Autriche: ne nous trompons pas d’années 30 edit
Les commentaires les plus fréquemment entendus dans la presse dressent un parallèle entre notre époque et les années 1930. Les amateurs de comparaisons catastrophées y trouvent facilement leur compte. La crise économique et financière de 2008 fait écho à la grande crise de 1929, de son éclatement aux Etats-Unis à son développement en Europe. Le déclin relatif de l’Europe dans le monde rappelle le véritable suicide de l’Europe dans le premier conflit mondial et la montée en puissance d’Etats neufs durant les années 1920. Du point de vue de l’évolution des sociétés et des vies politiques en Europe, cette comparaison permet de faire sens de différentes tendances observables. Le premier exemple illustrant cette idée est le renforcement des partis populistes en Europe, visible élections après élections, en Autriche, en France, au Pays-Bas, en Finlande, en Hongrie, en Pologne et en Allemagne, avec en corollaire un essoufflement des partis traditionnels. En outre, la tentation britannique de l’isolationnisme des années 1930 semble largement se retrouver dans les débats actuels sur le « Brexit », et les conséquences possibles de celui-ci sur les égoïsmes nationaux partout ailleurs en Europe, à Vienne comme ailleurs. Une autre illustration ne manquant pas de compléter le tableau est l’enfermement des pays d’Europe Centrale dans des logiques « illibérales », en Hongrie, en Pologne ou en Slovaquie, tous dans l’environnement proche de l’ancien Empire des Habsbourg. C’est dans ce contexte que la très courte défaite de Norbert Hofer en Autriche paraît constituer une nouvelle étape dans la répétition historique.
Pourtant, à y regarder de plus près, on se rappellera que la comparaison est un exercice qui nécessite une précision et une retenue redoublées. La crise des années 1930 mettait en cause le régime démocratique lui-même, tandis que les partis populistes actuels menacent pour le moment les partis traditionnels et non la démocratie elle-même. Viktor Orban n’est pas l’amiral Horthy, et la Pologne ne se trouve pas sous un régime similaire à celui du Maréchal Pilsudski. Le « Brexit » ne suppose pas non plus que les Européens et le Britanniques coupent les ponts de manière définitive et radicale : plusieurs décennies de travail en commun et de liens économiques, sociaux et humains ne disparaîtront pas d’un trait de plume. Par ailleurs, le FPÖ de Heinz-Christian Strache reprend certains symboles d’un goût douteux et appartenant à la période noire, mais cela n’épuise pas son identité politique, ni n’explique son succès auprès d’une moitié de l’électorat. Fortement provincialiste contre « Vienne la Rouge », appuyé sur les courants chrétiens, plébiscité par les ouvriers, favorables aux facilités commerciales du Marché Unique, le FPÖ n’est pas un parti néo-nazi. Tout le défi est bien là : il a opéré la mue populiste adaptée à une Autriche prospère, fortement intégrée dans l’UE et heureuse de la mondialisation économique.
Et si la situation actuelle devait se lire non au prisme des années 1930, mais à celui des années 1830 ? L’Autriche des années 1830, ou plutôt l’Empire autrichien, était avant tout une puissance continentale, fortement ancrée dans sa réalité centre-européenne, et soucieuse de garantir la pérennisation des valeurs conservatrices en Europe.
Géopolitiquement, elle régnait alors sur une bonne partie de ce que l’on appelle aujourd’hui le groupe de Visegrad (ou V-4) – la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie. L’Autriche de Norbert Hofer pourrait-elle compléter à terme ce groupe et lui donner une nouvelle importance, ressuscitant une Mitteleuropa que certains observateurs appelaient de leurs vœux après 1989 ? Avec ses 8,6 millions d’habitants, l’Autriche d’aujourd’hui est certes démographiquement derrière ces pays (à l’exception de la Slovaquie), mais c’est un Etat économiquement prospère et bien implanté dans le système européen.
Pour autant, penser qu’un leadership viennois suffise à promouvoir les vues centre-européennes auprès des partenaires de l’UE revient sans doute à oublier un peu vite que si les cinq pays peuvent se retrouver autour des valeurs conservatrices et de positions de rejet des migrants, ils ne partagent pas les mêmes orientations stratégiques. En cas de victoire du FPÖ, l’Autriche se serait trouvée par exemple beaucoup plus proche de Viktor Orban que du président polonais Duda au sujet de la Russie : Norbert Hofer a d’ailleurs déclaré en mars dernier sa volonté de voir lever les sanctions contre Moscou. Dans un pays qui se trouve à proximité de l’ex-Yougoslavie, il a également une défiance marquée contre le Kosovo dont il déplore l’intégration dans les organisations internationales. Sa politique étrangère pourrait également le mener à prendre une position tranchée dans le cadre des négociations sur l’accord de libre-échange transatlantique, qu’il rejette. Sa courte défaite n’a pas empêché de voir ses vues se répandre bien au-delà de ses soutiens du premier tour.
Dans un pays siège de nombreuses institutions internationales (OSCE, OPEP, Agence européenne des droits fondamentaux, AIEA), la victoire du FPÖ n’aurait probablement pas eu les mêmes conséquences politiques que celle de Viktor Orban en Hongrie. Le jeu politique autrichien n’aurait pas laissé au nouvel élu autrichien les mêmes leviers pour imposer ses vues et sa dynamique que le cadre hongrois, du moins en l’attente d’une majorité parlementaire. Sa relation à l’Europe est contrariée : Norbert Hofer suit avec intérêt la campagne britannique sur le « Brexit », il n’est pas bien vu au sein des institutions européennes, mais le télégénique quadragénaire reste pour le moment dans un cadre européen, à l’instar de ses collègues centre-européens. Il n’est pas le Metternich de notre temps à même de rebattre les cartes en Europe au gré du traité de l’Europe des nations qu’il appelle pourtant de ses vœux. Son internationale nationaliste prend place dans un monde ouvert, où les usages des nouvelles technologies condensent le temps et l’espace.
Pour analyser l’impact de l’élection présidentielle autrichienne (et le développement des courants populistes et illibéraaux en Europe), le parallèle avec les années 1930 est réducteur : ni l’Autriche ni la Mitteleuropa ni l’Europe ne sont à la veille d’un basculement dans le totalitarisme protectionniste. La comparaison avec les années 1830 met, elle, en évidence une dimension essentielle : la Mitteleuropa n’est plus à la périphérie de l’Europe mais en son centre.
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