Bataille d’Idlib: que peut l’Europe? edit
La bataille d’Idlib se prépare. À vrai dire elle a déjà commencé : les troupes du régime Al-Assad se regroupent autour de cette région du nord-ouest de la Syrie, proche d’Alep ; les forces russes, basées non loin à Lattaquié et Hmeimim, ont lancé des frappes aériennes dès la semaine dernière ; la Turquie, frontalière, tente quant à elle de protéger les mouvements armés qui, dans la zone, avaient reçu son soutien pour contrer le Hayat al-Cham, fédération de mouvements armés sunnites dominée par les groupes issus d’Al-Qaida. Quant aux Etats-Unis, ils menacent l’armée syrienne de frappes en cas d’attaque chimique sur la zone d’Idlib.
Les principaux protagonistes de la guerre de Syrie sont à Idlib. Mais où est l’Europe ? Ni sur le terrain. Ni même à la table des négociations : lors du sommet de Tabriz, le 7 septembre dernier en Iran, Iraniens, Russes, Turcs et Syriens ont défendu leurs intérêts respectifs. Mais les Européens en étaient exclus, réduits au rôle de spectateurs essayant de conjurer la catastrophe humanitaire redoutée par l’ONU. Pourtant cette campagne est d’intérêt direct pour l’Europe : réfugiés, crimes de guerre ou encore solution politique et reconstruction du pays, toutes ces questions affecteront directement les Européens.
Dans cette crise majeure pour le Moyen-Orient et pour l’Europe, sommes-nous réduits aux rôles de pays d’accueil des réfugiés, de conscience morale appelant au respect des populations civiles et de bailleurs de fonds lorsque l’heure de la reconstruction sonnera ?
La bataille d’Idlib, cul de sac stratégique pour l’Europe
Bien souvent, la bataille d’Idlib est annoncée comme la « dernière » bataille de la guerre en Syrie. A proprement parler, elle sera la dernière grande opération militaire d’envergure pour que le régime Al-Assad rétablisse son contrôle sur la « Syrie utile ». A l’orée de cette confrontation, les positions en présence donnent une synthèse tragique du déroulement de la guerre.
Aujourd’hui, la zone d’Idlib rassemble ce qui reste des groupes armés opposés au régime Al-Assad après la reconquête du nord et de l’est du pays face à l’organisation Etat islamique et après les victoires militaires sanglantes contre les groupes sunnites à Alep cet hiver et dans la Ghouta orientale ce printemps. A l’heure actuelle aucun des opposants à Al-Assad ne peut être soutenu par les Européens. Bataille après bataille, les groupes nationalistes, démocratiques ou laïques ont été submergés par les groupes concurrents islamistes sunnites, qu’ils soient salafistes ou non. En effet, au fil de la guerre, à partir de 2014 ce sont les organisations islamistes qui remportent des succès sur le terrain face à l’armée syrienne, qui conquièrent une partie de l’opinion syrienne et qui s’imposent comme protagonistes majeurs. Les principales forces armées en présence sont regroupées sous la bannière du Hayat Tahrir al-Cham où les anciens membres d’Al-Qaida dominent.
D’alliance en scissions, et de luttes intestines en batailles rangées, les groupes hostiles à Al-Assad se sont progressivement résumés à des groupes que l’Europe ne peut plus soutenir ne serait-ce que parce qu’ils lui sont hostiles. La dynamique générale du conflit a réduit la ligne de front à des termes dans lesquels les Européens sont toujours perdants : d’un côté, les groupes sunnites, pour certaines salafistes et, de l’autre côté, les troupes du régime Al-Assad épaulées par l’Iran et la Russie.
Dans la bataille d’Idlib comme dans la Syrie, l’Europe ne compte plus que des ennemis ou des rivaux. Ses alliés ont disparu et ses soutiens ont été anéantis. C’est dire à quel point la donne stratégique s’est tournée contre les Européens en l’espace de sept ans !
Protéger les populations civiles : la cause perdue des Européens
La confrontation en germe à Idlib est également annoncée comme une « catastrophe humanitaire » par l’ONU et par les Etats-Unis. La région concentre aujourd’hui 3 millions de personnes. Il s’agit d’habitants de cette région riche de la Syrie mais aussi de déplacés issus des précédentes batailles. Les troupes combattantes sont estimées à quelques dizaines de millier de personnes. Les risques de victimes parmi les non combattants sont d’autant plus élevés que les crimes de guerre se sont multipliés depuis 2011.
Après la bataille d’Alep et après les combats dans la Ghouta orientale, les Européens sont contraints de constater que leurs efforts pour protéger les populations civiles produisent peu de résultats. Les bombardements de bases militaires syriennes après l’utilisation de gaz contre les populations civiles en Ghouta orientale par exemple n’ont ni réduit les capacités militaires des forces syriennes ni introduit de dissensions entre les membres de la coalition favorables au régime Al-Assad.
