Espagne: une crise certes, mais quelques bons signaux edit
Dans un article publié il y a quelques jours sur Telos, Benoît Pellistrandi voit la jeune démocratie espagnole (45 ans le 6 décembre) menacée de partir à la dérive après les législatives du 23 juillet qui, comme en 2016 et 2019, n’ont pas permis à ce jour de réunir une majorité claire, ni de former un gouvernement stable et opérationnel. Comme alors, la répétition électorale menace, sans garantie qu’elle apporte la clarification désirée. Le blocage semble s’incruster, et le climat de tension entre les partis est exécrable, tandis que ceux-ci donnent aux citoyens l’impression d’être incapables de s’atteler aux vraies priorités.
En particulier, les votes des 27 et 29 septembre aux Cortes ont scellé l’échec de Feijóo, dont la coalition droite et extrême droite a plafonné à 172 voix (majorité à 176), tandis que l’actuelle coalition dirigée par son adversaire P. Sanchez ne réunirait au mieux que 171 voix, elles aussi insuffisantes pour une investiture. Ce qui donne aux 7 sièges de Junts, le parti indépendantiste catalan de Carles Puigdemont, une position incontournable, bien que l’alliance avec ce parti reste très problématique. La présentation qu’en a faite Benoît Pellistrandi est incontestable. Il ne s’agit pas ici de minimiser la complexité de la situation, ni d’en nier les difficultés ou même les risques sérieux. On peut toutefois considérer que son analyse ressort d’une vision pessimiste, voire alarmiste, et qu’une autre lecture est possible.
Il est vrai qu’après le référendum illégal de 2017, le PSOE n’avait pas hésité à joindre ses voix à celle du PP pour suspendre les institutions de la Catalogne (art. 155 de la Constitution) parce que l’unité du pays était en jeu. Par nécessité, on est aujourd’hui à la recherche d’un compromis, mais à partir de positions initiales opposées. D’une part, une dynamique de rupture avec l’Etat espagnol, où toute étape se veut un pas vers une indépendance jamais reniée (quoique chimérique), et d’autre part la préservation toujours réaffirmée du cadre de la Constitution, limite indépassable de toute négociation. On peut difficilement imaginer situation plus inextricable.
Pourtant, je ne crois pas que Junts dispose réellement d’une position de force telle qu’elle lui permette d’imposer ses exigences. Observons tout d’abord que la situation reste fluide, on continue à se donner des gages de bonne volonté, tant avec Junts qu’avec ERC, l’autre parti indépendantiste. Il y avait eu par exemple l’élection sans problème de la socialiste Armengol à la présidence du bureau de l’Assemblée, puis la possibilité nouvelle d’utiliser dans cette même Assemblée les langues régionales co-officielles (catalan, basque, galicien). De bons signaux. Les revendications des indépendantistes, maintes fois affichées, tournent autour d’un référendum d’autodétermination ainsi que d’une amnistie pour les milliers de personnes judiciairement imputées. Le PSOE a réaffirmé que pour lui, il ne saurait être question du référendum. Or le 1er octobre, 6ème anniversaire du référendum illégal, es leaders tant de Junts que d’ERC ont soigneusement évité d’en parler. Encore un bon signal. Il est vrai que juste avant, à l’initiative de ces deux partis, le parlement de Catalogne avait voté une résolution (non contraignante) pour rappeler cette exigence du référendum. On ne saurait mieux illustrer la complexité de cette négociation, sur laquelle les surenchères entre ces deux partis pèsent comme une menace. Par ailleurs Junqueras, leader d’ERC, a expliqué que la question du référendum n’était pas forcément pour tout de suite. Ensuite, on a déjà commencé à réfléchir à une loi d’amnistie dont la constitutionnalité devra être assurée. Ce qui n’est d’ailleurs pas simple, car il ne faut pas permettre une interprétation selon laquelle, en effaçant les délits de 2017, on dirait du même coup qu’il n’y a jamais eu de délit, et dès lors que c’était l’ordre constitutionnel qui était en tort. Au moment opportun, une clarification s’imposera de la part de P. Sanchez, car le PP et Vox, à qui il n’a pas échappé que l’amnistie hérissait une forte majorité d’Espagnols, ont justement choisi ce thème comme angle d’attaque, et se préparent à le faire durement. Il faut pouvoir expliquer qu’il s’agit seulement de tourner la page pour repartir sur de bonnes bases, et qu’il est entendu que les indépendantistes, à qui on ne demande pas d’abandonner leurs rêves, renoncent au moins implicitement à la voie unilatérale. C’est le maximum de ce que peut faire Sanchez, et c’est déjà un pari risqué, mais indispensable pour sortir du blocage. Si les indépendantistes ne peuvent accepter ces conditions, aucun accord n’est possible, et il y aura donc de nouvelles élections.
