Cinéma : l’enjeu asiatique edit
Dans l’industrie du cinéma, le soleil se lève à l’est. Obsédé par la querelle séculaire entre les Etats-Unis et l’Europe dans le domaine des industries de l’image, l’Occident semble aveugle à ce phénomène : la montée en puissance des cinématographies de la Chine, de l’Inde, du Japon et de la Corée du sud.
Inde (1255 films), Chine (745), Japon (554), Corée du sud (229) : en 2012, ces quatre pays ont produit 2700 films – et bien plus encore si l’on inclut les films des dragons : Hong Kong, Taïwan, etc. –soit plus du double des longs métrages que fabriquent les Etats-Unis et l’Europe réunis. Ce chiffre spectaculaire est du à l’essor de la production en Chine, de la Corée du sud (presque le double par rapport à il y a cinq ans), et du Japon (33% de plus) ; parallèlement, l’Inde continue de détenir tranquillement la palme mondiale des pays producteurs.
Si investir sur quantité de films est la première marche à franchir pour un pays qui veut conquérir son public, simultanément, l’élargissement du parc de salles importe tout autant. L’Inde qui, traditionnellement, est bien dotée, a ouvert nombre de multiplexes – elle aligne 900 multiplexes en 2012. Le Japon, proportionnellement à sa population, possède un parc de salles plus abondant que l’Inde, la plupart équipées en numérique et implantées dans des multiplexes. La Chine qui souffrait d’un retard important a redoublé les constructions en 2011-2012, améliorant son réseau de 40 %, au point de détenir, avec 13 000 salles, le second rang mondial après les Etats-Unis. La Corée du sud, enfin, premier pays en Asie pour le nombre de salles par habitant, est passée de 818 à 2000 écrans en dix ans.
Forts de ces conditions, les films nationaux asiatiques obtiennent des scores sur leur réseau de salles qu’aucun pays européen n’atteint sur son propre marché : 91% pour l’Inde, 65,5 % pour le Japon, 59 % pour la Corée du sud et 48,5 % en Chine, en 2012. A l’exception de l’Inde, cette préférence pour les productions locales est récente : par exemple au Japon, en 2002, les films nationaux pays ne comptaient que pour 27 % du marché. Malgré l’explosion des écrans domestiques, l’avant-première en salles constitue toujours une étape cruciale de la vie économique d’un film. Autour d’elle vont s’agréger des évaluations critiques et des buzz, se dessiner une réputation, se fixer une place au box-office. C’est à partir d’elle que s’élabore la valeur potentielle d’un film sur les autres supports : télévision, vidéo physique ou en commande sur un écran numérique. Par ailleurs, la salle recueille encore la majeure partie des recettes : en Inde, elle en représente 75 %.
Développer des salles est aussi une stratégie de politique urbaine : elle consiste à mettre à disposition un espace de loisirs pour les classes urbaines éduquées, plus cinéphiles que la moyenne. La prédilection pour la sortie « cinéma », en effet, ne concerne qu’un petit public. Dans L’Economie des singularités (Gallimard, 2007), Lucien Karpik, en s’appuyant sur l’exemple français, fait la démonstration suivante. Les spectateurs assidus, ceux qui vont au moins une fois par semaine au cinéma, ces boulimiques aux goûts éclectiques (nouveautés, innovations, films d’auteurs) représentent 4,5 % du public, mais 30 % des entrées. Les spectateurs réguliers vont au moins une fois par mois dans les salles obscures, en se référant à l’information disponible et à leurs logiques de choix personnels : ils constituent un tiers du public et près de la moitié des entrées. Les spectateurs occasionnels vont au moins une fois au cinéma par an et sont portés par le goût du divertissement et les campagnes de promotion menées à la télévision : ils couvrent deux tiers du public, et moins de 20 % des entrées. Autrement dit, pour prétendre « compter » sur un marché national, il faut pouvoir satisfaire aux goûts pléthoriques et hétérogènes des deux premiers groupes de spectateurs – 34,5 % du public et plus de 80 % des entrées. Il faut donc fabriquer quantité de « biens singuliers » pour alimenter la curiosité vorace des fous de cinéma et des « cultureux », qui, s’il ne trouvent pas leur bonheur dans l’offre nationale, se dirigeront allègrement vers les autres offres, en particulier vers celle qui vient des Etats-Unis. La mobilisation pour créer cette préférence pour les films domestiques doit être intense et requiert de coordonner beaucoup d’investisseurs et d’artistes. Les typhons asiatiques ont réussi ce pari.
