Napoléon et Poutine edit

28 mars 2025

La garde rapprochée de Vladimir Poutine a réagi violemment à l’allocution du président de la République le 5 mars dernier, notamment à son affirmation selon laquelle la Russie est devenue une menace pour la France et pour l’Europe. Serge Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a comparé Emmanuel Macron à Adolf Hitler et Napoléon, qui « tous deux ont voulu conquérir et vaincre la Russie ». « Apparemment, il veut la même chose », a-t-il déclaré. Le chef de l’État français a répondu en qualifiant Poutine « d’impérialiste révisionniste de l’histoire, des identités des peuples », ajoutant : « il fait un contresens historique, car Napoléon menait des conquêtes. La Russie est la seule puissance impériale. » Poutine a surenchéri, regrettant qu’il « existe encore des gens qui veulent retourner aux temps de Napoléon, en oubliant comment ça s’est terminé. » Comparer Emmanuel Macron à Napoléon est simplement grotesque et il n’est pas nécessaire d’argumenter ici sur ce point. En revanche, comparer Napoléon au dictateur russe à propos de leurs guerres respectives, l’un à la Russie et l’autre à l’Ukraine, est tout à fait justifié.

Impérialisme et diplomatie de l’épée

Les guerres de Russie et d’Ukraine ont débuté de la même manière. Le 24 juin 1812, Napoléon Bonaparte, un dictateur à la tête d’un grand empire, a franchi le Niemen avec sa « grande armée » sans déclaration de guerre. Le 24 février 2022, Vladimir Poutine, un autre dictateur à la tête d’un autre grand empire, a lancé l’armée russe à la conquête de l’Ukraine, lui aussi sans déclaration de guerre. Napoléon s’était déjà approché de la Russie en créant en 1807 le Grand-Duché de Varsovie sur des territoires partiellement polonais pris au royaume de Prusse lors du Traité de Tilsit, et sur lequel il exerçait son contrôle. Poutine, huit années auparavant, s’était déjà emparé de deux territoires ukrainiens, la Crimée et une partie du Donbass. 

Tous deux sont sûrs d’eux-mêmes. Napoléon pense que cette seule démonstration de force suffira pour amener le tsar Alexandre à accepter sans combattre de se plier à sa volonté et à participer au Blocus continental. Poutine de son côté, escompte que sa puissante armée s’emparera sans coup férir de la capitale ukrainienne, Kiev. Napoléon entend accroître encore l’emprise de son empire sur l’Europe tandis que Poutine a pour objectif de rétablir les anciennes limites de l’empire soviétique, ce qui implique la vassalisation de l’Ukraine. Obéissant tous les deux à une logique impérialiste ils veulent repousser les frontières de leur empire le plus loin possible par la force. Aucun d’eux n’envisage d’atteindre ses objectifs géostratégiques par la diplomatie.  

Talleyrand, le ministre français des Relations extérieures de 1799 à 1807, a caractérisé la diplomatie de Napoléon de diplomatie de l’épée, voulant signifier ainsi qu’il n’existait tout simplement pas de diplomatie napoléonienne[1]. Il avait compris dès la paix de Presbourg avec l’Autriche, au lendemain de la victoire d’Austerlitz en 1805, que l’Empereur ne recherchait pas l’établissement d’un équilibre des puissances en Europe mais l’extension indéfinie de son empire. Napoléon lui avait dit alors qu’il voulait une paix « sévère et glorieuse ». Benjamin Constant théorisera dans son ouvrage De l’Esprit de conquête et de l’usurpation (1814) ce qui animait l’Empereur. Louis Antoine Fauvelet de Bourrienne, ancien condisciple, secrétaire particulier de l’Empereur et conseiller d’État, écrira que l’ambition de Napoléon « augmentait toujours en raison de ce qu’elle était satisfaite ». À la fois lion et renard, il alliait la ruse à la force, aimant, selon Talleyrand, « tromper pour le seul plaisir de le faire, et, au défaut de sa politique, son instinct lui en aurait fait une sorte de besoin. Pour l’exécution des projets qu’il allait sans cesse roulant dans sa tête, l’artifice ne lui était guère moins nécessaire que la force. »

Poutine, par son refus de toute véritable négociation avec l’Ukraine et son rejet d’une implication des pays européens dans la guerre en Ukraine, entend obtenir par la force la destruction d’une Ukraine libre. Ses menaces sur la Géorgie et la Moldavie, voire les pays baltes, montrent que lui non plus ne s’arrêtera que s’il en est empêché par une force contraire. Lui aussi se fait lion et renard, le mensonge étant son arme favorite. Il ne cesse de répéter que le pouvoir ukrainien est un pouvoir nazi, que l’Ukraine a commencé cette guerre et que l’Occident, qui pourtant l’a laissé sans réagir s’emparer d’une partie du pays en 2014, est en réalité l’agresseur. Refusant tout compromis sur l’Ukraine il est décidé à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire.

