France-Allemagne: rituels de couple edit
Quand la passion faiblit, que les querelles quotidiennes s’aigrissent et que l’incompréhension s’installe, le besoin de regarder à nouveau dans la même direction renaît et un grand dessein est évoqué. Les experts sont convoqués, un rapport est rédigé, des ministres prennent des engagements solennels… puis plus rien, le projet sombre dans les sables de l’indifférence. La dernière initiative en date est celle de la convergence structurelle conçue par Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein (Réformes, investissement et croissance : un agenda pour la France, l’Allemagne et l’Europe). Elle avait été précédée par le projet d’Union de l’énergie et plus loin encore par le projet de convergence fiscale de Nicolas Sarkozy. Ainsi les initiatives économiques du couple franco-allemand se suivent et se ressemblent, avec les mêmes rituels, les mêmes illusions et les mêmes résultats.
Ces échecs répétés et notamment le dernier méritent qu’on s’y arrête.
Le rapport Pisani-Ferry - Enderlein est commandé au moment où les incompréhensions et les agacements mutuels ne sont même plus dissimulés. D’un côté les élites allemandes s’exaspèrent de l’incapacité des gouvernements français à tenir leurs engagements budgétaires, ce qui les incite à réclamer aux autorités européennes d’appliquer les règles communes. De l’autre l’obstination allemande à nier les risques de déflation, de panne de croissance et l’euro-fatigue de l’opinion publique française conduisent les dirigeants français à incriminer le manque de vision du voisin.
Le rapport Pisani-Ferry - Enderlein est construit sur l’idée que le France comme l’Allemagne ont des forces et des faiblesses, que les deux pays ont un intérêt vital à s’engager dans des réformes structurelles pour retrouver la voie d’une croissance inclusive et que la coordination des efforts est autant une réponse aux défis de l’heure qu’un facteur d’approfondissement de l’intégration européenne.
Par sa construction équilibrée et soigneusement balancée, cette contribution évite l’accusation d’une prescription allemande pour le redressement français, elle évite l’idée d’une conditionnalité européenne pour le report du retour à l’équilibre, elle préserve l’idée d’un partenariat équilibré. Le projet d’un Schengen économique européen dans les domaines de l’énergie, du numérique et des transports ouvre des perspectives concrètes de coopération dont les effets tant en termes de croissance que d’intégration européenne sont illustrés. Le rapport va même jusqu’à suggérer les modalités concrètes, réglementaires et industrielles, de la mise en œuvre de telles orientations.
Mais ce rapport, malgré ses indéniables qualités, n’aura aucun effet. Il ne bénéficiera même pas du soutien minimum des deux ministres qui l’avaient commandé, comme si nul ne voulait faire semblant de croire qu’un regain était vraiment possible.
Pourquoi ? Les raisons sont à la fois structurelles, idéologiques et politiques.
Les élites politico-industrielles allemandes n’acceptent pas la fausse symétrie entre atouts et contraintes des Français et des Allemands.
La perte de compétitivité et la perte de maîtrise des finances publiques côté français nécessitent des réformes structurelles massives que les Français n’ont cessé de différer. À l’inverse, la question démographique, l’emploi féminin, la faiblesse de l’investissement ou les excédents de balance courante constituent des problèmes de plus long terme, qui justifient en partie la frugalité de la dépense publique et traduisent, côté allemand, l’excellence d’un modèle productif.
Ces élites allemandes n’acceptent donc pas l’idée d’un troc entre mesures favorisant l’investissement et la croissance en Allemagne contre des mesures de consolidation budgétaire en France. La sobriété dans la dépense publique, le souci de la soutenabilité à long terme de cette même dépense sont de simples exigences démocratiques et de bonne gestion : elles n’ouvrent en rien le droit à de quelconques compensations.
Ces élites enfin ne se reconnaissent aucune responsabilité dans les malheurs de l’Eurozone et plus particulièrement de sa périphérie. La stagnation italienne, le gâchis grec, les opportunités manquées de l’Espagne et du Portugal ne sont en rien, à leurs yeux, le résultat d’une austérité imposée par l’Allemagne. Elles ont tout à voir, à l’inverse, avec les défaillances avérées des pays concernés : stimulation artificielle de la demande, marchés rigides, laxisme budgétaire, gaspillages et corruption. S’agissant de la France, l’indifférence de tant de gouvernements à la dégradation continue de la compétitivité, à la désindustrialisation et le keynésianisme vulgaire qui a été la source d’inspiration de l’action macro-économique de tant de gouvernements ne sont imputables qu’aux dirigeants français.
