Giorgia Meloni et l’Europe edit
Giorgia Meloni présidera donc un gouvernement dominé par la droite radicale, le premier depuis 1945 en Europe de l’ouest. Confrontée à une situation économique, sociale et internationale des plus difficiles, la nouvelle coalition n’aura pas grand-chose à craindre d’une opposition divisée et en pleine crise d’identité. Les dangers viennent plutôt de son propre sein. Moins à cause de différends politiques, qui pourtant existent par exemple à propos de la Russie, que de la frustration et de la crise existentielle des deux partenaires que Giorgia Meloni a écrasés aux dernières élections, la Ligue de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi. La croissance incroyablement rapide de son propre parti Fratelli d’Italia passé de 4 à 26% en quatre ans, témoigne par ailleurs d’une extrême volatilité de l’électorat ; elle est une autre source de fragilité.
Les capitales occidentales et les institutions européennes sont naturellement préoccupées parce que le succès de Giorgia Meloni s’inscrit dans un phénomène européen plus large de montée en Europe de force populistes et souverainistes de droite. Il est donc compréhensible que certains voient dans la nouvelle Italie le « laboratoire politique du diable », comme ce fut le cas il y a un siècle. Il ne s’agit pas d’interférence indue. Les institutions de l’UE et les États membres sont tout à fait en droit de s’intéresser à la situation de la démocratie et de l’État de droit chez d’autres partenaires, comme cela a été fait pour la Pologne et la Hongrie ; c’est prévu dans le traité. En Italie et ailleurs, il y a incontestablement des signes et des personnes qui rappellent le fascisme, mais il s’agit pour le moment d’éléments marginaux. La crainte que le nouveau gouvernement italien puisse devenir le moteur d’une vague déferlante de la droite souverainiste en Europe est également pour le moins prématurée. Comme les familles malheureuses de Tolstoï, les populismes sont par définition différents les uns des autres. Dans le monde réel, chacun est nationaliste à sa manière. Si le front pro-européen peine à produire une idée cohérente de l’Europe, le front souverainiste n’est uni que par le rejet de l’Europe qui existe. Enfin, on sait qu’un parti ne se conduit pas de la même façon au gouvernement et dans l’opposition. Comparer l’Italie de Giorgia Meloni à la Pologne et à la Hongrie est une simplification qu’il vaut mieux éviter. Une certaine affinité idéologique mise à part, trop de choses les séparent : l’histoire, l’appartenance à l’euro, la position géographique, le niveau de développement.
Peut-être plus par chance que par dessein, madame Meloni a choisi de se placer en Europe aux côtés des Polonais dans le groupe des « conservateurs européens » et non des nationalistes pro-russes dominés par Matteo Salvini et Marine Le Pen. Ainsi, à Strasbourg, son camp fait partie de la « majorité Ursula » qui a donné son accord à l’élection d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission, puis de Roberta Metzola à la tête du Parlement, et n’est pas marginalisé dans le jeu parlementaire. Après tout, l’UE ne fonctionne pas comme une démocratie parlementaire normale avec des majorités et des minorités : c’est un terrain d’alliances variables, politiques mais surtout nationales, qui se forment en fonction des problèmes. Il est d’ailleurs assez normal qu’une force politique qui se trouve à l’opposition dans son propre pays, valorise les affinités politique et idéologique dans le contexte européen. À partir du moment où elle accède au gouvernement, ses interlocuteurs privilégiés deviennent les gouvernements, indépendamment de leurs couleurs politiques. Tout ceci aurait plus de poids s’il y avait une négociation sur l’avenir de l’UE, qui verrait se confronter des projets alternatifs fondés sur des valeurs opposés. Mais, quand bien même beaucoup considèrent qu’un tel débat est nécessaire et appellent à une réforme des traités, ce n’est pas le cas pour le moment. Les discussions sur les principes les plus élevés animent les résolutions du Parlement européen et des médias, parfois les discours des dirigeants, mais pas nécessairement la vie quotidienne de l’UE. Pour le moment, l’UE est encore une construction en évolution qui progresse d’une façon pragmatique en réagissant aux défis qu’elle rencontre.
L’inquiétude qui entoure le gouvernement Meloni en Italie comme en Europe n’est pas pour autant injustifiée, mais elle se fonde sur des paroles plutôt que sur des actes. En politique, les mots, ou plutôt leur utilisation rhétorique, comptent. Des expressions caractéristiques de la culture politique dont est issue Giorgia Meloni, telles que « respect de la souveraineté », « défendre enfin l’intérêt national », « Europe des nations » ont été prononcées, n’ont pas été démenties, et sont à la source de préoccupations visibles à Paris, Berlin, Bruxelles, mais aussi dans d’autres capitales européennes ainsi qu’à Washington. Il est difficile d’oublier que dans son programme figure l’affirmation de la suprématie du droit national sur le droit européen. Une position incompatible avec l’appartenance à l’UE.
