Face à la guerre en Ukraine, le Triangle de Weimar renaît de ses cendres edit
L’invasion russe de l’Ukraine constitue la plus grande césure de l’histoire de l’après-Guerre froide. Elle dépasse de loin le choc des attentats du 11 septembre. L’agression russe modifiera en profondeur l’architecture de sécurité européenne et aura un très lourd impact sur les politiques de défense et de sécurité de pays membres de l’OTAN. Elle changera également l’équilibre entre l’Allemagne, de la France et de la Pologne. Cette dernière se verra pleinement confirmée dans son attitude de méfiance vis-à-vis de Moscou qu’elle observe depuis la fin de l’URSS et qu’elle partage avec ses voisins baltes. La France ne pourra que constater l’échec de sa politique d’ouverture envers la Russie et les résistances auxquelles se heurte son engagement dans le Sahel pourraient se traduire par un redéploiement partiel de ses forces militaires en Europe centrale, une tendance qui se traduit déjà par un engagement renforcé en Roumanie. L’Allemagne enfin voit tous les principes de sa politique étrangère post-Guerre froide remis en question. L’ordre européen qu’elle voulait contribuer à bâtir sur les principes du libre-échange, du multilatéralisme et de l’interdépendance entre l’UE et la Russie a vécu. Pendant longtemps entourée de pays qu’elle croyait sûrs, elle s’est permis des réviser à la baisse ses dépenses militaires pendant trois décennies. Elle doit désormais revoir en profondeur les postulats de sa politique de défense et revoir à la hausse ses dépenses militaires. Dans un contexte d’enchérissement conséquent de ses approvisionnements énergétiques (Berlin a suspendu la mise en route de Nord Stream 2).
Un héritage en demi-teinte
Sur cette base et face à un président russe qui estime que les frontières de la Russie éternelle doivent être identiques à celles de la défunte URSS, la renaissance du « Triangle de Weimar » semble s’imposer. Rappelons que ce dernier a été créé il y a trente ans par l’Allemagne, la France et la Pologne avec l’ambition de contribuer à surmonter la division de l’Europe et de rapprocher les États d’Europe centrale et orientale à la fois de l’UE et de l’OTAN. Cet objectif a été atteint en plusieurs étapes, pour l’essentiel entre 1999 et 2009. Ce qui n’a pas manqué ensuite de poser la question de la raison d’être du « Triangle de Weimar ». Ce dernier a toutefois souffert des rapports asymétriques entre les trois pays, la Pologne ne pouvant évidemment pas se mesurer à la France et à l’Allemagne quant au niveau de vie ou du PIB, sans parler de son rayonnement extérieur. Les relations entre les trois pays souffrent encore de bien d’autres facteurs. La relation franco-polonaise est handicapée par le peu d’investissement (et d’intérêt) politique et économique de la France dans la région. S’y ajoutent le scepticisme que la France a maintes fois manifesté face au bien-fondé de l’élargissement à l’Est de l’UE et face au transatlantisme des Polonais, jugé excessif par Paris. Sans oublier la primauté que la France a accordée aux enjeux de sécurité du Sud par rapport à ceux de l’Est. La relation germano-polonaise est quant à elle pour l’essentiel marquée par l’asymétrie de la puissance économique entre les deux pays, mais aussi, voire surtout, par le souvenir de Seconde Guerre mondiale. Pendant les six années de la terreur allemande, entre 1939 et 1945, la Pologne a perdu près de six millions de citoyens, dont la moitié furent des citoyens juifs. Les Nazis avaient détruit l’élite polonaise et destiné le pays et son peuple à l’esclavage et à une extermination progressive. Plus de 700 villages polonais ont été victimes de massacres collectifs allemands. Aujourd’hui encore, cette mémoire est profondément enracinée dans la conscience collective polonaise. Jaroslaw Kaczynski a grandi à Varsovie, dans les ruines de la capitale polonaise, qui a été presque entièrement rasée en 1944. La Wehrmacht et les SS ont à ce moment assassiné des centaines de milliers de personnes. Du point de vue intérieur polonais, le nationalisme militant du gouvernement PiS est une conséquence de cette expérience collective de mort imminente.
