Jay Powell, un plombier républicain à la FED edit

16 novembre 2017

Une fois adoubé par le Sénat, Jerome Hayden (Jay) Powell sera le 16e président de la Réserve fédérale américaine. Pour au moins quatre ans, il sera l’un des hommes les plus influents du monde, plus que le président des États-Unis, lui-même, en cas de crise financière. Entré au Conseil des Gouverneurs en 2012 sur proposition de Barack Obama, il n’est pas économiste de formation et, si son passé dans le privé le situe au cœur du capitalisme financier, il a également une expérience de l’Exécutif, comme ancien ministre-adjoint des Finances du premier président Bush. Parce qu’il a été nommé par Donald Trump, il est déjà soupçonné d’être sous influence et de vouloir déréguler le secteur financier. Pourtant, l’économiste Kenneth Rogoff, qui n’a guère de sympathie pour Trump, a qualifié Powell de "main sûre" et, notant sa profonde connaissance des marchés financiers et de leur infrastructure, le Financial Times l’a surnommé avec humour « plombier en chef » de la Fed. Il y a là plus qu’une bonne saillie.

Un choix politique : ne pas reconduire Janet Yellen et ne pas choisir Gary Cohn

Du point de vue de l’administration Trump, la seule raison de ne pas reconduire Janet Yellen à la tête de la Fed était son orientation politique, connue pour pencher côté démocrate. C’est d’ailleurs à ce titre que le candidat Trump s’était permis de la critiquer durant la campagne, rompant ainsi avec une tradition politique solidement ancrée – laisser la Fed en dehors du débat politique.

Mais, sur le fond, il n’aurait dû trouver que des avantages au maintien d’une présidente qui s’est montrée, du temps où elle présidait la Réserve fédérale de San Francisco et durant tout son mandat de présidente, d’une prudence extrême en matière de taux d’intérêt. Spécialiste du marché du travail, elle a souvent exprimé sa conviction qu’un taux de chômage de 4% ne signifiait pas pour autant que l’économie était au plein emploi. Arguant de l’ampleur du temps partiel involontaire et du faible taux de participation comparé à son niveau d’avant crise, elle justifia la poursuite d’une politique de taux directeur zéro (0,1% pour être précis), puis d’une remontée très lente à partir de décembre 2015, puisque, deux ans plus tard, il n’est parvenu qu’à 1,15%.

De ce point de vue, mais également de celui de la régulation financière, la Fed va-t-elle changer de stratégie sous la présidence Powell, républicain déclaré ? Si, comme beaucoup le pensaient, l’ancien président de Goldman Sachs, Gary Cohn, avait été sélectionné par Trump, la réponse aurait été oui, tant Cohn a pris position pour un détricotage de la loi de régulation des banques Dodd-Frank. Le choix de Powell a donc une double signification politique : un républicain à la tête de la Fed oui, mais dans la continuité des politiques précédentes.

Avant d’entrer plus en détail dans l’analyse du mandat Powell, rappelons deux points importants : primo, les décisions de politique monétaire de la Fed sont collégiales ; secundo l’environnement économique et financier de Powell sera bien différent de celui de Yellen.

Les décisions de politique monétaire sont et resteront collégiales

Tout d’abord, les décisions du Comité de politique monétaire (FOMC) sont le résultat d’un débat parfois vif entre ses douze membres, dont sept du Conseil des gouverneurs, et cinq issus sur une base tournante du groupe des douze présidents des banques de réserve régionales, très sourcilleux de leur indépendance. L’économiste Vincent Reinhart, qui fut secrétaire du FOMC jusqu’en 2007 pour devenir ensuite un Fed Watcher réputé, explique qu’au fil de ses neuf ans de présidence, Alan Greenspan avait fini par prendre un tel ascendant au sein du FOMC que son point de vue n’était guère contesté, mais que tout changea avec Ben Bernanke. Prenant la barre en février 2006, l’ancien professeur de Princeton, que son profil de chercheur n’incitait pas à jouer les pythies, était convaincu que la politique monétaire doit être prédictible autant que faire se peut, et que son efficacité dépend beaucoup de la façon dont elle est communiquée au public et aux marchés. À ces fins, il s’attacha à construire un consensus entre membres du FOMC. Janet Yellen, également universitaire d’origine, suivit la même stratégie, avec un succès mitigé d’ailleurs, si l’on en juge par les projections de taux d’intérêt fortement divergentes affichées par les différents membres du FOMC. Au vu des fortes personnalités qui composent le FOMC, on ne voit pas bien comment Powell pourrait adopter une stratégie différente. Les décisions de politique monétaire resteront donc très probablement collégiales et le rôle du président sera de construire un consensus et de le communiquer avec le moins d’ambiguïté possible. Tâche bien difficile lorsque, précisément, le consensus n’est que de façade, mais dont on peut penser que Powell, familier des marchés et de leurs acteurs, s’acquittera plus aisément que sa prédécesseure.

