Brexit edit
C’est une banalité de rappeler que la Grande-Bretagne est une île. Elle n’a rejoint l’UE que tard et elle n’y a jamais trouvé sa place. Elle a considéré qu’elle ne pouvait pas rester en dehors du grand marché unique – alors plus modestement appelé commun. Le reste, les visions plus ambitieuses de destinée partagée, elle n’en a jamais voulu. Elle n’est pas seule. La Suède et bien des pays de l’Est sont à peu près sur la même ligne. L’euroscepticisme qui enfle au sein de presque tous les pays officiellement euro-enthousiastes montre que cette vision a minima de l’Europe n’est pas démentie par le passage du temps. La gestion catastrophique de la crise de la zone euro est un démenti pour tous ceux, dont je suis, qui avaient peu ou prou accepté le fameux dicton de Jean Monnet, selon lequel « l’Europe se fera par les crises ». D’une certaine manière, c’est l’inverse qui menace. Un Grexit suivi d’un Brexit poserait à l’Europe une question existentielle.
C’est la raison pour laquelle la demande britannique d’abandonner le préambule du Traité de Rome, qui appelle à « une union sans cesse plus étroite », est si difficile à avaler. C’est une question purement symbolique qui ne devrait pas tourmenter les partisans de la Realpolitik. Mais aujourd’hui, ce serait aussi un aveu troublant que la construction européenne n’est plus un idéal inachevé mais largement partagé. Ce qui est curieux, c’est qu’il n’était pas nécessaire de demander un abandon formel de cet objectif qui ne fait plus rêver grand monde. Il était possible de le faire sans le dire. Si c’est une exigence centrale pour gagner le référendum à venir, l’affaire se présente mal.
Pour le reste, essentiellement des questions économiques, le gouvernement britannique fait preuve de pragmatisme. De manière parfaitement transparente, il veut garder sa monnaie et il veut préserver la place prépondérante de la Cité de Londres. Pas question, pour lui, de se voir imposer des arrangements que la monnaie unique peut rendre nécessaires. Il veut garder le contrôle de sa réglementation bancaire et financière. L’Union Bancaire, avec son superviseur unique, est indispensable pour la survie de l’euro, mais elle n’a aucune raison de s’appliquer aux pays qui gardent leur monnaie, et donc leur banque centrale capable de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort. La Grande-Bretagne a tiré, elle aussi, les leçons de la crise financière. Elle a profondément modifié son système de supervision et elle a imposé à ses banques des conditions plus sévères que la zone euro. Elle a reconnu que le laxisme précédent, dont elle s’est malencontreusement flattée à l’époque, n’était plus viable. Elle semble avoir rejeté les amitiés troubles entre le pouvoir politique et le monde de la finance. Elle a conclu que la qualité de la City allait exiger plus de rigueur et de transparence. Ce n’est pas faux. Les pays du continent sont loin de cet aggiornamento. Ils continuent à pratiquer autant de protectionnisme que possible dans cette période d’après crise. Ils n’ont visiblement pas répudié leur objectif de ravir des parts de marché à la City, même s’ils font tout le contraire de ce qu’il faut pour cela. Ils restent prisonniers de la rivalité entre Francfort et Paris. Ils n’hésitent pas à imposer des taxes sur les transactions financières, qui plaisent au peuple paraît-il, mais qui font fuir les opérateurs. La City a un bel avenir devant elle. Aucun gouvernement britannique ne peut ignorer les revenus et les emplois qui viennent avec. Il faudra bien que les Européens acceptent cette logique.
Pas question non plus de payer pour les pays de la zone euro en difficulté. De sombres clauses des Traités l’ont obligée à consentir des prêts, risqués par nature, aux pays en crise. Elle ne veut plus se retrouver dans cette situation, et c’est logique. Puisque la Grande-Bretagne ne participe pas à la prise de décision, elle n’a aucune raison d’en accepter les conséquences. Voilà qui devrait lui attirer la sympathie des Allemands, plus généralement des pays du Nord de l’Europe, qui n’ont pas hésité pas à imposer aux pays en crise des conditions draconiennes dans l’espoir de minimiser le risque de ne pas être remboursés. La position britannique est simple : le meilleur moyen de ne pas perdre de l’argent prêté est… de ne pas faire de prêts. C’est un autre sujet, mais il y a de bonnes raisons de penser qu’il aurait été plus facile et plus honnête de laisser la Grèce, et les autres pays en crise, aller au FMI sans se mêler directement des opérations de sauvetage. Et la solidarité dans tout cela ? La Grande-Bretagne a au moins le mérite d’être cohérente : elle n’en veut pas. Plus cohérente que l’Allemagne, qui rejette tout projet qui implique la moindre mutualisation des coûts.
Lorsque la Grande-Bretagne annonce que sa seule préoccupation est le marché unique, on a tendance à considérer qu’elle opte pour trop peu d’ambitions. Nous les continentaux, nous en voulons plus. En fait, l’idée de compléter le marché unique ne manque pas d’ambition. Sous diverses formes, le protectionnisme reste rampant. Le secteur des services n’est pas encore entièrement ouvert, avec ses services protégés et ses réglementations parfois courtelinesques. Ce serait bien, en effet, de progresser comme le souhaitent les Britanniques. Au fond, ils sont parmi ceux qui ont le mieux accepté, depuis longtemps, l’élimination des frontières dans ce domaine.
En revanche, ils sont beaucoup plus rétifs lorsque les frontières servent de barrières à la mobilité des personnes. Leur refus de faire partie de la zone de Schengen en témoigne. Même si l’hostilité de principe envers les immigrants constitue, en Grande-Bretagne comme ailleurs, un fonds de commerce pour des partis politiques, la réticence dominante est plus spécifique. Ils ne veulent pas de ce qu’ils appellent le tourisme des aides sociales, les étrangers qui viennent non pas pour travailler mais pour émarger aux divers programmes sociaux ouverts aux citoyens britanniques et donc aux autres citoyens de l’UE. Leur demande d’exclure ces derniers pendant quatre ans est en violation directe de la lettre et de l’esprit des accords sur la mobilité de la main-d’œuvre. Aucun pays d’immigration n’aime le tourisme des aides sociales, mais c’est une conséquence relativement peu onéreuse de ces accords. La Grande-Bretagne, qui bénéficie des apports d’un grand nombre de travailleurs européens, dont beaucoup sont qualifiés, voire très qualifiés, devrait en accepter les inconvénients collatéraux. Ce n’est pas de la solidarité mais des intérêts bien compris.
En fin de compte, la Grande-Bretagne tombe presque toujours du bon côté sur les questions économiques. Ce n’est pas surprenant. Nonobstant le succès actuel de Jeremy Corbyn, cela fait longtemps qu’elle s’est affranchie des joutes idéologiques qui perturbent encore beaucoup de pays du continent, la France en tête. Son pragmatisme paye, comme en témoignent la croissance retrouvée et un taux de chômage moitié plus faible qu’en Europe (et en France). Même si tout n’est pas parfait outre-Manche, loin de là, l’Europe a beaucoup à apprendre de la Grande-Bretagne. Entre les deux, ce fut un mariage de raison, mais les mariages d’amour ne sont pas nécessairement les plus heureux, ni les plus durables.
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