Taxis et VTC: une réforme est indispensable edit
La réforme de l’activité des taxis a été préconisée dans de très nombreux rapports, et par exemple dès 1960 dans le célèbre rapport de Louis Armand et Jacques Rueff. Les préconisations y visent à augmenter le nombre de taxis pour réduire un rationnement préjudiciable en termes d’emplois directs mais aussi indirects via par exemple l’attractivité touristique. Mais le pouvoir de nuisance des taxis, pouvant aller jusqu’au blocage de la circulation urbaine, a refroidi les velléités réformatrices de nombreux gouvernements. L’émergence des VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur) a permis de contourner cette difficulté et de développer les services de transports particuliers de personnes sans attaquer de front la profession des taxis.
Depuis dix ans déjà, le législateur s’efforce ainsi, loi après loi, de définir l’articulation entre ces deux activités concurrentes que sont les taxis et les VTC. L’équilibre actuel n’est pas satisfaisant : les règles concurrentielles n’y sont pas saines et les conditions d’exercice des deux professions sont souvent insuffisamment protectrices pour des situations de subordination parfois extrêmes et proches de celles relevant du salariat, qui bénéficie de la protection du code du travail. Des réformes en ce domaine pourraient être favorables à la croissance, à l’emploi et à notre solde extérieur.
Les transformations du cadre législatif
La loi du 22 juillet 2009 « de développement et de modernisation des services touristiques », dite « loi Novelli », a posé la première pierre de l’environnement législatif de l’activité des VTC et a favorisé leur développement en France. Ce texte a remplacé le précédent régime de la « grande remise », concernant les véhicules de luxe avec chauffeur fonctionnant sur réservation préalable, par celui des VTC. Ce nouveau régime, d’inspiration très libérale, a conduit à une concurrence entre la profession très règlementée des taxis et celle, plus libre, des VTC. L’activité des VTC s’est alors développée dans le domaine de la réservation, la maraude étant exclusivement réservée aux taxis.
Par la suite, en décembre 2011, l’entreprise californienne Uber, qui a révolutionné le transport public particulier de personnes, a lancé la première plateforme numérique de réservation de VTC à Paris. Très rapidement, en 2012 et 2013, elle a été suivie par plusieurs autres plateformes venues soudainement concurrencer les taxis parisiens sur le secteur de la réservation. Les taxis qui, pour exercer leur activité, avaient investi dans une coûteuse licence, la fameuse « plaque », ou devaient verser un loyer mensuel pour l’utilisation d’une licence, ont alors vivement réagi à une réduction de leur chiffre d’affaires ainsi qu’à une diminution de l’attractivité de leur profession conduisant à la réduction du prix de leur licence sur le marché. Ils ont alors organisé, en décembre 2012 et durant l’année 2013, plusieurs manifestations et grèves dans le but d’obtenir une modification de la loi Novelli encadrant trop peu selon eux l’activité des VTC, et des garanties relatives à l’exploitation d’une licence de taxi, en particulier le respect de leur monopole de la maraude.
Dans ce contexte social tendu, la loi du 1er octobre 2014 « relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur », dite « loi Thevenoud », a redéfini le cadre juridique applicable aux chauffeurs de taxi et celui applicable aux chauffeurs de VTC. Elle a ainsi renforcé le statut juridique d’exception des taxis en affirmant leur monopole sur la « maraude électronique », laquelle consiste à informer les clients avant la réservation de la disponibilité et de la localisation d’un véhicule. Cette disposition empêchait les clients d’appeler les chauffeurs de VTC se trouvant à leur proximité, et interdisait de fait à ces derniers toute maraude, électronique ou non. Concrètement, les VTC ne pouvaient circuler et stationner qu’à la condition d’une réservation préalable. De plus, la loi Thevenoud a notamment assoupli les exigences de formation des VTC afin de faciliter l’accès à l’entrée de ce secteur, mis fin au caractère cessible des licences de taxi qui ne peuvent depuis le 1er octobre 2014 qu’être renouvelées tous les cinq ans, et interdit aux VTC de recourir à la tarification horokilométrique réservée aux taxis.
