La normalisation du Kazakhstan, retour à l’URSS? edit
Trente ans après la dissolution de l’URSS, la Fédération de Russie est particulièrement active dans plusieurs anciennes Républiques Socialistes Soviétiques. Rappel des faits : depuis février 2014, en Ukraine, elle actionne tous les leviers de pression (militaires, médiatiques, économiques, culturels, religieux, etc.) pour empêcher le gouvernement de Kiev de renforcer ses liens avec l’Union européenne et l’OTAN ; encore récemment, les manœuvres militaires d’ampleur à proximité de la frontière ukrainienne l’ont rappelé avec force en décembre 2021. Depuis août 2020, en Biélorussie, la Russie a renouvelé son soutien et renforcé son contrôle sur la présidence Loukachenko frappée de sanctions par l’Union européenne en raison de fraudes électorales et d’opérations de répression massives. Depuis l’été 2020 et la nouvelle guerre au Haut Karabakh, elle joue le rôle de puissance d’interposition entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – deux anciennes RSS. Enfin, le 6 janvier 2022, elle a déployé 3000 soldats au Kazakhstan, à la demande du président Tokaiev, pour répondre aux émeutes sanglantes déclenchées par la hausse brutale des prix du gaz.
Quel est l’objectif de la Russie dans et pour ces États indépendants d’elle depuis 1991 ? Est-ce de remédier à la « plus grande tragédie du XXe siècle », la dissolution de l’URSS, selon l’expression bien connue du président russe ? Est-ce de constituer une « ligue des régimes forts » pour éviter la contagion démocratique dans des États en symbiose historique avec la Russie ? Si la rhétorique de la Guerre froide est commode, elle ne doit pas faire illusion : la Russie d’aujourd’hui n’a ni visée impériale ni vocation mondiale. Crispée dans la défense de son « glacis stratégique », figée dans un culte de l’ordre autoritaire, elle est plutôt inspirée par l’empereur Nicolas 1er (1825-1855) qui avait étouffé tous les mouvements révolutionnaires à travers l’Europe au nom de la monarchie absolue… et des intérêts russes dans le cadre de la Sainte Alliance formée contre la Révolution française et ses héritiers.
Vers une ligue des régimes autoritaires?
À Nour-Soultan (ex-Astana) aujourd’hui comme à Minsk et à Damas hier, la diplomatie russe a pour priorité d’étouffer tout mouvement de révolte, y compris par des moyens militaires pour soutenir les régimes en place. En effet, la situation au Kazakhstan a brutalement fait craindre pour la solidité du régime établi en 1991 par Noursultan Nazarbaïev et continué par Kassym Jomart Tokaïev depuis 2019. En apparence, rien ne laissait deviner une « situation prérévolutionaire » dans cet État, le plus peuplé, le plus étendu (2,7 millions de km²) et le plus riche des anciennes Républiques d’Asie centrale. Fort d’une population éduquée de 19,2 millions d’habitants, d’un PIB par habitant confortable (25,600$ en parité de pouvoir d’achat), d’importantes réserves en hydrocarbures et en uranium, le Kazakhstan avait eu une remarquable stabilité politique sous la houlette de son « président fondateur » Noursultan Nazarbaïev. De plus, la transition de pouvoir entre Nazarbaïev et Tokaïev s’était apparemment déroulée sous une forme douce, sans révolution de palais : l’ancien président n’a pas eu à fuir le pays dès que le nom de son successeur a été connu. En somme, le Kazakhstan aimait à se présenter comme le « bon élève » de l’Asie centrale.
Fin décembre, la hausse des prix du gaz et des carburants a déclenché des manifestations puis des émeutes violentes dans de nombreuses villes à travers le pays, d’abord en province avant de gagner les grandes villes. En cause notamment : une demande intérieure plus importante qu’auparavant liée à une production émergente de bitcoin, cryptomonnaie extrêmement consommatrice d’énergie. Le Kazakhstan en est en effet un grand pays producteur, notamment depuis que la Chine a interdit le minage à l’intérieur de ses frontières au printemps 2021. Cependant, le pouvoir kazakhstanais a volontairement décidé de s’éloigner de cette industrie.