Or, ils n’y ont pas intérêt. Depuis leur climax de 2017-19, qui même alors n’était pas majoritaire dans la région, la société catalane a continué à évoluer. La rupture de la convivialité dans l’espace public, qui traversait jusqu’aux familles, a été une souffrance que personne ne souhaite revivre. L’indépendance s’est révélée un songe creux, une impasse, même si ses tenants l’admettent plus volontiers en privé qu’en public. Comme les autres Espagnols et les autres Européens, les Catalans sont confrontés à des problèmes de niveau de vie, de santé publique, de transport, etc., auxquels ils jugent important que leurs responsables s’attèlent. Les milieux économiques sont particulièrement préoccupés par le déclin relatif de la région, jadis locomotive de l’Espagne, et poussent en sous-main au compromis. L’indépendance n’est plus au cœur des préoccupations de la plupart des gens, et la confrontation systématique avec « l’Etat espagnol » est jugée d’autant plus stérile que, depuis quatre ans, le gouvernement mène une politique de détente qui semble porter ses fruits. Ainsi, loin d’affaiblir l’Etat espagnol comme le prétend la droite, la mesure sur les langues co-officielles le renforce, en ce qu’elle montre enfin le visage d’un Etat capable de prendre en compte toute la diversité du pays comme une richesse, non comme une menace, et coupant ainsi l’herbe sous le pied aux velléités sécessionnistes. Cette évolution trouve sa traduction électorale par le déclin des partis indépendantistes, qui n’ont remporté chacun que 7 sièges le 23 juillet (- 6 dans le cas d’ERC, -1 dans le cas de Junts), là où le PSC (Socialistes catalans) triomphait avec 19. Si, comme l’a imprudemment réclamé Junts, on avançait à aujourd’hui les élections régionales normalement prévues pour dans deux ans, les indépendantistes pourraient même perdre la Généralité au profit d’une coalition PSC.- En Comu Podem (Podemos catalan), et perdre ainsi de l’influence dans leur propre région. Il y a plus. Il est plus avantageux pour eux de conserver tout au long de la législature le rapport de force actuel qui les rend indispensables, plutôt que de risquer d’être marginalisés lors de nouvelles élections, dont ils auraient à porter la désagréable responsabilité. Sanchez dispose donc de bons atouts dans sa manche pour ne pas se laisser forcer la main.
C’est le moment de s’arrêter sur la personnalité de ce dirigeant, l’un des éléments-clé de l’équation politique espagnole. On se souvient qu’en guise de programme, Feijóo avait fait de "chasser Sanchez" l’axe de sa campagne pour le 23 juillet. Or, contrairement à tant de ses pairs qui suivent frileusement ce qu’ils croient être l’opinion majoritaire, Sanchez a montré à de nombreuses reprises qu’il était capable de prendre des risques s’il le considère juste et nécessaire. Ainsi par exemple des grâces aux leaders indépendantistes emprisonnés, où il était très à contre-courant, mais a fini par s’imposer, ou encore de sa décision d’avancer au 23 juillet des législatives prévues pour la fin de l’année, au lendemain de sa défaite du 28 mai. Autre pari gagné. Cette capacité de trancher, puis ensuite de remporter ses paris (jusqu’ici), est le signe d’un véritable leader, elle lui donne de la force, inspire la confiance et le respect. Il modèle les événements, et parvient à montrer que, oui, il y a un chemin. Paradoxalement, la guerre hargneuse que lui mènent le PP et Vox a plutôt tendance à resserrer autour de lui sa coalition (et son parti), et à inciter celle-ci à effectuer les nécessaires concessions.
Pour terminer, je voudrais évoquer un point mentionné à juste titre par Benoît Pellistrandi, la dette de la Catalogne à l’égard de l’Etat espagnol. L’évaluation qu’en donne Puigdemont est fantaisiste, mais enfin le problème existe, et rappelle que la question du financement des régions est toujours non résolue. Il avait été prévu qu’elle soit remise à plat en 2014, mais rien n’a été fait, ni aucune proposition n’a été mise sur la table depuis lors. Probablement que personne ne sait comment l’aborder, et que tout le monde craint que cela tourne au pugilat généralisé. Mais aujourd’hui, il n’est plus possible de différer, il va falloir s’y atteler. Dès lors, un affrontement de la Catalogne avec « Madrid » lui fermerait des portes et la laisserait sérieusement appauvrie et handicapée dans ses moyens d’action. Pour répondre aux attentes de citoyens qui veulent du pragmatisme et des résultats, une attitude coopérative est certainement préférable, sachant qu’il y a un espace pour la négociation. Celle ci pourrait d’ailleurs difficilement être bilatérale, il faudra trouver une formule qui mette d’accord l’Etat et les régions. Une difficulté certes considérable, une affaire qui nécessitera temps et créativité mais qui, si l’occasion n’en était pas perdue, pourrait justement servir à consolider les bases de la démocratie espagnole. Et le taux élevé de la participation le 23 juillet, en pleine pause estivale, montre que même si les Espagnols sont parfois irrités par leurs politiciens, il n’y a pas pour autant de désaffection pour la chose publique.
J’aimerais conclure sans irénisme ni aveuglement que je vois donc au moins autant de raisons d’espérer que de douter, si ce n’est plus. C’est aux Espagnols de saisir cette opportunité de prendre en main leur destin. Ils en ont les moyens.
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