Aujourd’hui, la voix des Européens n’est plus écoutée. Paradoxalement, elle est même discréditée par la presse et les autorités russes. Depuis la mi-août, elles ont préparé l’opinion mondiale en présentant les attaques chimiques ou les massacres de populations civiles à Idlib comme des « manipulations » destinées à justifier des représailles militaires occidentales.
Avant même que les combats ne prennent toute leur ampleur, les Européens ont perdu la batailles des représentations. Les principaux protagonistes de la bataille ont déjà diffusé leur propre version du conflit : pour les Syriens et leurs alliés russes, il s’agit d’une opération anti-terroriste exemplaire ; pour les groupes combattants à Idlib, il s’agit d’une conjuration des ennemis de l’islam sunnite. Face à ces visions manichéennes, l’Europe ne peut proposer de lecture de la crise syrienne et de son issue.
Faute de poids militaire, faute de relais sur place et faute de récit clair sur la crise syrienne, dans le déroulement des opérations militaires, l’Europe est cantonnée au rôle indispensable mais inaudible d’avocate du droit humanitaire international. À Idlib comme en Syrie, les Européens ne semblent plus être que les hérauts de causes perdues.
Après Idlib : une Syrie sans les Européens ?
Le repli européen risque même de s’amplifier après la bataille d’Idlib. À court terme, la victoire prévisible de la coalition favorable à Al-Assad provoquera à n’en pas douter un nouvel afflux de réfugiés vers une Turquie saturée et donc vers l’Europe. Celle-ci subira les conséquences des combats faute de pouvoir peser sur leur déroulement. À plus long terme, la victoire politique du régime Al-Assad sur le terrain contraindront les Européens d’abord à la passivité puis, face à l’évidence de la force, à un revirement.
Selon toute vraisemblance, à l’issue de la guerre l’Europe se verra forcée d'endosser le mauvais rôle de la puissance qui a refusé de participer à une campagne anti-terroriste menée par la Russie ; elle aura également le rôle ingrat de la puissance démocratique contrainte de se renier pour tenir compte de la victoire militaire du régime Al-Assad. Et, ultimement, les Européens seront vraisemblablement mis à contribution pour la reconstruction de la Syrie dans la mesure où les crédits russes sont indisponibles.
Le repli politique doit-il nécessairement se transformer en revers stratégique et même en déroute économique pour les Européens ? Ce serait oublier un peu vite les atouts des Européens pour renverser la donne. Ceux-ci ont même des marges d’action importantes pour peu qu’eils ne se résignent pas à subir.
Le temps du renoncement ou le moment de l’action
L’Union européenne peut aujourd’hui se ménager une position de force face à la Turquie : aujourd’hui en proie à une dérive autoritaire interne, à une marginalisation dans l’OTAN et à une crise économique, le pays a besoin de soutiens extérieurs. C’est pour cela qu’il s’est tourné vers la Russie. Aujourd’hui, l’UE doit exploiter cette conjoncture et exiger de la Turquie le respect de ses obligations d’accueil des réfugiés en échange d’un soutien financier.
Vis-à-vis de la Russie, l’UE a tendance à oublier qu’elle dispose de leviers d’action importants, à commencer par les sanctions : pour la reconstruction du pays, les entreprises et les finances publiques russes ne seront pas à la hauteur des défis. Comme les Européens savent d’ores et déjà qu’ils seront mis à contribution, ils peuvent exiger d’être inclus dans le processus de négociation politique dit d’Astana. Victimes du terrorisme au moins autant que les Russes, contributeurs avérés à l’aide humanitaire et directement affectés par la question des réfugiés, les Européens sont fondés à réclamer instamment d’être partie à l’élaboration de la solution politique.
Cela suppose il est vrai une concession considérable au regard des principes européens : reconnaître la victoire du régime Al-Assad au prix de crimes de guerre avérés. Les relations internationales sont cruelles : il faudra composer avec le vainqueur. Mais cela n’empêche pas de fixer un prix diplomatique important à cette concession. Au lieu d’intérioriser par avance avec contrition un reniement sur le maintien d’Al-Assad, pourquoi ne pas exiger dès aujourd’hui des contreparties élevées à la reconnaissance de sa victoire ? Par exemple une limitation de la présence iranienne sur le territoire syrien, l’élaboration de zones sous protection internationale à la frontière turque, etc.
À l’orée de la bataille d’Idlib, les Européens ont le choix quoi qu’ils en pensent. Soit ils se contentent de constater leur éviction de la zone, de réaliser des frappes symboliques et d’effectuer des rappels au droit international. Soit ils assument pleinement leur rôle essentiel dans la recomposition de la région et réclament leur dû : une place centrale dans l’élaboration des solutions politiques pour l’après Idlib. La bataille d’Idlib sera décisive pour nous aussi !
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