Brésil: la Mitteleuropa, l’avenir de Petropolis? edit
Au crépuscule de sa vie, Stefan Zweig songeait avec anxiété au sort de la Mitteleuropa natale, depuis Petropolis, ville du Sud-Est du Brésil. Et si aujourd’hui c’était l’Europe centrale illibérale qui préfigurait le Brésil de Bolsonaro?
Stefan Zweig, Jair Bolsonaro et la contestation du pluralisme
Dans Le Monde d’hier, rédigé lors de son exil brésilien, Stefan Zweig déplorait la disparition d’une civilisation qui avait pourtant une grande confiance en l’avenir. Si l’auteur viennois considérait avec nostalgie cette période de l’avant-guerre comme « l’ère de la sécurité », c’est précisément sur ce thème que Jair Bolsonaro a fait campagne ; dans un sens très différent toutefois, puisque l’ancien capitaine nostalgique de la dictature militaire souhaite libéraliser le port d’armes pour lutter contre l’insécurité. Scénario peu imaginable il y a encore quelques mois, le Brésil, jadis bastion de l’optimisme, choisit un représentant de l’extrême-droite. Fort de son appartenance aux BRIC (devenus BRICS avec l’inclusion de l’Afrique du Sud), le Brésil s’est affirmé au cours des années 2000 comme l’un des pays leaders de la mondialisation. Mieux, sous l’égide de son Président Lula, le pays a su démontrer un sentiment de confiance dans les institutions, expérimentant le principe de l’alternance, semblant signifier l’enracinement de pratiques et d’une culture de la démocratie.
Après tant d’autres leaders au discours autoritaire, Jair Bolsonaro est vu comme le symptôme de la vague mondiale de contestation des élites, désignée sous le nom vague de national-populisme. Les causes générales de celle-ci sont connues : une peur du déclassement économique passant le chômage et le sous-emploi, une perception sociale très présente des crimes, de la corruption et de la violence, ou encore des fractures territoriales accompagnant une hausse des inégalités. À ces différents facteurs s’ajoute un sentiment de perte de maîtrise de son propre destin face à ce qui est perçu comme un écrasement du temps et de l’espace. Pour autant, plus qu’une contestation des élites tenues pour responsables de ces difficultés, ce à quoi nous assistons constitue plus directement une contestation du pluralisme en tant que tel, manifestée par la revendication d’un monopole moral de la représentation. En d’autres termes, le populisme a pour condition nécessaire un discours anti-establishment, adossé à la prétention de représenter à soi l’intégralité de la volonté populaire. C’est à ce titre que la comparaison entre les dynamiques politiques centre-européennes et brésiliennes peut permettre de comprendre les principaux défis des partisans du pluralisme. En dépit, certes, de spécificités régionales existantes, en matière de legs historiques, des héritages des systèmes communistes en Europe centrale aux systèmes inégalitaires et coloniaux du Brésil.
Les inspirations réciproques, de la transitologie à l’illibéralisme
Une perspective historique permet de constater la similitude des trajectoires poursuivies par les deux régions. En effet, tant l’Europe centrale que le Brésil ont connu à partir des années 1980 la fin des dictatures, le pouvoir militaire rendant le pouvoir en 1985 à Tancredo Neves, alors que l’Europe Centrale a vu la chute des régimes communistes en 1989, selon différentes variantes (du modèle de table-ronde polonais à la révolution de velours tchécoslovaque). Ces développements ont inspiré le paradigme de la transitologie, approche de science politique assimilant le passage de régimes autoritaires vers la démocratie à un processus se réalisant en différentes étapes. Dans ce cadre, nul doute sur le fait que l’Amérique du Sud a servi de modèle pour les transitions démocratiques en Europe centrale au cours des années 1990. Ces mêmes années ont fait apparaître des progrès en matière de consolidation des institutions de l’État de droit, poursuivis au cours des deux décennies suivantes. La revendication du monopole moral de la représentation, présente aussi bien chez Viktor Orban que chez Jair Bolsonaro, conduit à la fois à adopter le principe des élections tout en sapant le fondement du libéralisme, à savoir l’Etat de droit. C’est en effet ce dernier qui permet de garantir un cadre commun du pluralisme politique, l’État de droit s’opposant à la décision arbitraire. Dès lors, on comprend ce que revêt l’illibéralisme, c’est-à-dire un régime hybride combinant la tenue d’une élection sans les garanties de l’État de droit, construisant un « terrain de jeu inégal » pour l’expression des volontés politiques, victimes de différentes formes d’intimidation.