Naissance d’un nationalisme de réaction

En Russie en 1812 comme en Ukraine en 2022, les choses ne se sont pas passées comme les deux dictateurs le pensaient. La principale raison en fut que leur mépris doublé de leur incompréhension des peuples leur fit gravement sous-estimer leur capacité de résistance à l’agression étrangère et à l’occupation sauvage par des armées cupides. Il se développa alors un nationalisme de réaction, qu’on observe aussi alors en Espagne et en Prusse. En Russie Alexandre sut réunir autour de lui un peuple qui mena une guerre patriotique très courageuse contre l’envahisseur. La Grande Armée, partie avec près de 700 000 hommes, revint de Russie avec à peine quelques dizaines de milliers.

En Ukraine, l’armée ukrainienne a stoppé très rapidement la première offensive russe. Depuis lors, le peuple ukrainien tient bon derrière son chef Volodymyr Zelensky. Les troupes russes ont perdu en trois années près d’un million d’hommes, morts ou blessés. Les armées russes violentent et tuent ce peuple, une guerre de terreur où elles commettent d’innombrables crimes de guerre. Les pertes ukrainiennes sont lourdes mais le patriotisme ukrainien est solide et admirable. Le front est à peu près stabilisé et, malgré sa supériorité en combattants et en armement, la Russie n’a pas (encore ?) gagné cette guerre. Le peuple ukrainien montre que, contrairement aux affirmations de Poutine, il n’a pas l’intention de se fondre dans l’empire russe. Napoléon et Poutine ignorent la volonté des peuples mais les Russes hier et les Ukrainiens, aujourd’hui, l’expriment au péril de leur vie.

La mobilisation des nations européennes

Napoléon commit un grand nombre d’erreurs mais la principale fut d’avoir réussi à liguer finalement contre lui tous les grands pays d’Europe. N’ayant jamais cherché à nouer des alliances solides basées sur une satisfaction minimale des intérêts réciproques, il ne put maintenir son hégémonie lorsqu’il se trouva face à la sixième coalition. Il avait réussi à convaincre les élites politiques européennes qu’il n’y avait d’autre solution que de l’abattre. Ainsi, dans une lettre à l’empereur d’Autriche datée du 10 août 1809, Metternich, ministre des Affaires étrangères de l’Empire d’Autriche, écrivait : « mon appréciation sur le fond des projets et des plans de Napoléon n’a jamais varié. Ce but monstrueux, qui consiste dans l’asservissement du continent sous la domination d’un seul a été, est encore le sien ».

Cette conclusion, toute l’Europe l’avait tirée à cette époque. Elle n’affrontait plus désormais un adversaire ordinaire mais un être dangereux, trompeur, sans moralité et auquel aucune confiance ne pouvait être accordée, un être nuisible qui n’obéissait à aucune règle et ne respectait aucun code, un aventurier dangereux qui ne laisserait jamais l’Europe en paix et qu’il fallait détruire sous peine d’être détruit. Cette grande coalition n’eut pas pour motif principal de reprendre du terrain ou de détruire ce qui restait de la Révolution française. Il aurait fallu plus que cela pour unir des puissances qui étaient depuis longtemps en rivalité les unes avec les autres. Ce fut une sorte de croisade européenne qu’ils lancèrent contre lui.

Aujourd’hui, après trois années de guerre en Ukraine, la plupart des pays d’Europe semblent avoir fini par comprendre que le danger impérialiste russe ne concernait pas seulement l’Ukraine mais l’Europe tout entière. Il s’agit désormais de réarmer l’Europe démocratique contre un tyran dont on ne pouvait prédire où il s’arrêtera. Comme Napoléon en son temps, Poutine apparaît aujourd’hui à une large part des élites européennes comme un tyran dangereux et un conquérant qu’il faut contrer. La défense du continent européen commence désormais à leurs yeux en Ukraine.  

L’impossible négociation

Les alliés de 1813 avaient compris que Napoléon, pourtant en grande difficulté, ne reculerait pas, car, comme l’écrit l’historien Gunter Müchler[2], « il était un conquérant et pour un conquérant, faire une concession c’est capituler ». Dans sa rencontre à Dresde le 26 juin 1813 avec Metternich, Napoléon refusa en effet toute négociation. Le déroulement de cette entrevue a été narré de manière passionnante par Müchler.