Cependant, les alliés européens ont intérêt à engager un dialogue sérieux avec le nouveau gouvernement italien. Pour l’instant, personne ne peut prédire la politique européenne de Giorgia Meloni. Certaines de ses déclarations se situent dans la continuité avec Mario Draghi ; d’autres reflètent davantage la rhétorique traditionnelle. Il conviendra donc de juger madame Meloni sur ses actes et non sur ses paroles, surtout celles prononcées dans le passé lorsqu’elle était à la tête d’un parti très minoritaire. Pour la France, c’est le moment d’activer tous les mécanismes de consultation prévus par le Traité du Quirinal. Fermement, mais sans préjugé. L’entretien qui a eu lieu ce dimanche à Rome entre Giorgia Meloni et Emmanuel Macron a été un bon départ.
Considérer que la politique européenne d’un pays doit être guidée par l’ « intérêt national » est après tout assez banal, un peu comme monsieur Jourdain découvrant qu’il parlait en prose. Cela ne sert qu’à suggérer de manière polémique que « ceux d’avant » étaient des succubes des intérêts des autres. Mais le problème de Giorgia Meloni sera désormais d’identifier concrètement l’intérêt national, une opération qui n’est pas toujours évidente dans un contexte compliqué comme celui de l’Europe. Elle découvrira aussi que c’était déjà le cas de ceux qui l’ont précédée à Rome. Elle découvrira surtout que la particularité de l’UE est qu’en fin de compte, la poursuite de l’intérêt national doit toujours tenir compte de l’intérêt collectif. Ce qui comptera pour le rôle de l’Italie melonienne en Europe ne sera pas les déclarations de principe, mais la manière dont elle s’attaquera aux problèmes concrets, en commençant par les plus urgents et les plus importants.
Réforme des règles budgétaires et mise en œuvre du Plan national de relance et de résilience (PNRR). Il s’agit de deux questions interconnectées, qui sont fondamentales car elles conditionnent également la politique économique intérieure du prochain gouvernement. Confrontée à des tensions sociales croissantes, son principal problème sera de résister à la tentation populiste de pointer du doigt « l’égoïsme des partenaires européens » et « l’arrogance des bureaucrates bruxellois » et de comprendre qu’elle ne pourra pas poursuivre l’intérêt du grand pays le plus endetté de l’UE sans « plus d’Europe ». En faisant campagne avec prudence sur les comptes publics, madame Meloni a suggéré qu’elle avait saisi l’importance de l’enjeu. Quelle que soit la rhétorique qu’elle déploiera, il est peu probable que sa définition de l’« intérêt national » sur ces questions, et donc les objectifs qu’elle poursuit, s’écartent beaucoup de ceux des deux derniers gouvernements, quand elle-même était dans l’opposition. Cela crée d’ailleurs une contradiction, qu’il faudra bien résoudre, avec certaines promesses fiscales insensées énoncées lors de la campagne électorale. Les marchés peuvent être beaucoup plus impitoyables que les États, comme a dû l’apprendre à ses dépens Liz Truss en Grande-Bretagne. Dans la même logique d’intérêt national, l’Italie devrait également rester partisane d’un nouveau programme d’investissement européen, dont la conséquence nécessaire serait un partage accru, et non moindre, de la souveraineté. Pour l’instant, le principal danger est l’éternel problème italien du fonctionnement de la machine étatique ; dans le cas présent, de la mise en œuvre pratique du PNRR avec des délais et des contraintes à faire trembler les politiciens les plus expérimentés. Dans l’immédiat, et avant même d’aborder les problèmes mentionnés ci-dessus, il y aura les négociations européennes compliquées sur l’énergie, les prix du gaz et la transition climatique.
L’Ukraine et la Russie. Malgré les probables états d’âme de Salvini et Berlusconi qui vont miser sur le pacifisme d’une partie de l’opinion, Giorgia Meloni ne devrait pas avoir de mal à rester sur la ligne atlantiste qui est la sienne, même lorsqu’il s’agira d’envoyer des armes et de renforcer les sanctions. Cela lui permettra de maintenir de bonnes relations avec Washington. Néanmoins elle demandera, comme d’ailleurs tous les gouvernements italiens qui l’ont précédée, une plus grande attention de l’UE et de l’OTAN à la Méditerranée et à l’Afrique.
