confusion. Le débat public sur l’opportunité de cette fusion a oscillé entre considérations patriotiques, défense de l’emploi, appréciations du rôle de l’État, sans que n’apparaissent réellement les enjeux. De plus la communication publique du ministre Le Maire comme du gentleman capitaliste Elkann alimentaient davantage le bras de fer dans la négociation qu’elles ne contribuaient à l’information du public, cependant que le président de Renault, Senard, prêchait dans le désert.
Écartons d’abord les problèmes de valorisation qui ont pris une grande place dans le débat public. La fusion n’interviendrait pas au bon moment, Fiat ne serait pas le bon partenaire, Renault serait affaibli par les tensions internes à l’Alliance avec Nissan et donc Renault ne pourrait être correctement valorisé. Il n’est pas raisonnable de considérer que Renault a été le dindon de la farce, victime offerte aux prédateurs italo-américains. Tenter une fusion à un moment donné d’entreprises qui n’ont pas les mêmes dynamiques, l’une qui achève son redressement , l’autre qui connaît des difficultés nouvelles, c’est accepter de figer un rapport de forces. Mobiliser les banquiers d’affaires de Renault, de l’État français, de FCA et de Nissan ne peut pas aboutir à une valorisation outrageusement favorable à Fiat. La vérité commande de dire que les valeurs automobiles sont massacrées, que Renault subit les effets du retournement des résultats opérationnels de Nissan, et des doutes sur sa stratégie après la chute de Carlos Ghosn. La vérité commande de dire aussi que lorsque l’intérêt d’une fusion est manifeste tant en termes de complémentarité, de synergies, de manoeuvrabilité du nouvel ensemble, les problèmes de valorisation ne sont pas décisifs.
La deuxième objection à cette opération, beaucoup plus sérieuse, porte sur la justification industrielle de ce type d’opération. La course à la grande taille est-elle justifiée ? Les synergies de coût et de revenus attendues sont elles réalistes ? Les problèmes de gamme, de complémentarité géographique des partenaires sont-ils résolus par la fusion ? Et surtout au regard des risques d’exécution, de complexité des tâches de rapprochement, le risque de la fusion mérite-t-il d’être pris ? Sur le papier les complémentarités sont manifestes entre le partenaire assaini mais qui n’a pas investi dans les nouvelles technologies du véhicule électrique et de la voiture connectée et celui qui a beaucoup investi et connaît des problèmes de plan de charge. Elles le sont également entre le partenaire très investi aux États-Unis et celui qui ne l’est pas du tout mais qui à l’inverse a une bonne base européenne et asiatique. Elles le sont enfin en termes de gamme entre le partenaire présent dans le haut de gamme et celui qui a fait sa fortune dans l’entrée de gamme voire le low cost. Plus généralement, oui il y a une rationalité pour les généralistes à chercher le partage des charges par les grandes séries, les plateformes communes, la mise en commun des achats et de la R&D (11 milliards de synergies en 2017/2018 pour l’Alliance Renault-Nissan). Mais la très grande Alliance qui peut atteindre les 15 millions de véhicules si on ajoute l’ensemble Nissan-Mitsubishi à l’ensemble Renault-FCA pose de redoutables problèmes d’exécution. Structurer un tel ensemble et le gérer serait une tâche redoutable en temps normal. Dans un contexte marqué par la défiance entre Renault et Nissan, les guerres intestines, la tendance qui consiste à se réfugier dans les plis du drapeau quand la tension monte, cela s’apparente à une mission impossible. On l’a encore vu récemment avec la réforme de la gouvernance de Nissan, la paix n’a pu être obtenue qu’en neutralisant Saikawa de Nissan et Bolloré de Renault.
La troisième objection à cette fusion tient précisément aux difficultés actuelles de l’Alliance Renault-Nissan. La gestion multiculturelle de multinationales globales difficile à deux devient-elle plus facile à quatre ?