Les adeptes des films qui reflètent ou enchantent une réalité nationale seront aussi les acheteurs et les prescripteurs d’une multitude de produits technologiques et culturels qui émergent dans le sillage de l’industrie cinématographique et/ou qui sont sublimés par elle (comme les lieux de tourisme, la mode, l’ameublement, etc.). Doper l’industrie des images s’articule, de fait, plus généralement, au modèle économique des sociétés avancées où les biens culturels et symboliques tirent la croissance. L’essor des industries de la communication, le déferlement de l’imagerie publicitaire, le nouvel agencement des espaces urbains et le basculement des classes moyennes dans la consommation de masse, aboutissent à recomposer totalement l'imaginaire social, comme le montre Jackie Assayag à propos de l’Inde dans La Mondialisation vue d’ailleurs (Seuil, 2005).
Si l’industrie filmique asiatique sature ou presque ses marchés locaux, elle peine à toucher une audience mondiale, à l’exception des films d’animation japonais et des mangas qui colonisent les écrans de la planète – le Japon est le second exportateur mondial de dessins animés après les Etats-Unis. Les pays occidentaux connaissent les films de Kung Fu et quelques œuvres d’auteur qui ravissent des initiés et hantent les festivals : ceux de l’Indo-Américaine Mira Nair, du Coréen Kim Ki-Duk, du Chinois Jia Zhang-Ke, du Taïwanais Ang Lee, du Hongkongais Won Kar-Wai... L’hégémonie américaine sur le marché du film occidental n’est donc pas menacée par ces nouvelles puissances productrices, notamment parce que les films asiatiques, loin de chercher le métissage culturel ou la polysémie, cultivent une esthétique singulière, et travaillent des thèmes et des styles narratifs très locaux. En revanche, Hollywood a du mal a prendre pieds sur ces marchés en plein essor qui se protègent en décuplant leur production et en utilisant des mesures de contingentement, par exemple en Chine et en Corée du sud.
Hollywood, dès lors, multiplie les efforts, en tout premier lieu vers l’Inde et la Chine. Le marché de l’Incredible India est, de loin, le plus difficile à pénétrer. Présent avec 150-200 films par an, blockbusters ou films d’animation, et quelques co-productions réalisées avec Bollywood, le cinéma américain se heurte au goût tenace des Indiens pour leurs romances agrémentées de chants et de danses et n’obtient qu’une maigre part de marché de 8 à 9 %. Le marché chinois est à peine plus ouvert, car Beijing impose des quotas aux films étrangers, ainsi qu’un partage des recettes qui en sont issues (l’OMC a condamné en août 2009 la Chine pour ses pratiques commerciales jugées illicites dans le domaine culturel – cinéma, livres, musique). Toutefois, ces quotas ne touchent pas les coproductions, ce qui incite des producteurs américains à s’installer sur place – un studio, Oriental Dreamworks, est en cours d’installation à Shanghai, ou à monter des partenariats. En juillet 2013, par exemple, l’acteur américain Keanu Reeves présente en Chine son film d’arts martiaux, Man of Tai Chi, coproduction sino-chinoise dont il est le réalisateur et qui accueille plusieurs acteurs chinois.
L’industrie du film mondial connaît un incroyable dynamisme. « Les recettes du marché cinématographique mondial, hors des États-Unis et du Canada, se trouvent en pleine expansion depuis cinq ans ; elles représentent 69 % du marché cinématographique mondial et elles ont augmenté de 30 % depuis 2007, atteignant environ 22,4 milliards de dollars en 2011 contre 16,6 milliards de dollars en 2007 » (Antonios Vlassis « Ouverture des marchés cinématographiques et remise en cause de la diversité des expressions culturelles »). Dans cette bataille des images, le marché qui s’envole et qu’il convient de conquérir est asiatique. Hollywood l’a bien compris, ce qui explique son flegme relatif face aux débats de Bruxelles sur l’exception culturelle. Rappelons que sur « le vieux marché » de l’Europe, en dépit d’une kyrielle de mécanismes protecteurs, l’industrie américaine domine avec 63 % des parts de marché en salles.
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