L’obsession allemande des réformes structurelles plonge ses racines dans le consensus ordo-libéral de l’après-guerre. Les principes de stabilité des prix, de marchés concurrentiels, de responsabilité personnelle, d’encadrement légal par un État non intrusif ont modelé les institutions et les politiques. Le caractère inachevé de la construction européenne qui voit coexister institutions fédérales et souveraineté fiscale, autonomie des politiques publiques et marchés intégrés, solidarité européenne limitée et liberté nationale de redistribution a paradoxalement accru la divergence des modèles institutionnels et par là même la méfiance entre États-membres.
Sur ces bases, et pour réduire les différents idéologiques franco-allemands, les deux gouvernements ont paradoxalement fait appel au plus germano-compatible des économistes français et au plus franco-compatible des économistes allemands… ce qui les installait d’emblée en porte-à-faux dans leurs pays respectifs.
Pour surmonter les divergences de fond et les divergences idéologiques, il fallait une volonté politique marquée. Or, pour des raisons politiques d’opportunité, Sigmar Gabriel et Emmanuel Macron n'ont pas joué le jeu alors qu'ils avaient commandé le rapport et qu’ils fondaient de grands espoirs dans la relance du couple franco-allemand. La rapidité avec laquelle Emmanuel Macron a pris ses distances avec le rapport avant même qu’il ne soit publié pour ne pas froisser les frondeurs socialistes sur la question des 35 heures, la vitesse à laquelle Sigmar Gabriel a fait de même pour ne pas paraître en décalage avec Mme Merkel sur la stabilité financière, illustrent jusqu’à la caricature la vacuité de ces initiatives.
La consommation accélérée d’initiatives franco-allemandes vouées à une obsolescence toujours plus rapide illustre la primauté des scènes politiques nationales sur les enjeux de substance de l’intégration. Le problème n’est jamais de mettre en commun les outils de politique économique, de planifier sur la longue durée la convergence des systèmes fiscaux sociaux ou énergétiques, mais toujours de trouver un objet de communication quand l’incommunicabilité entre les deux capitales croît et que les voisins s’en inquiètent. Ainsi le dernier épisode s’explique entièrement par les atermoiements français en matière des réformes structurelles et le refus réitéré de respecter en temps et heure les objectifs de consolidation budgétaire, faute de majorité politique, et par le refus symétrique des Allemands de faire une quelconque relance par l’investissement quand la déflation menace, faute de conviction politique.
Que conclure de ces exercices de convergence avortés : faut-il y renoncer, les déployer sur d’autres terrains ? Peuvent-ils durablement éviter le conflit ouvert ?
Avant de trancher, il importe d’abord de rappeler qu’il n’est pas nécessaire de coopérer pour converger. Si par exemple la France finit par se convaincre que son IS est trop lourd et trop mité et que sa taxation du cycle productif est inadaptée, elle peut adopter les solutions allemandes sans mettre en scène le couple franco-allemand.
À l’inverse le choix allemand de sortie du nucléaire et de la dépendance acceptée à l’égard du charbon et du gaz russe, alors que la France a un mix énergétique centré sur le nucléaire, rend impossible une union de l’énergie, mais n’interdit en rien une coopération pragmatique sur les interconnexions et la gestion du marché.
Faut-il un grand dessein européen porté pour le couple franco-allemand ? En fait un accord s’est progressivement établi sur le traitement et la prévention des crises avec la BCE aux commandes, sur la nécessité de la consolidation budgétaire avec un large pouvoir d’interprétation délégué à la Commission, et sur la nécessité de laisser les gouvernements nationaux mener leurs politiques au besoin en rapatriant à terme des compétences communautaires. Comme nul n’envisage une réforme des Traités et un retour devant les peuples cet équilibre est satisfaisant. Au total le caractère récurrent des projets avortés a un mérite, maintenir le dialogue, et une limite, l’indifférence grandissante des populations concernées.
Mais la montée des tensions aux frontières Est et Sud de l’Europe, le relatif désengagement américain font des problèmes de sécurité un nouvel enjeu majeur. Ce qui se joue actuellement avec l’initiative franco-allemande en Ukraine est infiniment plus important pour l’avenir du couple franco-allemand et de l’Europe que les initiatives brouillonnes de convergence économique.
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