La leçon tirée par Schweitzer et Ghosn après l’échec de la fusion Renault-Volvo est qu’il fallait éviter les fusions-absorptions dans l’automobile, les imaginaires nationaux étant trop puissants, et qu’il fallait favoriser un modèle de partenariat d’alliance qui certes ne devait pas négliger les impératifs du capital et les règles de la bonne gestion mais qui devait préserver les identités nationales. C’est ce modèle qu’ils appliquèrent avec succès pendant 20 ans pour l’Alliance Renault-Nissan. 20 ans après, Nissan redressé par Renault et longtemps dirigé par Ghosn, ourdissait avec la complicité du gouvernement japonais le piège dans lequel Ghosn allait tomber. Rien d’étonnant dans ce comportement aux dires de Christian Sautter, un bon connaisseur du pays du Soleil-Levant : la culture japonaise encourage les comportements déférents voire serviles en situation d’infériorité (Nissan en faillite en 1999), elle met en cause la logique actionnariale dominante lorsque l’entreprise dominée est plus prospère et plus innovante que sa société mère (Nissan au cours des dernières années). Pour Renault dès lors l’enjeu n’est pas tant de se réclamer de la grammaire capitaliste pour contraindre Nissan à la fusion que de recréer un rapport de forces à nouveau favorable. Or c’est ce que l’Alliance avec Fiat-Chrysler apportait. Indépendamment de l’effet taille, Fiat apporte une dynamique actionnariale puissante et un management aguerri autour d’Elkann et Manley alors que Renault décapitée est gouvernée par un attelage Senard-Bolloré qui n’a pas encore fait ses preuves et qui est miné par les interventions intempestives de Bruno Le Maire. Lorsque le gouvernement reproche à Renault de négliger Nissan et lui assigne comme priorité de relancer l’Alliance, il feint d’ignorer que l’Alliance est en panne, que les équipes communes sont démantelées ou au chômage, que le plan de synergies de 22 milliards n’est pas documenté et encore moins mis en œuvre, et que le management actuel de Nissan est en dissidence. L’accord avec Fiat ouvrait certes des perspectives industrielles ; il permettait surtout à Renault de sortir de la nasse dans laquelle l’avaient enfermé Nissan et l’État français.
C’est l’État actionnaire à 15% (avec 22% de droits de vote) qui a fait capoter l’Alliance Renault-FCA. C’est Bruno Le Maire qui a incité Jean Dominique Senard à nouer des contacts avec Elkann. La Direction du Trésor et l’Agence des participations de l’État (APE) ont été associées d’emblée aux négociations et ont validé au fur et à mesure les termes de l’accord. Le projet devenu public, le ministre a multiplié les exigences sur la gouvernance au delà de la période initiale de quatre ans, sur la préservation de l’emploi en France, sur le versement d’un dividende exceptionnel par Renault, sur la participation au projet de batteries franco-allemand… jusqu’à la demande finale de suspension de la négociation par Bruno Le Maire. Cette chronique suffit à rendre justice à Renault : la négociation n’a été ni secrète, ni clandestine, ni ignorante du problème Nissan. Ce qui du reste est normal, ce sont les actionnaires qui discutent des problèmes de capital, pas les commis nommés, et l’État Français était le principal actionnaire. Elle a révélé par contre l’absence de doctrine de l’État en matière de participations publiques, l’interventionnisme de la Direction du Trésor et les mouvements d’humeur du ministre.
Si l’État actionnaire a encouragé et soutenu Renault dans cette opération, pourquoi l’a-t-il fait échouer ? Les arguments traditionnels opposés à l’État actionnaire sont confirmés une fois de plus. Même s’il s’est doté d’un outil spécifique avec l’APE, il continue à être dominé par l’autorité politique qui ne sait pas faire la part entre ses responsabilités politiques (maintien de la paix civile dans les territoires), son rôle d’architecte des politiques publiques sectorielles (place de l’automobile dans la spécialisation) et son autorité comme régulateur (problèmes de concurrence et de concentration)… Facteur aggravant, l’idéologie nationale fait la part belle à la politique incarnée par les élus (ici Bruno Le Maire) et les intérêts particuliers ou l’intendance (ici les dirigeants de Renault). Une dernière raison explique sans doute le recul de l’État au moment où le CA de Renault était réuni pour prendre une décision de principe, c’est le contexte social. Les annonces répétées de fermeture d’usines, la multiplication de tentatives infructueuses de sauvetage de sites et d’emplois ont rendu sensible la question de l’emploi industriel. Or les élus du Nord de la France ont d’emblée posé en ces termes la question de la fusion.
L’échec de la fusion Renault-Fiat, après la mise en péril de l’Alliance Renault-Nissan suite à la montée intempestive de l’État Français dans les droits de vote, après l’échec de la fusion Renault-Volvo pose problème. D’un côté l’État a permis l’union Renault-Nissan, il a délégué à Carlos Ghosn sa responsabilité stratégique, il a été peu regardant sur la gouvernance. À l’inverse il n’a cessé d’intervenir sur la rémunération de Carlos Ghosn, il a perturbé les délicats équilibres capitalistiques en 2015, il a mêlé dans ses relations avec le Japon considérations diplomatiques et actionnariales. Au total l’État n’a pas su gérer cette participation, il n’a jamais trouvé la bonne distance entre logique gouvernementale et logique managériale et il n’a su ni protéger l’emploi sur le territoire national, ni contrôler Carlos Ghosn, pas plus qu’il n’a contribué à pérenniser l’Alliance Renault-Nissan. Pire encore en intervenant de manière intempestive il a affaibli Renault dans son alliance avec Nissan en capitulant en rase campagne face aux exigences de Nissan après l’opération ratée de 2015. On peut donc se demander si l’un des mérites cachés de l’opération Fiat n’est pas justement de permettre ce retrait de l’État, cette prise de distance avec la fille aînée du colbertisme social à la française.
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