Plusieurs dispositions prévues par la loi Thevenoud n’ont toutefois pas été appliquées. L’interdiction de l’utilisation d’un tarif horokilométrique par les VTC a été jugée contraire à la liberté d’entreprendre par le Conseil Constitutionnel dans une décision du 22 mai 2015[1]. L’interdiction de la maraude électronique aux chauffeurs de VTC a été, quant à elle, invalidée par le Conseil d’Etat par un arrêt du 9 mars 2016[2]. En ouvrant la tarification horokilométrique et la maraude électronique aux chauffeurs Uber, les juges ont ainsi permis de rapprocher l’exercice des activités de taxi et de VTC, au-delà même de la volonté du législateur.
Parallèlement, à partir de juin 2015, les chauffeurs de taxi ont milité pour une application plus stricte de la loi Thevenoud, en dénonçant notamment la stratégie de prix particulièrement agressive des plateformes ainsi que le détournement du statut de capacitaire de transport, dit « LOTI » (en référence à la « Loi d’Orientation des Transports Intérieurs ») par les plateformes de VTC. En effet, le statut de LOTI, plus simple à obtenir, permettait de réaliser par l’intermédiaire des plateformes de VTC du transport occasionnel de personnes à la condition que le nombre de personnes transportées soit constitué, outre le chauffeur, de deux à neuf personnes. En 2016, on estimait que 10 000 chauffeurs inscrits sur les plateformes étaient en réalité des LOTI. Les chauffeurs de taxi ont alors amorcé dans toute la France un nouveau mouvement social, avec grèves et blocages, pour pousser leurs revendications dans un contexte pré-électoral.
Dans ces circonstances une fois encore tendues, la loi du 29 décembre 2016 relative à « la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes », dite « loi Grandguillaume », a tenté d’apaiser la situation en rééquilibrant le secteur, comptant notamment 56 000 taxis et plus de 15 000 exploitants VTC[3], au moyen de plusieurs mesures tenant au contrôle et à la régulation du secteur, ainsi qu’à la formation des chauffeurs. Cette loi a, en premier lieu, supprimé le statut de LOTI dans les grandes agglomérations. Elle a, en second lieu, développé la règlementation des plateformes, avec par exemple la vérification par ces dernières de l’attestation d’assurance des chauffeurs et l’interdiction de leur imposer une clause d’exclusivité. Elle a également amorcé la convergence de la profession en mettant en place un examen théorique unique pour les taxis et les VTC, ainsi qu’un examen pratique pour les chauffeurs de VTC.
Les limites de la loi Grandguillaume concernant l’activité des chauffeurs de VTC
Si la loi Grandguillaume a sans doute permis une augmentation sensible des rémunérations des taxis et des VTC, elle a suscité néanmoins de nombreuses critiques. Pour les conducteurs de VTC, cette loi a créé de l’instabilité juridique dans la mesure où aucun examen n’a été organisé pendant plusieurs mois, ce qui a empêché de nombreux candidats d’accéder à la profession qui offre pourtant des débouchés pour des personnes parfois éloignées de l’emploi. De plus, l’examen d’accès constitue dorénavant une barrière sérieuse à l’accès à la profession de VTC, notamment pour de nombreux jeunes peu qualifiés rencontrant des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi et pour d’anciens LOTI. Ainsi, l’examen désormais commun aux taxis et VTC est organisé par les Chambres de Métiers et de l’Artisanat, comptant parmi leurs membres des représentants des taxis mais aucun chauffeur de VTC. Cette situation est ubuesque et contraire à tout principe de saine concurrence : une profession (les taxis) peut de fait contrôler le développement d’une autre profession (chauffeur de VTC) concurrente ! La loi Grandguillaume aurait en conséquence empêché des personnes de devenir chauffeur de VTC, alors que les taxis sont dans le même temps parvenus à développer des applications de réservation aussi performantes que celles des plateformes de VTC historiques.