Le caractère autoritaire de son système politique, sa tendance à placer le pouvoir au-dessus de la liberté, découle de la conviction que seul un État dirigé de manière stricte et rigoureuse peut s’affirmer dans un monde plein de dangers existentiels. Le partage des pouvoirs n’y a pas sa place. D’où les dérives du gouvernement polonais qui, vu de l’extérieur, apparaissent comme l’expression d’un nationalisme d’un autre âge. Ce qui place l’Allemagne et la France, sinon toute l’UE, devant un vrai dilemme. D’une part, un pays dont le gouvernement sape l’autorité de la loi et le principe de la séparation des pouvoirs, remet en question la primauté du droit européen et s’empare du contrôle des médias publics ne devrait pas pouvoir rester membre de l’UE. D’autre part, l’idée que la Pologne puisse à nouveau se retrouver dans une zone grise, dépourvue de la protection d’alliances fiables, entre l’Allemagne, la Biélorussie de Lukaschenko et l’État russe en quête d’expansion, est une perspective cauchemardesque. La crise migratoire à la frontière polono-biélorusse a amplement démontré ce dilemme, puisque l’UE, obligée qu’elle fut de se montrer solidaire de Varsovie, n’a pas pu dénoncer, ni empêcher la mise à l’écart de Frontex, ni surtout les actions illégales de push-back de réfugiés menées par les forces douanières polonaises.
Un avenir commun dicté par l’urgence
Si, pour toutes ces raisons, le « Triangle de Weimar » ne s’est jamais affirmé en tant que force politique sur la scène européenne, il semble aujourd’hui renaître de ses cendres. Le 8 février à Berlin, lors d’une conférence de presse venant conclure deux jours d’intenses débats avec les présidents russe et ukrainien, le chancelier allemand et les présidents français et polonais « ont souligné leur unité » face à la Russie, qui subirait des « conséquences de grande envergure » si elle attaquait l’Ukraine. L’unité franco-germano-polonaise face à la Russie est suffisamment rare pour être soulignée. Mais surtout, elle va loin cette fois-ci. Berlin, Paris et Varsovie sont tombés d’accord pour estimer qu’en cas d’invasion russe de l’Ukraine, l’Acte fondateur de Russie - OTAN de 1997 ne s’appliquerait plus. S’ils n’ont pas rendu public leur accord, Scholz souligne qu’une agression n’aurait pas seulement des conséquences économiques, mais « certainement aussi géostratégiques ». Cet accord est confirmé à l’OTAN, où on considère qu’une invasion russe en Ukraine ébranlerait si fondamentalement l’architecture de sécurité européenne que l’Acte fondateur ne serait plus applicable. Cela fait partie des « messages forts » transmis à Moscou ces derniers jours. Un abandon de l’Acte fondateur – qui avait stipulé que l’OTAN n’a « ni l’intention, ni le projet, ni la raison d’établir des dépôts d’armes nucléaires sur le territoire de ces États membres » - aurait des répercussions sur la doctrine nucléaire de l’OTAN. Des armements nucléaires américains pourraient dorénavant être installés à l’Est, perspective esquissée par Jens Stoltenberg en novembre 2021 déjà. Rappelons aussi que l’Acte fondateur avait pour but d’amortir l’élargissement à l’Est, l’Alliance s’étant engagée à ne pas déployer sur une base permanente des forces de combat substantielles à l’Est. L’OTAN s’est sentie liée par cette règle, même après l’annexion de la Crimée, ce qui a notamment été une préoccupation de l’Allemagne et de la France, tandis que la Pologne a insisté pour qu’elle soit modifiée. C’est la raison pour laquelle seules des forces au nombre inférieur à une brigade ont été déployées jusqu’à présent dans les trois Etats baltes et en Pologne. Et sur une base rotative. Tout ceci appartient désormais au passé. Et les trois pays partenaires du « Triangle de Weimar », en dépit de tout ce qui les sépare, semblent s’accorder sur cette révision lourde de conséquences. Cette unité de vue est aussi la traduction de l’unité occidentale face à Moscou. Reste toutefois à savoir si Paris et Berlin peuvent et doivent faire confiance à la Pologne de Kaczynski dans un domaine aussi sensible que la sécurité en Europe et alors que les relations entre Bruxelles et Varsovie ne cessent de se dégrader.
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