Le régime a réussi à contrôler l’insurrection, au prix d’un lourd bilan : plus de 225 victimes sont déjà attestées officiellement. Les moyens de communication ont été coupés par les autorités pour limiter les possibilités pour les manifestants d’en appeler au secours international mais aussi de se coordonner en interne par des réseaux comme Telegram. Et l’usage de la force par les services de sécurité apparaît d’ores et déjà comme fort peu mesuré. Ce qui a surtout retenu l’attention des observateurs est l’intervention russe.
À travers l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), la Russie a déployé un contingent de 3 000 soldats accompagnés de blindés et de véhicules de transport de troupe afin de sécuriser les infrastructures essentielles du pays. Comme à Minsk en 2020 mais aussi comme à Damas et à Caracas, la Russie semble mue par son allergie aux révolutions et aux changements de régime par la rue. De fait, ce soutien aux dictatures habillé par un légalisme sourcilleux répond à un objectif intérieur : montrer aux mouvements d’opposition non-systémique en Russie que les émeutes sociales sont promises à l’échec si elles visent la révolution politique. Vladimir Poutine se fait ainsi le digne héritier de l’autocrate Nicolas 1er qui avait multiplié les interventions militaires à travers l’Europe contre tous les mouvements révolutionnaires susceptibles de remettre en cause l’ordre monarchique, notamment en Pologne.
Toutefois, les amis de la démocratie en Europe, en Asie centrale et en Eurasie ne doivent pas surestimer les motivations idéologiques de la Russie au Kazakhstan comme ailleurs, ni partir du principe que tout opposant à un régime autoritaire est un démocrate. En effet, la Russie ne définit pas la nature des institutions dans les différents pays. Elle assure la survie de régimes fragilisés mais elle ne dicte pas leurs politiques comme au temps de l’URSS. La raison en est simple : les présidents sauvés par la Russie veulent continuer à jouir de certaines latitudes dans la direction de leurs pays dont la population refuse tout impérialisme russe. Ainsi, au Kazakhstan, une fois le régime confirmé, la présence militaire russe se fera extrêmement discrète, sauf à miner l’autorité du président Tokaiev qui ne peut pas apparaître comme la « marionnette » de Moscou. L’annonce du retrait des troupes russes et de l’OTSC dès le 13 janvier 2022 le souligne : les anciennes RSS veulent limiter (au moins en apparence) la présence militaire russe sur leurs territoires.
La reconstitution du glacis stratégique
Certains observateurs ont vu dans l’intervention de l’OTSC la manifestation d’une « Ligue des dictacteurs ». Ce concept néoconservateur permet de décrire certains traits marquants, comme le fait que non contents de s’entraider ces régimes cultivent la même grille de lecture des mouvements sociaux comme des « actions terroristes », des « coups d’État fomenté par l’étranger » ou encore à des complots occidentaux. Mais l’idée d’une Ligue des dictateurs rend mal compte des rapports de force réels dans ces espaces. Au Kazakhstan comme ailleurs, la constitution d’une « ligue des dictacteurs » est bien moins prioritaire pour le Kremlin que la promotion de ses intérêts stratégiques. En effet, l’intervention russe au Kazakhstan est l’occasion pour la Russie de resserrer des liens stratégiques distendus depuis les années 1990.
Loin d’être un satellite de la Russie, cet État d’Asie centrale a en effet cherché à sortir de son tête-à-tête stratégique avec la Russie : il s’est ouvert largement aux investissements européens, chinois et turcs ; en 1994, il a adhéré au Partenariat pour la paix de l’OTAN ; en 2014, il a refusé de soutenir l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, etc. Autrement dit, il a essayé de tracer sa propre voie diplomatique dans toutes les institutions internationales (ONU, OSCE, Organisation de Coopération de Shanghaï, etc.).
