Aux directeurs de conscience de la gauche edit
Dans Le Monde du 18 janvier, l’éditorialiste conclut ainsi son texte : « C’est dans la diversité et la confrontation que les gauches françaises ont toujours progressé. » Ce qui est énoncé comme une vérité demande cependant à être réexaminé à la lumière de l’histoire. Cette affirmation semble se fonder sur l’idée que si la gauche a toujours été divisée, cette division lui a été en réalité bénéfique puisqu’elle a permis à ses deux branches principales de progresser de conserve. Comme si leur éternelle confrontation s’était opérée dans une sorte de complémentarité sans laquelle, laissées chacune à elle-même, elles n’auraient pu arriver à maturité. Comme si l’une ne pouvait avoir raison contre l’autre, chacune portant une part de la vérité de « la » gauche. Comme si finalement leur destin était de vivre toujours séparées mais toujours ensemble. Mais que signifie ici « ont toujours progressé » ? S’agit-il d’une progression simultanée des suffrages obtenus aux élections ? d’un rapprochement des idées ? de l’élaboration d’un projet commun, de l’exercice réussi d’un pouvoir partagé ?
Cette idée de la complémentarité des deux partis avait été exprimée jadis, à sa manière, par le socialiste Jean-Pierre Chevènement : « La loi, écrivait-il en 1977, n’a pas fini de jouer, qui veut que plus un parti socialiste est social-démocrate, plus il rend stalinien son parti communiste, tandis qu’inversement plus stalinien est le parti communiste plus il renforce la social-démocratie chez les socialistes [1]». « Sans le Parti socialiste, ajoutait-il, le Parti communiste est impuissant ; sans le Parti communiste, le Parti socialiste est infidèle. » Dans la vision de Jean-Pierre Chevènement, le but était d’opérer, grâce à la pression que chacun exercerait sur l’autre, un rapprochement qui pourrait déboucher sur une réunification. Le stalinisme et la social-démocratie étaient deux maux symétriques, encore que le risque que le stalinisme faisait courir au PCF n’était selon lui que l’impuissance tandis que celui que la social-démocratie faisait courir au PS était de nature morale : l’infidélité. De même l’éditorialiste du Monde, après avoir donné quitus au Parti socialiste pour sa non-censure du 16 janvier dernier, le met cependant en garde : « Pour réussir le pari de l’émancipation sans endosser le rôle du traître, le PS va devoir prouver aux écologistes et aux communistes qu’il n’a pas fracturé l’union de la gauche. » Le traitre en puissance au sein de la gauche ne peut être ainsi que le PS. La charge de la preuve lui incombe toujours. Ni le PCF, ni LFI ni les écologistes n’ont jamais trahi. Mais trahi qui et trahi quoi ?
Des progrès électoraux simultanés?
Jusqu’en 2012, les progrès de l’un des deux partis ont toujours été obtenus au détriment de l’autre (tableau). Entre 1924 et 1956, ceux du PCF l’ont été au détriment de la SFIO. Après le congrès d’Épinay, le mouvement inverse s’est opéré, le PS devenant un grand parti électoral tandis que le PCF déclinait jusqu’à se marginaliser avant de se fondre dans le Front de gauche. En 2017, le PS s’est effondré tandis que la nouvelle extrême-gauche mélenchoniste devenait la composante principale de « la » gauche. Enfin, en 2022 et 2024, les gauches, unies dès le premier tour, obtenaient les résultats les plus faibles depuis un siècle.
Scores socialistes et communistes aux élections législatives, 1924-2007 et situation électorale depuis 2012
Certes, le plus souvent, la tactique de la « discipline républicaine », appliquée déjà par les « républicains », a permis aux deux gauches, aux élections législatives utilisant le mode de scrutin majoritaire à deux tours, de faire élire un nombre important de députés et même au PS d’exercer le pouvoir à cinq reprises : en 1936, 1981, 1988, 1997 et 2012. Notons cependant que le PCF n’a pas participé au gouvernement en 1936 et qu’en 1981 ce fut sa lourde défaite électorale qui le poussa à participer, ce qu’il ne souhaitait pas. Dès 1984 il cessa sa participation. Il n’a plus participé ensuite qu’entre 1997 et 2002. Les deux partis ont été des adversaires de 1920 à 1934, de 1937 à 1941, de 1947 à 1962 et de 1977 à 1981. À partir de 1988, le PCF n’eut plus les moyens de disputer le leadership de la gauche au Parti socialiste et, à partir de 2017, c’est le Parti socialiste qui n’eut plus les moyens de s’opposer à LFI.