Par ailleurs, des dispositions réglementaires imposent des normes techniques souvent plus exigeantes pour les VTC que pour les taxis. Ainsi, à Paris par exemple, les VTC doivent avoir une dimension minimale de 4,5m x 1,7m contre une longueur minimale de 4,2m pour les taxis, ils doivent avoir un moteur d’une puissance d’au moins 84kw (sauf véhicules hybrides ou électriques), aucune contrainte de ce type n’existant pour les taxis…
Le secteur, créateur d’emplois et déterminant pour l’attractivité touristique du pays, mérite d’être encore réformé, par la définition d’un nouvel équilibre législatif et réglementaire entre les taxis et les chauffeurs de VTC. Par ailleurs, les chauffeurs de VTC semblent souvent insatisfaits de la politique tarifaire de certaines plateformes pouvant prélever, par exemple, une commission de 25 %, non compensée par la hausse des prix.
Droits sociaux: une réforme indispensable
En termes de droits sociaux, des incertitudes juridiques communes pèsent sur la qualification de la relation de travail entre les travailleurs des plateformes et ces dernières, mais aussi entre les locataires de taxi et les propriétaires des « plaques ». La question est de savoir si les chauffeurs utilisateurs d’applications (taxi ou VTC) ou locataires de taxi sont des travailleurs indépendants ou si leur niveau de subordination, pouvant parfois être très élevé, appelle une requalification en salariés les faisant bénéficier des normes protectrices du code du travail. A cet égard, la jurisprudence commence à être fournie en France et dans d’autres pays, et elle aboutit à des conclusions contrastées en apparence, avec des cas de requalification et d’autres non. En effet, les juges prennent en compte dans leurs décisions des éléments très variés pouvant caractériser un niveau élevé de subordination.
L’existence d’un contrat de travail est associée pour le salarié à une situation de subordination qui donne pouvoir à l’employeur de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les éventuels manquements de son subordonné[4]. Pour les chauffeurs de VTC, l’appréciation du degré de subordination fait débat et peut d’ailleurs être très variable d’un cas à l’autre, quand bien même ils sont libres d’organiser leurs horaires et de travailler pour plusieurs plateformes. Dans tous les cas, c’est la plateforme qui décide les tarifs et rémunérations, et non une disposition réglementaire comme pour les taxis. La sanction, qui peut prendre la forme extrême d’une déconnexion sans réelle possibilité de recours pour le chauffeur, est unilatéralement décidée par la plateforme et peut être la conséquence du simple refus d’une prestation ou d’une notation défavorable d’un passager. D’ailleurs, dans un retentissant arrêt du 28 novembre 2018, ne concernant certes pas des chauffeurs de VTC mais des livreurs à vélo de la plateforme Take Eat Easy, la Cour de cassation a considéré qu’un livreur à vélo était un salarié de la plateforme numérique compte tenu du lien de subordination effective entre les parties. Il est à noter que l’activité de taxi s’est heurtée il y a déjà près de vingt ans, et se heurte encore aujourd’hui, au même questionnement sur la qualification juridique de la relation de travail d’un locataire de taxi. Dans un célèbre arrêt du 19 décembre 2000, la Cour de cassation a en effet considéré que sous l’apparence d’un contrat de location de taxi était en fait dissimulé l’existence d’un contrat de travail[5]. Dans un arrêt récent du 11 juillet 2018, une Cour d’appel a encore requalifié le contrat de location d’un chauffeur de taxi en contrat de travail[6]. En définitive, selon les circonstances de fait, les juges sont régulièrement amenés à requalifier ou non en salarié la relation de travail des travailleurs de plateforme ou de taxi, et à faire bénéficier ainsi les intéressés de la protection du Code du travail.
