La gauche allemande et la guerre russo-ukrainienne edit
La fourniture d’armements à l’Ukraine pour un montant de 2,7 milliards d’euros, annoncée lors de la venue à Berlin du président Zelensky, le 14 mai, traduit le bouleversement intervenu dans une Allemagne qui, pendant des décennies, a exclu toute exportation d’armes dans des zones de conflit. Ce revirement concerne au premier chef les partis de gauche, dont l’identité, empreinte de pacifisme et de recherche du dialogue avec Moscou, a été profondément mise en cause par l’agression russe.
Une enquête de la fondation Friedrich Ebert (FES) [i], proche du SPD, réalisée avant et après le début de l’invasion russe (automne 2021 - automne 2022), rend compte de l’évolution intervenue en un an au sein de l’électorat de ces trois formations (SPD, Grünen, Linke), les réponses aux différentes questions enregistrant une hausse significative (souvent de 20 points, voire plus).
Après l’invasion russe, plus de 80% des électeurs sociaux-démocrates et écologistes perçoivent la Russie comme « une menace pour la sécurité et la paix en Europe ». Le pourcentage (69%) est moins élevé dans la mouvance du parti de gauche (die Linke), mais la progression est néanmoins sensible (36% en 2021). Plus des deux-tiers des électeurs du SPD et des Verts jugent « les intérêts de l’UE fondamentalement opposés à ceux de la Russie », opinion partagée par 48% des partisans de die Linke. D’après l’enquête de la FES, une proportion très importante de la clientèle des partis de gauche (85% chez les Verts, 80% chez les Sociaux-démocrates et 67% au sein de die Linke) considère que l’Allemagne doit réduire sa dépendance à l’égard de la Russie, même au prix d’effets négatifs sur le niveau de vie. Une majorité assez nette des sympathisants des deux grands partis de gauche (62% - SPD, 60% - Verts) approuve, selon ce sondage, la livraison d’armes à l’Ukraine, l’électorat de die Linke y demeurant majoritairement hostile (33% y sont favorables).
La violation patente de « l’ordre de paix européen » en Ukraine n’a pas pour autant fait disparaître les courants pacifistes. Depuis le 24 février, les Putinversteher ont largement disparu du débat public, mais le « pacifisme de soumission », selon l’expression du politologue Herfried Münkler, reste présent, bien que les défilés traditionnels de Pâques (Ostermärsche) aient peu mobilisé. La thèse selon laquelle la livraison d’armes à l’Ukraine contribue à prolonger la guerre et à accroître le nombre de victimes civiles trouve toujours un écho. Après l’annonce de la fourniture de chars Leopard 2 à l’armée ukrainienne, en février dernier, Sahra Wagenknecht, figure emblématique de Die Linke, entrée en dissidence de son parti, et Alice Schwarzer, militante féministe historique, ont pris l’initiative d’un manifeste, signé par plusieurs centaines de milliers de personnes, agitant le spectre d’une « guerre mondiale » et demandant à Olaf Scholz de « mettre un terme à l’escalade provoquée par les livraisons d’armes ». Plus de dix mille personnes ont répondu à leur appel et manifesté fin février à Berlin leur opposition à un appui militaire à l’Ukraine. C’est aussi Sahra Wagenknecht qui, récemment, a critiqué l’attribution du prix Charlemagne à Volodymyr Zelensky. Jürgen Habermas a pour sa part publié dans plusieurs journaux européens une tribune dans laquelle il condamne la « guerre d’agression massive » de la Russie, mais invite le gouvernement fédéral à faire preuve de retenue et s’inquiète d’un « chantage moral » que Kiev pourrait exercer sur ses partenaires occidentaux. Le philosophe plaide pour « une solution de compromis qui ne sanctionne pas de gains territoriaux pour la Russie par rapport à la situation du début du conflit, mais qui lui permette de sauver la face ».