Le monde de Powell sera différent de celui de Yellen

Ensuite, les temps changent. Si Bernanke fut l’homme de la gestion de la plus grande crise depuis celle de 1929, après avoir été l’un des plus profonds analystes de cette dernière (on peut dire que George W. Bush avait eu le nez creux en le choisissant) jusqu’à l’annonce de la fin de la politique d’achat d’actif financiers, et si Janet Yellen fut la femme du tout début de la normalisation des taux d’intérêt, Jay Powell sera celui de la poursuite de la normalisation, aussi bien du taux directeur que du bilan de la Banque centrale. Mais il pourrait bien être également confronté au retour de l’inflation et à un retournement des marchés financiers, dont la hausse quasi ininterrompue depuis 2009 prendra bien fin un jour. Dans les années à venir, le dilemme de la Fed pourrait ressembler à celui de l’époque Greenspan : un retour annoncé de l’inflation et une poursuite de la flambée des actifs financiers - requérant un politique monétaire moins accommodante - mais en même temps, un risque de déstabilisation financière en cas de forte correction, laquelle appellerait un vigoureux stimulus monétaire. Il y a néanmoins deux différences essentielles avec la période d’avant crise : un, le taux directeur est encore si bas qu’un stimulus monétaire par les taux ne serait que modeste ; deux, la Réserve fédérale, dont le bilan est cinq fois plus élevé qu’avant la crise, s’est doté d’un second instrument de politique monétaire, les achats ou les ventes nettes d’actifs financiers et leur corollaire, la rémunération des réserves bancaires. En un mot, le monde de Powell sera différent, sans même mentionner la difficile articulation entre une politique budgétaire, assez imprévisible mais probablement expansionniste, et la politique monétaire.

Un centriste, en politique… monétaire

Que sait-on des convictions de Jay Powell ? Tout d’abord, il a toujours voté avec la majorité du FOMC lors des décisions de politique monétaire (taux d’intérêt et achats d’actifs) depuis son entrée au Conseil. Il a donc soutenu la politique de taux zéro, puis la remontée progressive du taux directeur, mais aussi la fin des achats d’actifs et la décision récemment annoncée de début de réduction du bilan de la Fed. À aucun moment Powell n’a exprimé le moindre état d’âme, la moindre dissension, au sujet des décisions du FOMC. À moins qu’il n’ait remarquablement bien caché son jeu, il ne devrait pas dévier, en début de mandat du moins, de la trajectoire déjà annoncée : poursuite très lente de la normalisation des taux d’intérêt et réduction très progressive de l’encours d’obligations du Trésor détenues par la Fed. Si l’inflation (1,8% en septembre selon la mesure préférée de la Fed, 1,5% pour l’inflation sous-jacente) venait à passer significativement au-dessus de la cible de 2%, il est probable qu’apparaîtraient deux minorités opposées au sein du FOMC : les faucons (par exemple Patrick Harper, de la Réserve fédérale de Philadelphie) prôneraient une montée plus vigoureuse des taux pour étouffer dans l’œuf toute spirale inflationniste, et les colombes (Lael Brainard, du Conseil des gouverneurs, par exemple) appelleraient à la prudence, considérant qu’après des années d’inflation trop basse, un dépassement limité serait souhaitable, de façon à aider à la réduction de l’endettement des ménages et des entreprises. La majorité devrait se situer entre ces deux positions et, si le passé peut servir de guide, le nouveau président devrait éviter de la faire pencher excessivement d’un côté ou de l’autre, en prenant une position modérément conservatrice, même si la Maison-Blanche l’exhortait à laisser filer l’inflation à coups de tweets.