L’Empereur apostropha ainsi Metternich : « Eh bien, qu’entendez-vous par paix ? Quelles sont vos conditions ? Voulez-vous me dépouiller ? Je ne cèderai pas un pouce de terrain. » Metternich lui répondit : « Sire, il y a incompatibilité entre l’Europe et les plans que vous avez poursuivi jusqu’à présent. Il faut la paix au monde ; pour assurer cette paix vous devez rentrer dans des limites de puissance compatibles avec le repos général ou bien vous succomberez dans la lutte. Vous pouvez faire la paix aujourd’hui, demain vous ne le pourrez plus. (…) Vos traités ne furent jamais que des trêves, les revers comme les succès vous poussent à la guerre ».  Bonaparte lui répondit : « Eh bien, que veut-on de moi ? Que je me déshonore ? Jamais ! Je saurai mourir, mais jamais je ne cède un pouce de terrain. La première pièce de l’édifice déplacée entraînerait l’écroulement de tout le reste ; je serais poussé de concessions en concessions jusqu’au château des Tuileries, d’où les Français, indignés de ma faiblesse et m’accusant de leurs désastres me chasseraient sans doute, et peut-être avec justice. » Tout était dit et tout, en réalité, était joué. Il se battrait jusqu’au bout. Le sort personnel du dictateur était étroitement lié à l’issue de « sa » guerre. Il s’agissait pour lui d’une lutte existentielle.

Il en va de même pour Poutine. Il ne peut pas négocier avec l’Ukraine qu’il n’a pourtant pas réussi à battre au bout de trois années. Accepter une négociation directe avec elle serait en effet reconnaître à demi son échec et décrédibiliserait son récit sur la non-existence de l’Ukraine et le caractère « nazi » du pouvoir ukrainien. S’étant enfermé lui-même dans le cercle vicieux de la diplomatie de l’épée, il lui faut vaincre ou disparaître. C’est semble-t-il ce qu’ont compris les Européens. Toute négociation diplomatique sérieuse paraît donc exclue. En répétant que la guerre avec l’Ukraine est existentielle pour la Russie, Poutine pense sans doute qu’elle est d’abord existentielle pour lui.

Deux fins différentes?

La sixième coalition, achevée d’être formée au lendemain de la bataille de Leipzig en 1813, permit aux armées coalisées d’entrer dans Paris l’année suivante. Puis en 1815 Waterloo mit un terme à l’impérialisme napoléonien. L’Europe d’aujourd’hui, qui semble s’être convaincue de la gravité du danger russe, n’est cependant pas dans la position de celle de 1813. Nul ne peut prévoir l’issue de la guerre. De nombreux et puissants arguments peuvent même faire douter d’une issue positive du fait des différences profondes entre les deux situations d’hier et d’aujourd’hui.

En 1813, les puissances coalisées étaient d’accord pour faire marcher leurs armées ensemble jusqu’à Paris, l’occuper et mettre fin au pouvoir napoléonien. Ces armées étaient dix fois plus nombreuses que ce qui restait de l’armée française. Isolé, Napoléon n’avait plus aucun allié. La guerre était une affaire strictement européenne. Aujourd’hui, les pays européens sont prêts à se réarmer mais n’ont ni l’intention ni les moyens d’affronter militairement Poutine directement. Ils ne sont pas prêts à envoyer des troupes en Ukraine. Ils n’ont même pas de stratégie commune. Quant au réarmement de l’Europe, les spécialistes estiment qu’il faudra au moins cinq ans pour l’opérer. Poutine dispose d’une armée nombreuse et supérieure en nombre à celle de l’Ukraine ainsi que d’une industrie de guerre puissante.

Plus important encore, si en 1813 la guerre était strictement européenne, celle d’aujourd’hui ne l’est pas. Poutine a des alliés dans le monde, la Chine en premier lieu, la Corée du Nord et l’Iran. Du côté de l’Ukraine, le soutien des États-Unis est aujourd’hui vital. Or, au-delà des palinodies de Donald Trump, la tentation des trumpistes d’abandonner l’Ukraine à Poutine est évidente. Dans un interview à Fox News le 21 mars dernier, l’envoyé spécial du président, Steve Witkoff a été très clair : « La Russie, à 100% ne veut pas envahir l’Europe. Elle n’a pas besoin d’absorber l’Ukraine. Elle réclame cinq régions et a obtenu ce qu’elle veut. Elle ne voudra pas plus. Poutine n’est pas un mauvais type. » Un tel déni de réalité ne présage rien de bon pour l’Ukraine. Napoléon est tombé en 1815. En Ukraine la guerre de Poutine va continuer. Le soutien de l’Europe à la résistance ukrainienne sera-t-il suffisant ?

[1] Voir Gérard Grunberg, Napoléon Bonaparte. Le noir génie, CNRS Éditions, 2015.

[2] Napoléon, Metternich, le jour où l’Europe a basculé, France-Empire, 2013.