Entre 1924 et 2024, socialistes et communistes n’auront donc gouverné ensemble que de 1944 à 1946, au sein du gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle, puis à peine une année, en 1947, dans le gouvernement du socialiste Paul Ramadier, trois années dans celui de Pierre Mauroy et enfin cinq années dans celui de Lionel Jospin, soit onze années au total sur un siècle. En 1969, la SFIO, à bout de souffle, a laissé la place au Nouveau Parti Socialiste et celui-ci, deux ans plus tard, au PS d’Épinay. Sous la Cinquième République, le PS n’a jamais gagné deux élections législatives consécutives. Depuis 2017, c’est sa survie même qui est en jeu. Quant au parti communiste, il n’est plus qu’un parti marginal. Reste LFI qui, en s’isolant, a perdu toute chance de participer un jour à un gouvernement. Aujourd’hui, LFI et le PS sont au bord de la rupture. Dans ces conditions, peut-on vraiment penser que la confrontation permanente des deux gauches leur a permis de « progresser » ensemble ? N’a-t-elle pas au contraire empêché la formation d’un grand parti réformiste, comme le sont de nombreux partis sociaux-démocrates, capable d’être sur la longue période un véritable parti de gouvernement ?
Impossible réunification, union sans avenir
Au Congrès de Tours, en décembre 1920, alors que les deux tiers des délégués de la SFIO venaient de voter la création du Parti communiste français et son adhésion à la troisième internationale (léniniste), Léon Blum, décidé à maintenir la SFIO, déclara dans la péroraison de son discours : « Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes ; malgré tout, restons des frères qu’aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu’un foyer commun pourra encore réunir. » Malgré leurs désaccords avec les bolchéviques, qui iront grandissant avec la stalinisation du nouveau parti, Blum et ses camarades formaient l’espoir, qui ne sera jamais partagé par le PCF autrement que selon ses conditions, et pas davantage aujourd’hui par LFI, de voir un jour la réunification des deux partis. Si cet espoir s’effaça peu à peu, en revanche, la mystique de l’union est demeurée bien vivante chez les socialistes français malgré les permanents désaccords de fond entre les deux partis. Pourquoi ?
L’identité originelle de la SFIO s’est construite autour de l’idée d’unité. Ce parti s’est constitué en 1905 par la réunion de divers courants du socialisme. Puisqu’il n’y avait qu’une classe ouvrière, il ne devait y avoir qu’un seul parti ouvrier. Ce parti, marxiste, devait préparer la révolution. Toute crise interne risquait de détruire une organisation fragile. Jaurès imposa donc l’unité comme un devoir absolu et se l’imposa d’abord à lui-même. Cette vision orienta l’attitude de la SFIO maintenue à l’égard du nouveau parti communiste, parti ouvrier révolutionnaire marxiste comme elle. Un jour, il serait possible « d’effacer Tours ». Cette attitude ne pouvait que perdurer, malgré la volonté du mouvement communiste international de liquider la social-démocratie, puisque le PCF se développait électoralement et devenait un grand parti ouvrier, ce que la SFIO n’était pas. Renoncer au mythe de l’union avec le parti communiste, comme le fit d’emblée le SPD allemand, n’était possible pour elle qu’en reniant ses origines marxistes révolutionnaires, décision d’autant plus difficile à prendre que, depuis sa création, c’était la tendance la plus orthodoxe du parti, dirigée par Jules Guesde, qui était dominante idéologiquement, une tendance qui tenait en suspicion l’activité parlementaire et refusait la participation gouvernementale.
Ce ne fut pourtant pas, comme le pensait Jean-Pierre Chevènement, le Parti communiste qui empêcha le Parti socialiste de devenir social-démocrate dans l’acception moderne de ce qualificatif, c’est-à-dire résolument réformiste et donnant la priorité à l’exercice du pouvoir. Ce fut sa propre identité. Vouloir l’union, c’était se protéger contre le risque de devenir un simple parti social-démocrate et contre la tentation de réviser sa doctrine, comme l’avait fait le SPD en 1959, c’est-à-dire d’assumer le fait qu’il était en réalité un parti réformiste. Ce ne fut pas l’attirance vers le Parti communiste qui alimenta de manière permanente la mystique de l’union mais le remords du pouvoir et la crainte de l’accusation de la trahison dont les communistes savaient parfaitement jouer, comme plus tard Jean-Luc Mélenchon.
La faille principale dans la pensée socialiste est d’avoir toujours recherché la preuve de sa légitimité non pas dans sa propre action mais dans le regard de l’autre, c’est-à-dire de l’extrême-gauche. C’est cette faille qui a provoqué en dernière analyse la fin de la SFIO et qui risque fort de provoquer celle du parti d’Épinay. C’est pourquoi, après chaque période d’exercice du pouvoir, le Parti socialiste a éprouvé le besoin de condamner son action réformiste et d’appeler à l’adoption d’un programme de rupture. François Mitterrand a réussi un temps à rendre moins impérieux ce devoir de contrition collective et à faire du PS un parti de gouvernement. Le quinquennat de François Hollande a montré qu’il ne s’agissait là que d’une rémission. La crise actuelle entre les deux gauches débouchera-t-elle enfin sur une déclaration d’indépendance du PS ? Sa décision de ne pas censurer le gouvernement le 16 janvier est de bon augure de ce point de vue. Mais demain ?
[1] Jean-Pierre Chevènement, Les socialistes, les communistes et les autres, Paris, Aubier-Montaigne, 1977.
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