Utile en cas de crise: Powell connaît bien les marchés financiers

Si le modèle collégial reste la norme, il est des circonstances où le président de la Réserve fédérale, assisté du président de la Fed de New-York, doit prendre des décisions rapides sans pouvoir construire patiemment un consensus du FOMC : celles qui entourent les crises financières et leur impact sur le fonctionnement des marchés et des institutions financières. Bien entendu, rien ne prouve qu’une crise financière se produira dans les quatre années à venir (durée du mandat du Président, extensible dans la limite des quatorze ans fixés pour tout membre du Conseil des gouverneurs), mais, au vu des valorisations élevées des marchés d’actions еt d’obligations, on ne saurait l’exclure. C’est le sujet sur lequel Jay Powell s’est le plus exprimé depuis qu’il a rejoint la Fed.

Qui dit crise, dit risque de disparition soudaine de la liquidité sur certains marchés, comme ce fut le cas en septembre-octobre 2008. Powell s’est récemment exprimé sur la liquidité du marché des obligations du Trésor, principale monnaie d’échange entre institutions financières, dont la liquidité conditionne celle des autres marchés. Certes, aujourd’hui, la liquidité est excellente, comme l’indique une étude toute fraîche de Tobias Adrian [1]. Mais, du fait du durcissement de la régulation, les institutions financières disposent de moins de capital pour garantir la liquidité de ce marché central en toutes circonstances. Les réflexions de Powell à ce sujet sont intéressantes. Dans un discours récent (5 octobre), et après avoir rappelé un épisode de manipulation du marché par un trader à l’époque où il était ministre adjoint, Powell conclut ainsi : « Il y a certainement un rôle pour la régulation, mais la régulation doit toujours prendre en compte l’impact qu’elle aura sur les marchés – un équilibre qui doit constamment être reconsidéré ». Sage conseil, qui évoque évidemment l'impact désastreux de la décision de liquider Lehman Brothers. Or, les décisions de politique monétaire des années à venir pourraient avoir un impact démultiplié sur les marchés si, par exemple, la Fed décidait de réduire plus rapidement la taille de son bilan en remettant sur le marché d’importants volumes d’obligations du Trésor. De ce point de vue, l’expérience et le pragmatisme de Powell sont plus des atouts que des facteurs de risque.

Et si Trump composait un Comité de politique monétaire à sa main?

L’analyse qui précède suppose une grande continuité dans le fonctionnement et la composition du FOMC. Or cette hypothèse pourrait être invalidée en raison du nombre de sièges vacants ou en passe de le devenir, et qui doivent être pourvus dans les mois à venir. Comme le vice-président Stanley Fischer, grand économiste parmi les grands, a annoncé sa démission, trois sièges sont à pourvoir, depuis que Randal Quarles, proposé par Donald Trump pour le Conseil, a été confirmé par le Sénat, et a pris en charge la supervision des banques. Même si Quarles est favorable à un adoucissement de certaines règles, comme l’exclusion des actifs les plus sûrs (dépôts après des banques centrales, bons du Trésor…) de l’enveloppe d’actifs contre laquelle les banques doivent détenir du capital, ou à un assouplissement de la règle Volcker sur le trading pour compte propre des plus petites institutions, il ne s’agit pour le moment que d’ajustements à la marge, en aucun cas d’un retour à 2007. Mais si le président américain en exercice décidait de nommer des hommes plus à sa main, et que le Sénat venait à les confirmer (hypothèse très forte), le risque d’un emballement supplémentaire de marchés déjà surévalués se matérialiserait, entraînant ipso facto celui d’une correction à la baisse plus violente. Le résultat serait diamétralement opposé à ce que peut souhaiter tout président en exercice : une crise financière et une récession survenant dans la seconde partie de son mandat, ruinant tout espoir de réélection.

Que le plombier en chef Jay Powell, et non pas le seigneur de Wall Street Gary Cohn, ait été choisi pour succéder à Janet Yellen donne à penser que ce scénario catastrophe n’est pas le plus probable.

 

[1] Fed de New York - Staff Report N°827, octobre 2017