Au sein des formations politiques, les Verts étaient sans doute les mieux préparés idéologiquement à faire face au choc provoqué par la guerre en Ukraine, l’impératif de défense des droits de l’homme ayant progressivement pris le pas sur le pacifisme. C’est Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères, qui, non sans controverses, obtient en 1999 la première intervention extérieure de la Bundeswehr, en Serbie. En 2014, le président fédéral Joachim Gauck, proche de la mouvance écologiste, critique devant la conférence sur la sécurité de Munich ceux qui s’abritent derrière la responsabilité historique de l’Allemagne pour fuir leurs responsabilités. Quelques mois après l’annexion de la Crimée, il déclare à Gdansk que « l’histoire nous enseigne que les concessions territoriales ne font souvent qu’accroître l’appétit des agresseurs ». En mai 2021, à Kiev, Robert Habeck, co-président des Grünen, se déclare favorable à la livraison d’armes défensives à l’Ukraine, ce qui lui vaut des critiques, y compris dans son parti. À l’automne, dans la campagne des législatives, les Verts sont les plus explicites dans leur dénonciation de la Russie poutinienne, qui « se transforme de plus en plus en un État autoritaire, dont la politique étrangère menace, par de moyens militaires et hybrides, et de manière croissante, la démocratie et la paix dans l’UE et dans tout le voisinage commun ». Les écologistes apportent leur soutien à la société civile russe, ils demandent l’arrêt du projet Nord Stream 2 et se déclarent prêts à accroître, si nécessaire, les sanctions en vigueur contre la Russie. Ministre des Affaires étrangères de la nouvelle coalition, Annalena Baerbock tient un langage de fermeté à son homologue russe Sergey Lavrov, elle fait pression sur un chancelier réticent pour livrer à Kiev des armes, notamment des chars Leopard 2, et exclut des relations normales avec le régime russe actuel.
La rupture avec la Russie poutinienne a été plus douloureuse par le SPD, l’Ostpolitik, qui se résumait pour l’essentiel à une politique russe, faisant partie, depuis l’ère Willy Brandt (1969-74), de l’ADN socio-démocrate. Ce faisant, comme l’a reconnu récemment Sigmar Gabriel, ancien ministre des Affaires étrangères (2017-2018) de la « grande coalition », le SPD a méconnu le fait que l’URSS était une puissance du statu quo assez prévisible, alors que la Russie de Vladimir Poutine est un État révisionniste et imprévisible. Comme d’autres partis, le SPD a été profondément marqué par les crimes commis par les nazis en Union soviétique, il est reconnaissant à Mikhail Gorbatchev de ne pas avoir fait obstacle à la réunification et a longtemps été convaincu que le commerce avait des vertus démocratiques (« Wandel durch Handel »).
L’influence des lobbies russes (au premier rang desquels Gerhard Schröder) explique aussi les illusions longtemps entretenues sur le régime de Vladimir Poutine. Très proche collaborateur de l’ancien chancelier, Frank-Walter Steinmeier incarne cette politique. Ministre des Affaires étrangères (2005-09 ; 2013-17), il s’est fait l’avocat d’un partenariat stratégique avec la Russie. En 2016, il qualifie de « bruits de botte » les exercices de l’OTAN en Europe centrale et balte et il défend le gazoduc Nord Stream 2 contre les critiques. L’invasion de l’Ukraine a entraîné un retournement complet chez celui qui est aujourd’hui président fédéral et qui admet que la construction de Nord Stream 2 fut « une erreur ». Après avoir considéré que Moscou pouvait avoir des raisons de redouter l’élargissement de l’OTAN, il reconnaît aujourd’hui que « ce dont a peur la Russie c’est de l’expansion de la démocratie » et convient que la « philosophie selon laquelle les transformations politiques peuvent être obtenues par le commerce ne s’applique pas aux autocraties ».
L’agression de l’Ukraine marque la fin de l’Ostpolitik telle qu’elle a été pratiquée par le SPD pendant des décennies. « Quand cette guerre sera terminée et quand nous aurons affaire à une autre Russie, pacifique, alors peut-être un vivre-ensemble sera possible, mais le temps n’est pas venu », estime Olaf Scholz. En 2021, la plateforme électorale du SPD reprend le mantra selon lequel il « ne peut y avoir de paix en Europe qu’avec la Russie », aujourd’hui le président du parti social-démocrate souligne que « notre sécurité doit fonctionner sans la Russie ». « Il ne peut et il n’y aura pas de retour au statu quo dans les relations avec la Russie », martèle Lard Klingbeil. Dans son discours de Prague, fin août 2022, le chancelier Scholz entend tirer les conséquences du glissement vers l’est du centre de gravité de l’UE, provoqué par la guerre en Ukraine, en positionnant l’Allemagne comme puissance centrale du continent. Les dirigeants du SPD, notamment Lars Klingbeil et Michael Roth, ancien ministre des Affaires européennes et actuel président de la commission des Affaires étrangères du Bundestag, réfléchissent aux contours d’une nouvelle Ostpolitik européenne qui ne soit plus centrée sur la Russie. Il est vrai que certains responsables sociaux-démocrates, comme Wolf Mützenich, président du groupe parlementaire SPD au Bundestag, marqués par la tradition pacifiste, font toujours entendre leur différence et critiquent à demi-mot les positions prises par Annalena Baerbock, sans rompre cependant avec la ligne du gouvernement fédéral.