La mondialisation et le renforcement technologique de l’Europe. D’un certain point de vue, le redimensionnement de la mondialisation que nous connaissons tous lui facilite la vie. Toutefois, le protectionnisme et le nationalisme de la culture melonienne sont également susceptibles de se manifester à l’égard de l’UE. Cela risque de provoquer de nombreux conflits, à commencer par son hostilité à la vente de l’ancienne Alitalia à un concurrent européen (Air France ou Lufthansa), mais plus généralement sur la politique industrielle. Il faut espérer que Meloni ne tardera pas à assimiler le fait que l’intérêt national de l’Italie est celui d’une nation qui a depuis toujours une vocation exportatrice et dont l’industrie est fortement intégrée au reste de l’Europe, en particulier à l’Allemagne. Elle devrait aussi comprendre que les règles européennes de la concurrence profitent avant tout aux pays qui, comme l’Italie, ont une marge budgétaire réduite.
Les valeurs traditionnelles, l’État de droit et le problème polonais et hongrois. Ce sera une question difficile à traiter et il faut s’attendre à quelques étincelles. D’autre part, Bruxelles, Paris et Berlin sont conscients que les instruments dont dispose l’UE pour contrer les dérives illibérales de la politique intérieure des États membres rendent difficiles les interventions d’autorité. En outre, il est dans l’intérêt stratégique de tous de creuser le fossé que la guerre en Ukraine a créé entre la Pologne et la Hongrie. La question nécessite une patience stratégique. Elle sera donc bien inspirée de se limiter à quelques inévitables signe d’amitié à l’égard de la Pologne, tout en évitant de se mêler aux négociations entre la Commission et Varsovie. Ceci est encore plus vrai dans le cas de la Hongrie.
L’immigration. Sur cette question fondamentale, ni la droite ni la gauche ne semblent capables d’exprimer une politique crédible. Cela vaut pour l’Italie comme pour les autres pays européens. Meloni a déjà mis en sourdine l’idée néfaste du « blocus naval ». Au gouvernement, elle découvrira que personne en Europe n’est favorable à une immigration sans contrôles, mais elle devra faire face à la réalité d’une mer Méditerranée largement incontrôlable, où chaque tragédie risque de peser comme un rocher sur sa réputation de « mère chrétienne ». Elle découvrira bientôt que le slogan « l’Europe qui nous laisse seuls » est contredit par le fait que l’Italie accueille moins d’immigrants que presque tous ses voisins ; la répartition obligatoire des arrivées n’a guère de sens, sauf en présence de flux exceptionnels comme ceux que nous avons connus en 2015. Au contraire, l’Europe peut jouer un rôle important en renforçant le contrôle des frontières et en négociant des canaux d’immigration réguliers ou des accords de rapatriement avec les pays d’origine. Pour le reste, le défi de l’intégration des immigrés présents sur le territoire et qui, pour quelque raison que ce soit, ne peuvent être rapatriés, pèse sur les épaules des différents gouvernements ; une tâche à laquelle la droite italienne ne semble pas préparée.
Les considérations qui précèdent se fondent sur l’hypothèse que Giorgia Meloni soit capable de se débarrasser de sa rhétorique pour faire les comptes avec la réalité. C’est un des défis les plus difficiles à relever pour un dirigeant politique. Il faut le talent d’un Mitterrand. Sur ce point, le jugement sur Giorgia Meloni et son nouveau gouvernement est suspendu parce que sa rhétorique est ancrée dans le parcours politique d’une femme qui aime faire de sa cohérence le signe de sa personnalité. Ainsi, nous assistons à une certaine persistance de manifestations verbales de souverainisme, par exemple l’utilisation constante du mot « nation », ou le changement de nom de certains ministères. Le paradoxe pour une dirigeante qui a triomphé en se drapant dans le manteau de l’intérêt national est toutefois que son succès en Europe dépendra de sa capacité à comprendre que la poursuite de cet intérêt exige précisément l’abandon de la rhétorique souverainiste sur laquelle elle a bâti sa fortune. Pour commencer, si elle ne peut presque rien attendre de Varsovie et de Budapest, elle aura en revanche besoin de la France et de l’Espagne pour négocier les règles européennes, et de l’Allemagne avec laquelle l’Italie partage l’atlantisme et une vocation exportatrice. Ce que Mario Draghi lui a poliment rappelé dans l’un de ses derniers discours.
Pour l’instant, Giorgia Meloni doit compter avec les attentes et les craintes qu’elle a suscitées ; elle n’a aucune vraie expérience du gouvernement, et encore moins du fonctionnement de l’Europe réelle. Beaucoup dépendra de son équipe. De ce point de vue, la liste des ministres inspire des réactions partagées. Si la plupart partagent son manque d’exérience, certain des ministères clés, comme l’Économie, les Affaires Étrangères et la Défense sont dans des mains assez solides et rassurantes. Du fait de la force de ses règles et de l’interdépendance des économies, l’UE est devenue un lieu où tout défi aux principes fondamentaux du système comporte des coûts politiques et économiques très élevés. Giorgia Meloni aura tout intérêt à s’en rendre compte rapidement.
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