Par ailleurs, la loi El Khomri du 8 août 2016 a commencé à esquisser les prémices d’une « responsabilité sociale d’entreprise » imposant depuis le 1er janvier 2018 aux plateformes occupant des travailleurs indépendants de leur rembourser sous certaines conditions leur protection sociale relatives aux accidents du travail et maladie professionnelle, et de contribuer à leur frais de formation et de validation des acquis de l’expérience[7]. En outre, en matière de droits sociaux collectifs, cette loi a reconnu aux travailleurs indépendants des plateformes le droit de défendre des revendications professionnelles dans le cadre de mouvements concertés et le droit de constituer des syndicats.
Mais il faut aller plus loin à présent. Tout en conservant la liberté d’entreprendre Jacques Barthelemy et Gilbert Cette proposent la création d’un droit de l’activité professionnelle (cf. Travailler au XXIème siècle, Editions Odile Jacob, 2017) qui concernerait l’ensemble des travailleurs, salariés ou indépendants. Les droits concernés par un tel changement sont nombreux et ne se limitent pas à la protection sociale (chômage, retraite essentiellement). Ils concernent par exemple aussi la rémunération minimale, quand les prix sont décidés par le donneur d’ordre (la plateforme dans le cas des VTC), les durées du travail maximales, la contestation de la séparation, les droits à formation… Leur définition ne peut être envisagée que de façon spécifique à chaque activité, avec une implication des partenaires sociaux et la conclusion de conventions. Dans la logique des ordonnances travail, l’Etat pourrait définir des seuils d’activité déclenchant des droits dans les différents domaines concernés, ces seuils étant supplétifs de normes décidées par les partenaires sociaux au niveau des branches et des entreprises.
Les activités de VTC et taxi demandent à être mieux articulées
Au-delà de cette question essentielle des droits sociaux, les activités de taxis et de VTC demandent à être mieux articulées par une réforme ambitieuse. Si la maraude peut rester le privilège des taxis, les conditions d’accès à ces deux professions doivent être assainies en évitant tous les risques actuels de conflits d’intérêt et les normes techniques minimales des véhicules n’ont aucune raison d’être différentes. Des dispositions fiscales particulières, par exemple le remboursement partiel de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), n’ont aucune raison de bénéficier exclusivement aux taxis et non aux VTC, si même toutefois elles devaient subsister. Enfin, si le privilège de la maraude peut justifier les prix réglementés des taxis, les conditions d’une réelle concurrence par les prix entre les plateformes de VTC méritent réflexion. Il est également impératif que cette réforme intègre des dimensions environnementales en favorisant par exemple le développement des véhicules hybrides ou électriques.
Ces débats s’inscrivent cependant dans une temporalité de plus en plus courte. Avec les progrès de l’intelligence artificielle, l’émergence inéluctable du véhicule autonome, qui pourrait contraindre les chauffeurs à une évolution professionnelle, n’est plus qu’une question d’années, et elle bouleversera totalement l’activité du transport urbain. Tant la question des droits sociaux des conducteurs de VTC ou de taxis que celle de la concurrence entre ces deux formes de services de transport deviendront obsolètes. Cette perspective explique d’ailleurs sans doute au moins en partie le modèle économique de certaines plateformes, dont la valorisation boursière élevée semble sans lien avec les résultats des dernières années. Elle explique aussi sans doute la lenteur de certaines plateformes dans leur engagement à construire les prémisses d’un véritable dialogue social avec leurs chauffeurs. Mais même dans ce contexte, les réformes sont indispensables dans les deux domaines évoqués : celui des droit sociaux des travailleurs concernés et celui de la concurrence entre VTC et taxis. Elles le sont pour des raisons à la fois d’équité sociale et de développement économique, c’est-à-dire d’emplois.
[1] Décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015.
[2] CE, 9 mars 2016, Société Uber France et autres, n°388213, 388343, 388357.
[3] Commissariat général au développement durable, « Les taxis et VTC en 2016-2017 », Rapport de l’Observatoire national des transports publics particuliers de personnes.
[4] Cass. soc. 13 nov. 1996, n°94-13.187.
[5] Cass. soc. 19 déc. 2000, n°98-40.572.
[6] Cour d’appel de Versailles, 11. Juill. 2018, n°RG 16/00963.
[7] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, art. 60, décret du 4 mai 2017.
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