Au sein de die Linke, la guerre en Ukraine n’a fait qu’accentuer les dissensions. En juin 2022 à Erfurt, le congrès du parti de gauche « condamne fermement la guerre d’agression criminelle de la Russie », mais les traditions pacifistes et anticapitalistes restent ancrées dans ce parti, particulièrement implanté dans les cinq Länder de l’ex-RDA, où subsiste une certaine nostalgie de l’époque soviétique. Martin Schirdewan, co-président du parti, admet le droit à l’autodéfense de l’Ukraine tout en refusant les livraisons d’armes à Kiev, il demande à Sahra Wagenknecht de clarifier sa position sur le projet qui lui est prêté de vouloir fonder un nouveau parti. Lors d’une conférence qui a réuni, début mai, à Hanovre des représentants du courant « antimilitariste » et « antiimpérialiste », la direction du parti s’est vu reprocher d’avoir pris ses distances à l’égard de la manifestation organisée par Sahra Wagenknecht et Alice Schwarzer. Membre du Bundestag, Sevim Dagdelen, a dénoncé les responsables de die Linke qui veulent transformer « un parti de paix en parti de guerre », afin de « militariser la politique allemande », s’attaquant notamment à Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe, qui, dans un entretien à la FAZ, affirme que « Poutine a réalisé ce qu’Hitler n’a pas fait ». « Je n’aime pas les livraisons d’armes, mais je continue à penser que, dès lors que l’Ukraine a besoin d’armes pour sa défense, il n’y a aucune raison de les lui refuser », déclare dans cet entretien Bodo Ramelow. Le Kremlin tente d’organiser les courants pacifistes et pro-russes, le Washington Post a fait état récemment de réunions à l’administration présidentielle, organisées en 2022, ayant pour objet d’aider à la création en Allemagne d’un nouveau mouvement « rouge-brun » rassemblant notamment des éléments de die Linke et de l’AfD, sous la houlette de Sahra Wagenknecht.
En Allemagne, ce sont les partis de gauche (SPD, Grünen) qui ont remis à plat l’Ostpolitik, l’ex-chancelière Angela Merkel (CDU) refusant curieusement toute véritable autocritique de ses seize années d’exercice du pouvoir. Le séisme provoqué par l’agression russe marque un « changement d’époque » (« Zeitenwende »), selon l’expression d’Olaf Scholz, qui oblige à repenser des éléments fondamentaux du modèle allemand, notamment la politique énergétique et de défense. Très différente est la situation en France, la guerre en Ukraine est quasiment absente du débat public, les enjeux de fond qu’elle pose ne sont pas discutés par la classe politique, qui ne propose pas de vision prospective du continent. À quelques exceptions près, la discussion se limite aux experts (militaires, diplomates). Outre l’attraction exercée par la Russie de Vladimir Poutine (défense des « valeurs traditionnelles », anti-américanisme, russophilie, etc.) sur une partie importante des élites, celles-ci restent souvent prisonnières d’une vision géopolitique qui méconnaît la raison profonde de la confrontation actuelle en Ukraine – la radicalisation interne du régime russe – bien mise en évidence en Allemagne. Ce constat lucide explique que les dirigeants du SPD et des Verts soient désormais convaincus qu’une normalisation ne peut intervenir avec Moscou aussi longtemps que Vladimir Poutine se maintient au pouvoir. En France, les partis apparaissent souvent désireux de tourner la page de la guerre en Ukraine et peu enclins à s’interroger sur les raisons des illusions longtemps entretenues sur la Russie, ainsi que sur leurs liens passés avec le Kremlin[ii]. Les travaux réalisés par l’Assemblée nationale sur les influences et ingérences étrangères ne peuvent servir de substitut à un véritable débat public sur la relation avec la Russie qui, jusqu’à présent, fait défaut.
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[i] « Zeitenwende im Kopf : Kontinuität und Wandel in der deutschen öffentlichen Meinung », FES, 27 février 2023.
[ii] À noter la publication récente de plusieurs études : Isabelle Lasserre, Macron-Poutine : les liaisons dangereuses, L’observatoire ; Hamit Bozarslan, Le Double Aveuglement, CNRS Éditions ; Raphaël Glucksmann. La Grande Confrontation, Allary.