L’intervention russe a donc pour vocation de modérer les velléités d’indépendance de la présidence kazakhstanaise. Après la fin des opérations de répression et une fois le régime Tokaiev consolidé, celui-ci sera placé dans une dépendance plus grande à l’égard de Moscou, tout comme le président Loukachenko en Biélorussie ou l’Arménie de Nikol Pachinian. Dans toutes les anciennes Républiques influencées par l’Occident, la Russie tente de rétablir son influence : en Ukraine par une stratégie de la tension ; dans le Caucase en adoptant la posture du médiateur ; et au Kazakhstan en jouant le rôle de protecteur d’une présidence contestée.
Dans tous ces contextes, Vladimir Poutine est moins le continuateur de l’empereur Nicolas 1er qu’en partie l’héritier de la vision de Joseph Staline qui visait à doter la Russie de glacis défensifs pour éviter d’être en contact direct avec l’Occident. Un enjeu majeur pour le régime est ici la stabilité. De fait, de nombreux analystes russes font le pari que l’ordre mondial sera profondément instable pour au moins les dix prochaines années, les puissances occidentales s’affaiblissant face aux puissances émergentes. Dans ce cadre, ces analystes pensent que la Russie doit constituer un pôle de puissance dans la mondialisation, notamment grâce aux leviers militaires et énergétiques, en soutenant bien souvent des régimes faisant appel à elle, plus que les dictateurs eux-mêmes.
Aujourd’hui, la Russie ne constitue pas une Ligue des régimes autoritaires : elle s’entoure d’une zone d’influence qu’elle ne maîtrise que partiellement. Mais ne s’agirait-il pas alors d’une URSS qui ne dit pas son nom ?
S’enraciner dans l’Eurasie
La reconstitution de l’URSS est-elle l’horizon de la politique étrangère russe notamment en Asie centrale ? Rien n’est moins sûr car la diplomatie russe a bien pris conscience de plusieurs changements essentiels en Eurasie.
D’une part, la Russie ne dispose ni des moyens économiques ni des ressources politiques pour « tenir » l’Asie centrale. Elle doit donc savoir définir ses priorités sous peine d’épuiser ses ressources internes, qui restent limitées. Le Kazakhstan est clairement une de ces priorités : sans ce pays, l’Union économique eurasiatique n’aurait pas une taille critique. La mobilisation de l’OTSC a également permis de protéger rapidement les infrastructures critiques spatiales de Baïkonour. L’Asie centrale est aujourd’hui trop diversifiée pour ne suivre que la Russie, mais pour autant cette dernière prend position, et pour longtemps.
D’autre part, en Asie centrale, l’hégémonie historique de la Russie est contestée par de nouveaux acteurs, bien plus puissants que lors de l’ère soviétique : la République Populaire de Chine et la République de Turquie. Même s’il s’agit d’un pays frontalier pour elle, la Chine soutient l’intervention, au nom de l’anti-terrorisme et de la stabilité du régime kazakh. Pékin dénonce les forces externes générant de l’instabilité sociale et incitant à la violence, que l’intervention de l’OTSC vient corriger. Les autres acteurs se trouvent plus attentistes par rapport à la manière dont la situation évolue.
Plus que de constituer un empire dans une logique d’expansion de sa puissance, les ambitions de la Russie sont de juguler les influences étrangères (pas seulement américaines, mais aussi turques et chinoises) dans ces espaces essentiels pour sa sécurité et sa posture stratégique. Cette ambition passe par la culture et une réaffirmation de l’attachement à la Russie : la patronne du groupe RT, Margarita Simonyan, a par exemple déclaré sur Twitter sa volonté de voir le Kazakh écrit en alphabet cyrillique (il doit passer à l’alphabet latin en 2025), de faire du russe la deuxième langue d’État ou de « laisser tranquille » les écoles russes, selon ses mots.
L’intervention de l’OTSC n’est pas la relance de l’empire tsariste ou de l’URSS, mais elle signifie bien une présence militaire russe pour de nombreuses années à venir, avec l’assentiment de la Chine. Reste une question essentielle : qu’en pensent les Kazakhstanais ? La réponse est donnée par l’empressement avec lequel la présidence Tokaiev a mis en évidence le retrait des troupes russes dès le 13 janvier 2022 juste après la fin des opérations de répression.
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