Il faut observer que ces États reviennent de loin : tant l’Europe centrale que le Brésil ont semblé jusqu’à la fin des dictatures incarner le biais cognitif que l’on pourrait décrire comme le « pessimisme culturel », s’opposant à un biais, celui de l’ « optimisme institutionnel » (Les Chemins de l’État de droit, Presses de Sciences Po, 2014) ; en résumé, ces terrains étaient tout simplement considérés comme des terres démocratiques inhospitalières, et donc peu propices au développement de ce type de régime. Autrement dit, ces États qui n’ont jamais été démocratiques par le passé auront toutes les difficultés à le devenir. A contrario, les années 1990 semblent correspondre à un âge d’or de l’ « optimisme institutionnel », c’est-à-dire à une croyance en un changement rapide par les institutions fortes, qui permettent de se passer d’hommes forts. En s’appuyant sur un jeu institutionnel, la démocratie devient exportable et adoptable, sa qualité mesurable, sans tenir compte des spécificités locales. Ces deux biais cognitifs ne doivent pas faire oublier que l’Etat de droit est le fruit d’un processus compétitif historique pour la création d’un espace régulé de gestion des affaires publiques ; l’Etat de droit est le fruit d’un compromis historique entre différents groupes sociaux, et non un simple meccano institutionnel.
La résilience du pluralisme face à la revendication d’un monopole moral de la représentation
Si comparaison n’est pas raison, il semble toutefois que l’observation des dynamiques politiques centre-européennes donne quelques pistes pour évaluer et s’assurer de la résilience du modèle démocratique libéral. Plutôt que de mettre l’accent sur la montée de la vague illibérale, il convient en effet de s’intéresser aux résistances à cette volonté d’affaiblir les institutions de l’Etat de droit. Ce dernier se trouve attaqué sous divers angles, notamment la presse, le système judiciaire et les institutions éducatives : c’est précisément là que sont les premiers anticorps à l’illibéralisme. L’existence d’une presse indépendante peut être un moyen de contrôler les flux d’information ; en dépit des intimidations multiples, notamment par des amendes, ou de la volonté de limiter leur portée par la saturation de l’espace informationnel, il convient donc de voir comment les soutenir comme corps intermédiaire et vigile démocratique. Ensuite, la solidité du système judiciaire est l’une des meilleures garanties des contre-pouvoirs, limitant les excès des politiques ; il convient de se méfier de la nomination des juges qui permet au pouvoir d’atténuer cette force – ou de la transformation de la Cour suprême comme en Pologne. Par ailleurs, le secteur éducatif, notamment au sein des universités, constitue l’un des foyers classiques de mobilisation citoyenne ; on ne s’étonne pas d’avoir vu la Central European University de George Soros être expulsée de Budapest, mais cela n’épuise pas le potentiel de mobilisation des étudiants. Enfin, face au pouvoir, la mobilisation de la société civile, notamment des femmes (fait particulièrement important en Amérique du Sud), permet d’imposer des limites au pouvoir en place, d’autant plus avec des relais internationaux. Ce que les règles du jeu ne permettent plus lorsque l’État de droit est affaibli, la mobilisation citoyenne et la résistance des corps intermédiaires doivent le compenser, quand bien même ils sont le remède et l’objet des attaques les plus dures.
La montée de l’illibéralisme est aujourd’hui largement commentée, crainte voire considérée comme aussi inéluctable que la fin de la civilisation européenne pour Stefan Zweig. La chute de différents régimes autoritaires dans les années 1980, qui s’appuyaient sur d’autres ressorts, montrent que les sociétés, à Budapest comme à Petropolis, ont parfois des capacités de résistance et de mobilisation insoupçonnées ; si la mobilisation autour de valeurs morales ne suffit plus, alors l’une des batailles essentielles devient précisément de s’opposer culturellement et politiquement à la revendication d’un monopole moral de la représentation propre aux mouvements politiques illibéraux.
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